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Dostoïevski : révélateur des profondeurs de l’âme humaine

Il y a juste 190 ans, à Moscou, naissait un des auteurs probablement les plus lus, étudiés, critiqués, encensés de notre époque : Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski.

Il a inspiré des générations d’écrivains depuis Proust jusqu’à Bernanos, de poètes, de philosophes comme Kierkegaard ou Nietzsche, athées ou chrétiens, anarchistes révolutionnaires ou moines. Déjà dans un 19e siècle où la Russie se cherche entre l’ouverture à l’occident et son humanisme athée, et la conservation de la tradition et de la foi orthodoxe, il a été tour à tour raillé et adulé tant par les occidentalistes que par les slavophiles.


Dostoïevski (1872)

Que connaît-on de sa vie ? Des succès retentissants qui ponctuent de longues périodes de doute, de maladie, de silence, d’exil… En 1846, à la sortie des Pauvres gens, les milieux littéraires pétersbourgeois en faisait le nouveau Gogol. Pourtant il faut attendre plus de vingt ans pour qu’il publie ses autres grands ouvrages : Crime et châtiment, L’Idiot, Les possédés et finalement Les frères Karamazov peu de temps avant sa mort en 1881. Et entre temps ? La mort de son père tué par ses serfs lassés de la cruauté de leur maître, la maladie, l’épilepsie qui l’accompagne toute sa vie, la peine de mort pour avoir participé à un groupe socialiste, commuée en exil en Sibérie au pied de l’échafaud, la Sibérie pendant quatre ans, l’errance entre la Russie et l’Europe, le jeu, les dettes, la pauvreté…

Dans ses livres nous voyons des personnages qui se déchirent et se cherchent, avides de trouver le bonheur, la justice, la liberté, la communion. Incapables et avides. « On m’appelle psychologue, disait-il, mais ce n’est pas vrai, je suis un réaliste au sens le plus vrai du mot, c’est-à-dire que je montre les profondeurs de l’âme humaine. » Les profondeurs de l’âme humaine habitée par ce combat entre le mal, la souffrance, celle que les autres infligent, celle que j’inflige, et plus inacceptable, celle des innocents, et un élan de tout mon être vers le bonheur et vers Celui qui donnerait du sens à ce « vaudeville diabolique ». Que ce soit Raskolnikov et Sonia dans Crime et châtiment, le Prince Muichkine, Nastassia, Rogojine ou Aglae Ivanovna dans L’Idiot ou encore les trois frères Karamazov, tous sont là pour nous montrer une quête du bonheur qui semble vouée à l’échec… 

Regardons Raskolnikov, le héros meurtrier qui tue avec pour toute justification une idée : les esprits supérieurs méritent des droits supérieurs. L’athée, c’est l’homme de l’idée chez Dostoïevski. Mais on ne peut pas en rester là, il faut en faire le constat : l’idée ne tient pas devant la réalité. Peut-on, en effet, trouver de plus belle réponse à l’athéisme de Raskolnikov que la confidence sublime qu’il reçoit d’un ivrogne terminant dans sa beuverie l’argent soutiré à sa fille, Sonia ? Cette enfant qui s’est sacrifiée pour un père qui boit, une belle-mère qui ne l’aime pas, des enfants qui ne sont pas ses frères. Sonia, qui s’est prostituée par amour. Voilà la seule réponse valable : Sonia, sur qui son père pleure dans sa douleur de père humilié. « Mais nous ne serons pris en pitié que par celui qui a eu pitié de tous les hommes. Celui qui a tout compris, l’Unique et seul Juge, Il viendra au jour du jugement et dira : "Où est la fille qui s’est sacrifiée pour une marâtre cruelle et phtisique, pour des petits enfants qui ne sont point ses frères ? Où est la fille qui a eu pitié de son père terrestre et ne s’est point détournée avec horreur de ce crapuleux ivrogne ?" Il lui dira : "Viens je t’ai déjà pardonné une fois… pardonné une fois… et maintenant que tous tes péchés te soient remis, car tu as beaucoup aimé…" »  Humble profession de foi devant laquelle nul raisonnement ne peut tenir. Elle n’a pour témoin que quelques ivrognes moqueurs, et Raskolnikov, l’orgueilleux, pour qui elle sera pourtant le premier pas vers le salut. Elle donne sens à toute souffrance, à toute réalité. Et les larmes de Dostoïevski qui se mêlent aux larmes du père nous montrent que ce qui a été caché aux sages et aux savants a été révélé aux petits et aux humbles.  « Tous seront jugés par Lui, les bons, et les méchants, et nous entendrons son Verbe : ‘Approchez, dira-t-Il, approchez, vous aussi les ivrognes, les créatures éhontées !’ Nous nous avancerons tous sans crainte, nous nous arrêterons devant lui et Il dira : ‘Vous êtes des porcs, vous avez l’aspect de la bête et vous portez son signe, mais venez aussi.’ Et alors, vers Lui se tourneront les sages et se tourneront les intelligents et ils s’écrieront : ‘ Seigneur ! Pourquoi reçois-Tu ceux-là ?’ et Lui dira : ‘Je les reçois, ô sages, je les reçois, ô vous intelligents, parce qu’aucun d’eux ne s’est jamais crû digne de cette faveur.’ Et il nous tendra ses bras divins et nous nous y précipiterons… ».

