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Outrenoir : « un pays au-delà du noir »

Pierre Soulages le peintre de l'Outrenoir, "qui travaille le noir comme d'autres travaillent la terre" [1], refusait incessamment d'être un "peintre de mausolée".

Dans sa maison sur une colline de Sète, où il vit avec sa femme Colette, Pierre Soulages pose une pierre devant la porte de son atelier pour indiquer qu’il travaille, que nul ne peut le déranger. « Même Colette ? » – « Même Colette. »
« J’avais repéré un endroit en contrebas et j’avais décidé que ce serait mon atelier – parce que je n’aime pas les ateliers dominateurs, où il y a une vue tous azimuts… c’est être tenté par le spectacle ! Pour moi l’atelier c’est un endroit où je suis replié vers ce que je fais. » [2]
Pierre Soulages cite d’ailleurs volontiers Stéphane Mallarmé pour dire le mystère de peindre, l’isolement et la contemplation qu’il exige : « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l’accomplit intégralement se retranche. »[3]

A partir de 1979, il commença à travailler presqu’exclusivement la couleur noire, qu’il nommera plus tard « outrenoir ». Plus qu’une couleur, plus qu’un concept, plus qu’une façon de peindre, « Outrenoir », dit Pierre Soulages, est « un pays au-delà du noir ».[4]
Interrogé lors du montage de l’exposition de Lyon, il dit : « Ce que j’utilise moi, ce n’est pas le noir, j’utilise la lumière réfléchie par l’état de surface du noir. Elle est transformée par le fait qu’elle est réfléchie par la couleur, le noir, qui est la plus grande absence de lumière. Alors il y a presque une contradiction, et de cette contradiction-là naît souvent un trouble profond, qui pour certains fait appel au sacré, tout dépend de l’expérience de chacun, au fond. Et ce qui m’intéresse, c’est que cette peinture s’adresse à celui qui la regarde dans ce qu’il a de plus profond en lui. » Et lorsqu’on lui demande : « Pourquoi le noir ? », il répond : « La seule réponse incluant les raisons ignorées, tapies au plus obscur de nous-mêmes et des pouvoirs de la peinture, c’est : parce que. »

Il y a ce « je-ne-sais-quoi, qui s’atteint d’aventure »[5] dans l’œuvre de Soulages, qui rejoint nos ténèbres transcendées par la lumière, qui offre au noir l’unique tâche, sublime, de faire jaillir la clarté. Et lorsqu’on lui pose ensuite la question : « Pourquoi y a-t-il des gens si émus devant tes toiles, et que cela fait pleurer ? », il répond : « Elles les concernent… C’est un choc, c’est une rencontre. »
Cette peinture magistrale concerne notre vie, touche quelque chose de si intime en nous que soudain nous nous arrêtons et sentons monter en nous une immense reconnaissance que quelqu’un ait pris le soin, à travers le travail de toute une vie (Pierre Soulages a aujourd’hui 93 ans), de remonter jusqu’aux origines de notre âme et de révéler la lumière qui la caresse incessamment.

« La première fois que je vis un tableau de Pierre Soulages, ce fut un choc. Je reçus au creux de l’estomac un coup qui me fit vaciller, comme le boxeur touché qui soudain s’abime. C’est exactement l’impression que j’avais éprouvée à la première vue d’un masque d’âne. Ce n’est pas un hasard, les peintures de Soulages me rappellent toujours les sculptures, voire les peintures, négro-africaines. C’est le même mépris de toute vaine élégance qui ne va pas sans élégance. La même évidence qui s’impose. La même saisie du spectateur à la racine de la vie. C’est dire la richesse de l’œuvre de Pierre Soulages, une des plus significatives de notre temps, par ses dimensions, sa variété, sous l’unité de style, la maîtrise des formes et des couleurs dont elle témoigne, enfin son esprit. L’admirable chez lui, c’est qu’il plonge dans la nature pour en retirer les formes idéales, les archétypes qu’il propose à notre méditation. C’est qu’il capte les forces cosmiques pour nous proposer une solution morale, c’est qu’il a assimilé les leçons des artistes anciens et des primitifs, pour traduire avec une force rarement égalée nos problèmes les plus actuels, les plus humains, en nous communicant le message de l’espoir. »[6]


CC BY-NC-ND Jacques Meynier de Malviala

« Il semble que ce soit nécessaire, dans une exposition comme ça, d’écrire sur les murs.
Alors je vois des choses que j’ai dites il y a longtemps, avec des dates…
Pour moi, ce qui m’intéresse, c’est de voir les tableaux, plus que ce que j’en dis. »
[7]

Lire aussi l'interview de Soulages dans le Figaro du 8 mars 2013 :
http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2013/03/08/03015-20130308ARTFIG00573-pierre-soulages-je-refuse-d-etre-un-mausolee.php


[1] Documentaire d’Agnès Varda, « Pierre Soulages », épisode 4 de la série « Agnès de ci de-là Varda », 2011
[2] Idem
[3] S. Mallarmé en ouverture d’une conférence sur Villiers de l'Isle-Adam (février 1890)
[4] Documentaire d’Agnès Varda, « Pierre Soulages », épisode 4 de la série « Agnès de ci de-là Varda », 2011
[5] In les Gloses de Saint-Jean-de-la-Croix : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai, sinon pour un je-ne-sais-quoi, qui s’atteint d’aventure. », que Pierre Soulages aime à citer.
[6] Léopold Sédar Senghor in « Les lettres nouvelles », mars 1958
[7] Documentaire d’Agnès Varda, « Pierre Soulages », épisode 4 de la série « Agnès de ci de-là Varda », 2011

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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