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Jacques Audiard, cinéaste de la rencontre

d'Anne-Laure Perret       24 mai 2012
Cinéma, temps de lecture : 5 mn

Avec De rouille et d’os, présenté en sélection officielle à Cannes, le cinéaste Jacques Audiard nous fait vivre une nouvelle fois l’histoire d’une rencontre insolite, celle entre un père de famille qui survit grâce à des boulots physiques et plus ou moins légaux, et une éleveuse d’orques du Marineland, petite princesse orgueilleuse déchue après la perte de ses jambes. Une rencontre loin des histoires de prince charmant, sans grand discours ni complaisance, qui pourtant vient illuminer, dans la douleur, une réalité brutale.

Des vies qui émergent de l’obscurité

Fils du célèbre dialoguiste Michel Audiard, Jacques Audiard a l’art de faire se rencontrer des personnages que rien ne prédestinaient à vivre quelque chose ensemble et de nous laisser en contempler les effets. C’est le cas d’Emmanuelle Devos et Vincent Cassel dans Sur mes lèvres (2001), entre une assistante de direction sourde et un petit truand, ou Romain Duris et Linh-Dan Pham dans De battre mon cœur s’est arrêté (2005) où un magouilleur dans l’immobilier se laisse toucher par sa prof de piano. A chaque fois, il les place dans des univers filmés avec réalisme, souvent sombres.
Réalisateur, scénariste, dialoguiste, Jacques Audiard prend son temps pour faire un film et est attentif aux moindres détails. Cela donne une image soignée, des lumières maitrisées, pas de dialogue inutile et une place de choix accordée à ses personnages secondaires.
Cette capacité à filmer des atmosphères, atteint un sommet dans le carcéral Un prophète en 2009. Le film, porté par la prestation de son acteur principal Tahar Rahim, remporte le Grand Prix au festival de Cannes 2009 et récolte neuf Césars dont celui du Meilleur film, du Meilleur réalisateur, du Meilleur scénario et du Meilleur acteur en 2010, ainsi qu'une nomination aux Oscars pour le Meilleur film étranger.

Après ce film obscur, Jacques Audiard voulait « une histoire d’amour lumineuse ». Elle prend vie dans De rouille et d'os, son 6ème film, où il dirige Marion Cotillard et l’acteur belge Matthias Schoenaerts. On y retrouve les axes forts de son cinéma : une réalité brute et actuelle, des rôles  ambigus et authentiques, un souci du détail et un attachement à ses personnages, qui pousse le spectateur à les accompagner et remettre en cause toute tentation de préjugé.

 

Renaissance(s)

Le film commence sur Ali, père sans le sou, qui débarque de Belgique avec son fils Sam chez sa sœur dans le sud de la France. Elle-même est caissière et finit difficilement le mois avec son mari livreur, en ramenant de son travail des yaourts périmés. Il rencontre Stéphanie, éleveuse d’orques au Marineland, alors qu’il est videur dans une boîte de nuit. Une rencontre éphémère, presque anecdotique tant les deux univers qui se confrontent sont différents. Puis un accident survient et Stéphanie perd ses jambes. Elle rappelle Ali.

Il y a plusieurs grilles de lecture : on peut y voir la rencontre de la Belle et la Bête, de l’handicapée et du pauvre type… Ou l’on peut se glisser dans le regard des personnages et y voir simplement comment une rencontre peut nous transformer quand on se laisse toucher.

Chez Stéphanie, la transformation est évidente. Elle renaît après avoir plongée dans les eaux, portée par Ali. Simplicité de la proposition. Ali devient cette présence qu’elle peut siffler ou « textoter » en cas de besoin. Sa pauvreté, son manque de vocabulaire, sa sincérité maladroite pourrait dérouter. En fait, elle lui sert de point d’appui. En lui rendant son corps, en la regardant comme une femme, Ali lui redonne sa dignité, sans fausse compassion. Simplement.