Malgré son orgueil, malgré tout le mal qu’il peut faire, il y a de la grandeur dans l’homme comme nous le montre ce désir d’amour, ce désir de pardon, ce désir de Dieu, qui demeure dans l’avilissement, et cette grandeur, il nous faut rien moins qu’un Dieu pour en prendre la mesure. C’est ce qui fait dire à Dostoïevski, dans Les Possédés, que « toute la loi de l’existence humaine consiste en ce que l’homme peut toujours s’incliner devant quelque chose d’infiniment grand. Et si l’on venait à priver les humains de cet infiniment grand, ils ne voudraient plus vivre et mourraient de désespoir. »

Si la foi est un élan de tout l’être, elle reste un perpétuel combat. Pourquoi ? Parce que nous sommes libres. Le présent qui nous est donné c’est la liberté, merveilleuse et terrible. Arrivent alors les pages brûlantes la légende du Grand Inquisiteur dans Les frères Karamazov. Cette histoire inventée par Ivan, le deuxième frère, qui révèle, cachée derrière toute la froideur de son auteur, cette même aspiration de son être tout entier tendu vers quelque chose qui le dépasse, vers quelque chose qui donne sens. Mais il nie, il rejette, l’unique objet répondant à son attente. Pourquoi ? Au nom de la souffrance des innocents, l’inacceptable souffrance des enfants. Nous voilà alors témoins d’un déchirement tel que nul ne peut en sortir indemne. Le fruit, l’apothéose de ce déchirement, c’est le Grand Inquisiteur. Histoire qu’il raconte à son frère, Aliocha. En Espagne au siècle de l’inquisition, Jésus voyant la misère de son peuple, descend à nouveau pour le consoler et panser ses blessures, mais à nouveau il est arrêté parce que la folie des hommes est plus forte que la douceur de Dieu. Et l’Inquisiteur qui l’interroge, qui refait son procès, et Lui qui se tait. Quel est le chef d’accusation ? La liberté. Son erreur, c’est d’avoir cru l’homme suffisamment grand pour lui demander un amour libre. « Tu as élargi la liberté des hommes, au lieu de la confisquer : avais-Tu donc oublié qu’à la liberté de choisir entre le bien et le mal, l’homme préfère la paix, fut-ce la paix de la mort ? … Tu te faisais de l’homme une idée trop haute ; il est esclave, quoi qu’il ait été créé rebelle !… L’inquiétude, le doute et le malheur, voilà le lot des hommes libérés par tes souffrances. (…) Tu voulais être aimé d’un libre amour : Tu as donc préparé ta ruine… »  Quel déchirement dans ces lignes où le procès devient apologie, où la condamnation devient proclamation, où l’athéisme devient foi ! La seule réponse qu’Ivan accordera à son Prisonnier, c’est celle d’embrasser son accusateur… Et l’humble Aliocha d’embrasser son frère pour toute réponse. La compassion pour toute réponse. Le drame qui se joue, c’est celui de toute âme qui, confrontée à elle-même, y lit la peur de la liberté et sa grandeur. Une liberté qui peut nous conduire au libre amour, au don, mais qui ne nous enlèvera ni douleur, ni peine.

Est-ce que la rationalité a gagné ? Est-ce que les savants l’ont emporté sur les humbles ? Tarkovski, un réalisateur russe très inspiré par Dostoïevski, met cette phrase dans la bouche d’Andreï  Roublev : « Tu le sais bien, tu es fatigué, et soudain tu rencontres dans la foule un visage, un visage humain et c’est comme si tu avais communié à un divin caché. » Parce que nous sommes faits pour Dieu, l’homme sans Dieu s’épuise. Et c’est au fond de cet épuisement qu’il rencontre un visage, un visage humain. Ce visage, c’est celui qu’on retrouve dans cvhacune des œuvres de Dostoïevski, qu’il prenne les traits du prince Muichkine, de Sonia ou d’Aliocha.  Ils révèlent tour à tour la noblesse du dépravé, la beauté de la prostituée, l’amour de l’assassin.  Jamais ils n’insistent, ils sont simplement là quand le cœur s’épuise à boire là où nulle source ne coule, quand il succombe à la douleur dont il est brisé… Ils révèlent l’attente. La compassion pour toute réponse. Et que peut-on trouver de plus beau que la profession de foi que Dimitri, le passionné, adresse à Aliocha, alors qu’il est en prison accusé du meurtre de son père, et qu’il professe un « Dieu de la joie » ? Ou encore cet ultime geste de Raskolnikov, exilé en Sibérie, qui se jette au pied de la femme aimée, suppliant enfin son pardon ?

Dostoïevski n’en n’a jamais douté, il y aura toujours dans la foule un visage, un visage humain qui fait communier à un divin caché.

 

 

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3 Commentaires

  1. Bruno ANEL

    Merci Suzanne pour cette belle présentation. Je recommande aussi les magnifiques pages que le Père Henri de Lubac consacre à Dostoïevski dans son livre Le drame de l'humanisme athée.

    1. Bruno ANEL

      Exact,Franck C. Je vous souhaite de pouvoir en faire autant.Mais visiblement, ces commentaires n'interessent pas que ma famille, et c'est tant mieux.