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de Cyprien Lanoire         27 février 2012
Bande dessinnée – Temps de lecture : 7 mn

L’exposition gratuite « Sempé, un peu de Paris et d’ailleurs » à l’hôtel de ville est prolongée jusqu'au 31 mars. L'occasion de partager quelques réflexions inspirées par plusieurs années de contemplation amoureuse de l’œuvre de Sempé.

CC BY-NC-ND 2.0 mene79

« L’autre jour, après avoir entendu à la radio le récit du crack boursier, je suis sorti dans la rue. Une dame avait fait tomber son pain par terre ; une autre l’avait ramassé et toutes deux parlaient. C’était formidable. Il y avait un tel décalage entre ce que je venais d’entendre et cette scène. Ce sont ces infinis détails, ces avatars du quotidien qui assurent la pérennité des choses tout en les rendant déconcertantes et même comiques »

« L’homme est animal inconsolable et gai »

Je me suis longtemps imaginé Sempé comme un homme petit, simple et timide, légèrement gauche, attentif, attentionné. C'est à dire un grand homme. C'est d’ailleurs ce qu'il se dégage de sa longue interview qui fait le tiers du grand in folio où sont recueillies les 101 couvertures qu’il a dessiné pour le New Yorker[1]. (Signalons au passage que faire la une de ce magazine mythique et décalé est le but inatteignable d’un très grand nombre d’artistes mondiaux. Cela donne une idée de l’importance de Sempé, dont nous avons parfois du mal à mesurer la portée en France). Le dessinateur y donne sa définition de l’homme, empruntée à Molière : «  un animal inconsolable et gai ». Ainsi touchons-nous l'essence de son dessin : la tendresse pour sa propre solitude, et la gaieté de se découvrir petit, faible,  dépendant.

 

Contemplation et introspection

C'est pourquoi les personnages de Sempé vivent. Intensément. Ils regardent les oiseaux, se promènent en costume dans la forêt, sont fort contents d'eux-mêmes par ce qu'ils ont repeint une chaise ou terminé une collection de feuilles mortes ; ils parlent de grandes choses, eux les misérables petits êtres perdus sur les bancs anonymes d'une grande ville, mais il ne sont pas misérables, non, ce sont eux les vivants, ce sont eux les vrais hommes, dont la vie est habitée de petites joies qui valent bien les immenses tristesses. Il y a pourtant une telle disproportion entre elles, mais les joies se nourrissent de nos tristesses, elles prennent racine dans notre solitude, et c'est pour cela que la tristesse ne l'emportera jamais. C'est que notre solitude, consubstantielle à notre nature et qu'il nous faut accepter, assumer et peut-être plus encore aimer, est le terreau de toute joie véritable car elle porte le germe de l'arbre immense de notre espérance… C'est la grande nostalgie de l'homme, qui pressent au cœur de cet exil présent comme une faille mystérieuse qui transparait en toute chose et qui est l'annonce d'une joie ineffable.
Comment ne pas le voir, dans ses personnages tendrement esquissés, le cœur gonflé à leurs fenêtres, devant un soleil couchant, alors qu'ils sont chez eux, parmi les milles babioles de leurs vies dont ils essaient de s'orner l'âme, patiemment, mais cela ne sert de rien, il reste toujours cette grâce douce-amère qui vous touche de son rayon, et là, force est de constater que c'est inutile, que l'on est nu…

 

Grandeur et soumission

J’ai été beaucoup marqué il y a quelques années en découvrant que ce qui m’avait toujours apparu comme un trait fin, à peine appuyé, facilement esquissé, était en fait le fruit d'un laborieux travail. Sempé avoue avoir repris certains dessins un cinquantaine de fois avant de trouver l’expression, la démarche, la couleur adéquate… L'extrême évidence de ses œuvres est l'aboutissement d'une vie de travail sur lui, d'une lutte quotidienne avec le papier, pour simplifier, toujours simplifier, afin de ne garder que l'essentiel, que le dépouillement des paysages intérieurs, que la plus pure individualité de chaque personnage. En sont témoins les nombreuses traces de gommage et de collage que l’on remarque à l’Hôtel de Ville sur les originaux de ses plus célèbres dessins, jusqu’à des rajouts  en carton grands comme la main collé à même le papier pour rajouter un personnage au centre de la scène.
Sempé confie que même publié dans les plus célèbres magazines, certains de ses dessins ne le satisfont pas ; dix ans après, il en est toujours tracassé, cela le gène, il n'a pas l'impression d'avoir fait ce qu'il devait faire, au point qu’il arrive que cela le réveille la nuit.
J’admire ce souci d'une obéissance à l'évidence, à une réalité qui s'impose… Son travail avec les directeurs du New Yorker, son obéissance confiante à leurs inspirations brusques et souvent difficiles à accepter… La conscience du gain de cette obéissance, de la justice de la décision, même incomprise sur le moment. En un mot, l'abandon confiant, tout ego de côté, l'épanouissement même, de son dessin et de sa personne, dans la grandeur de cette soumission artistique… La couverture du New Yorker du 8 décembre 1980 en est un bon exemple : à l’origine, un chat sur une rampe d’escalier, placé juste derrière une petite fille qui se fait des moustaches de l’extrémité de sa queue. Mais… La petite fille n’y est plus. Le rédacteur en chef ne voulait pas du personnage principal, et par là même le dessin semblait perdre tout son sens. Jean-Jacques a-t-il seulement compris à ce moment où voulait le mener son patron ? Qu’à cela ne tienne ; puisque « le dessin d’humour, c’est comme le jazz : c’est de l’humilité », Sempé passe une semaine à la gommer en délavant et en grattant le papier, ce qu’on remarque aisément quand on met le nez dessus. Le résultat ? Une illustration bien moins suggestive, mais loufoque et piquée d’un mystérieux charme elliptique et désuet. Bref, une magnifique couverture du New Yorker !