La transformation semble moins visible chez Ali, dont la brutalité semble partir dans tous les sens. Cette violence omniprésente, dont on voit bien qu’elle est le fruit d’une misère presque ordinaire, sera au final la mesure de la mutation. La question ne sera jamais de la refouler mais comment la mettre au service de de son humanité naissante. Car il y a un moment déterminant pour lui : celui où Stéphanie à son tour, lui renvoie une beauté qu’il ignorait. « Tu sais ce que c’est la délicatesse, tu n’as pas arrêté d’en avoir avec moi ». Tout d’un coup, Ali n’est plus simplement un corps. De là toutes ses relations semblent transformées et sa manière de regarder autour de lui aussi. La réalité prend sens, son monde devient vraiment habité, il ne peut plus se contenter d’y survivre. Le regard de sa sœur se met à compter, sa paternité prend une toute autre dimension. A sa manière, lui aussi se remet debout. Et il faudra attendre la fin du film pour savoir à quel point.

 

Une réflexion sans détour sur l’homme

L’histoire pourrait s’arrêter là mais Jacques Audiard nous emmène beaucoup plus loin qu’une simple histoire d’amour. Si la question du corps traverse tout le film, c’est bien l’intériorité des personnages qui est centrale.

Comme Stéphanie doit se réinventer sans jambes, Ali doit lui aussi renaître. En découvrant qu’il a de la valeur à ses yeux, il devient frère, père, homme. Mais être un homme implique une conscience des choses toute nouvelle.
Ali se retrouve face aux conséquences de ses actes et la gifle qu’il prend alors est tout un symbole. Elle est sûrement moins douloureuse que tous les coups qu’il peut recevoir lors des combats de boxe illégaux qu’il fait, mais c’est celle-là qui le fera pleurer pour la première fois. Des larmes tout en retenue, que l’on voit furtivement, et qui ouvrent la dernière partie du film, un épilogue surprenant et poétique, où Ali se cassera les poings sur la glace pour sauver son fils.
En creusant le côté obscur de ses personnages, en filmant tout crûment, Jacques Audiard ne tombe jamais dans un sentimentalisme mièvre. Il nous pose bien la question du sens : de quoi ai-je besoin pour vivre ? D’argent ? De mes poings ? De mes jambes ? Et il n’y apporte pas une réponse par la facilité mais par la dignité de ses personnages et, contre toute apparence, par leur profondeur. C’est bien la rencontre de deux réalités que Jacques Audiard parvient à nous montrer. De manière authentique, sans nous épargner. La rencontre de deux pauvretés qui se heurtent, s’apprivoisent, se fuient puis se retrouvent.
C’est sûr, il y des facilités de scénario mais au fond, peu importe. Si Stéphanie se retrouve si vite debout, ce n’est pas seulement un manque de cohérence. Si la vie gagne, ce n’est pas juste pour la happy end. Jacques Audiard force peut être un peu le trait pour que nous ne puissions pas douter.

Les personnages, faits d’ombres et de lumière, comme les images parfois surexposées du film, nous parlent des profondeurs de l’être humain, de la violence du monde et de ce qui peut nous permettre de rester debout. Avec ou sans jambes. Avec ou sans poings. Mais toujours grâce au regard de l’Autre.

Bande annonce

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3 Commentaires

    1. Donatella

      La comparaison avec Intouchables est réductrice, et pour ces deux beaux films, et pour le cinéma en général. Quand bien meme il serait possible de comparer une double amputation des jambes avec la tétraplégie et un pauvre père de famille belge avec un grand black des cités, réduire un film à l'étiquette des personnages laisse bien peu de place à la création du cinéaste, son univers, l'histoire des personnages qu'il a construit… Dans les deux films il y a une belle rencontre, mais la comparaison s'arrete là, sinon, tous les films peuvent etre la suite d'un autre et il n'y a plus d'interet ni d'en faire, ni d'aller au cinéma….

  1. David

    Merci Anne-Laure pour cet article !!
    Carine et moi sommes allés voir ce film le WE dernier, et il ne nous a pas laissés tranquilles. Il nous a choqué, par sa violence, remué, par la beauté de cette rencontre entre cet homme qui se montre tour à tour si violent et si délicat , et cette femme, qui passe par le désespoir et revit grâce à l'amitié d'Ali.
    Il y a aussi la formation en lui d'un coeur de père, qui se révèle tout à la fin du film.
    Pourtant, la violence de cette histoire m'a marquée, et m'a laissé un goût amer qui a mis quelques jours à s'estomper… Alors merci pour cette lecture décalée par rapport à la mienne qui met ce film en perspective de manière différente, et me révèle une beauté que je n'avais pas perçue…
    Bon vent à Hyères
    David
     

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