 

Un dessin métaphysique

On a souvent dit du dessin de Sempé qu’il était « psychologique ». C’est à mon avis une grave erreur ; ce qui frappe dans l’œuvre de Sempé est plutôt de l’ordre d’un regard qui porte bien plus loin et qui parvient à saisir l’homme dans une globalité extrêmement rare dans le dessin populaire. C’est ce qui le différentie essentiellement des caricaturistes et des illustrateurs de presse qui pullulent dans nos quotidiens et nos hebdomadaires.
Il m’est avis que la philosophie qui se dégage de sa plume et qui entoure l’ensemble de son travail comme un brume est absolument chrétienne, au sens le plus strict du terme. Le sens du tragique, que dis-je du tragi-comique de l'existence[2], de la beauté et de la noblesse en chaque détail, en chaque petite chose, le drame intime qui se joue en chacun, la radicale altérité comme fondement de toute amitié, l'amour de la relation dans le plus pur dépouillement, l'incandescente valeur de chaque existence, surtout des plus petites, des plus cachées, le refus absolu de tout misérabilisme, de tout voyeurisme, mais plutôt un regard franc, bienveillant, aimant, caressant, un travail incroyable sur le regard de l'artiste, le travail de toute sa vie, se laissant façonner par le monde, par le réel, par la rencontre irréductible de chaque personne.

 

« Je n’ai pas voulu dire, j’ai seulement voulu faire »

En relisant la citation qui figure en ouverture de cet article, il apparaît clairement qu’on pourrait rapprocher le regard que Sempé porte sur la vie de cette réflexion anachronique qu’Hermann Hesse, dans Le loup des steppes[3], place dans la bouche de Mozart :
« La radio peut déverser la musique la plus sublime au hasard, pendant dix minutes, dans les endroits les plus improbables. Elle dérobe à la musique toute sa beauté sensuelle en la parasitant par ses grésillements et ses crachotements ; cependant, elle ne parvient pas à détruire totalement son âme. Eh bien, il se produit la même chose dans l’existence, ou ce qu’on appelle la réalité. Celle-ci dilapide le splendide jeu d’image offert par le monde ; elle permets que la retranscription d’un concert soit suivie des exposés sur les techniques de falsification de comptabilité dans les entreprises industrielles de taille moyenne ; glisse sans cesse sa technique, son activité effrénée, sa pauvre indigence et sa vanité entre l’absolu et la réalité, entre l’orchestre et l’oreille. L’existence entière est ainsi, mon petit. Nous n’avons pas d’autre choix que de l’accepter en tant que telle, mais nous pouvons en rire si nous ne sommes pas des ânes. Il n’appartient pas aux personnes de votre espèce de critiquer la radio ou la vie. Apprenez d’abord à écouter ! »

On retrouve chez Sempé cette coexistence de l’absurde et du divin, cette présence d’un mystère qui flirte avec le néant, cet esprit d’enfance qui échappe au piège du cynisme et du désespoir. On y trouve un certain décentrement par rapport à soi, condition essentielle à un regard bienveillant sur soi-même, empreint de bonté sur de petites faiblesses qui sont souvent comme l’humble rappel de notre condition incarné face à notre orgueil qui, sans elles, ne connaitrait pas de limites. J’y trouve aussi l'acceptation de ses faiblesses non pas comme source de découragement, ni comme une résignation ou un constat d'échec mais bien comme mise en perspective de sa propre vie dans le cosmos, la révélation de sa propre dépendance et de sa radicale finitude. Le lien entre toutes choses, le refus délibéré de peser sur le monde dans une volonté de maîtrise, la louange de l'inutile…

Voici ce qui me rend si tendre et tiède, voici ce qui fait brûler mon cœur devant les planches de Sempé, dont chacune me dit que je suis ici en exil, et que ma patrie intime m’est rappelée dans chaque flamboiement d’un soleil couchant, dans chaque désir d’absolue grandeur qui me saisit, en complète disproportion avec mon état actuel. Je suis alors capable de poser un regard plus tendre sur moi, de rire à nouveau avec bienveillance et espérance, et comme un enfant, d’être vraiment « amoureux de ma vie ».

 

 

 

 

 


[1] Sempé à New York, J-J Sempé, 2009, Éditions Denoël

 

 

 

 

[2] Voir à se titre la très belle réflexion de Fabrice Hadjadj sur le clown comme figure chrétienne de la condition humaine, qu’il développe par fragments depuis quelques années, notamment dans Massacre des Innocents  et dans Le paradis à la porte.

 

 

 

 

[3] Le Loup des Steppes, Hermann Hesse, 1927, Calmann-Lévy

 

 

 

 

 

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2 Commentaires

  1. Anonyme

    Petit commentaire de Sempé tiré de cette exposition pleine de fraîcheur, où l'on entend tant de bons rires ! "J'admire profondément celui qui a écrit cette phrase : "L'homme est un animal inconsolable et gai." Comment peut-il avoir pensé à cela ? On ne peut pas vivre si l'on n'est pas gai. Même si rien ne va, il y a la gaité. On pourrait appeler cela la joie de vivre, la joie d'être. Et inconsolable on l'est. Alors je fais les deux.

  2. A.D.

    merci pour cet article très frais. Je n'avais pas vu tout cela dans ses dessins, bien que je le ressentais obscurément. Mais maintenant je le vois ! 

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