Home > Société > Les fusillés de Vingré

d'Alix Barennes   

Novembre 1914. La « Grande Guerre » en est encore à ses débuts ; le 298ème RI vient de terminer de creuser ses tranchées dans l’Aisne. Le 27 novembre, lors d’une attaque allemande, vingt-quatre Français se réfugient dans la tranchée arrière : un acte considéré comme « recul devant l’ennemi », et qui sera puni par l’exécution « pour l’exemple » de six d’entre eux, le 4 décembre suivant. La veille au soir, ils sont tous autorisés à écrire une dernière lettre à leurs familles, lettres dont des extraits sont publiés en leur mémoire dans le village de Vingré, à quelques centaines de mètres du lieu où ils ont été fusillés. Ils ont été réhabilités en janvier 1921. Parmi ces lettres, nous vous proposons la plus poignante de dignité et de foi, d’amour incroyablement gratuit et tout tourné vers l’autre : celle de Jean Blanchard, âgé de 34 ans.


CC BY-SA Aimelaime

 « 3 décembre 11 h 1/2 du soir

Ma chère Bien-aimée c’est dans une grande détresse que je me mets à t’écrire et si Dieu et la Sainte Vierge ne me viennent en aide c’est pour la dernière fois, je suis dans une telle détresse et une telle douleur que je ne sais trouver tout ce que je voudrais pouvoir te dire et je vois d’ici quand tu vas lire ces lignes tout ce que tu vas souffrir ma pauvre amie qui m’est si chère, pardonne-moi tout ce que tu vas souffrir par moi. Je serais dans le désespoir complet si je n’avais la foi et la religion pour me soutenir dans ce moment si pénible pour moi. Car je suis dans la position la plus terrible qui puisse exister pour moi car je n’ai plus longtemps à vivre à moins que Dieu par un miracle de sa bonté ne me vienne en aide. Je vais tâcher en quelques mots de te dire ma situation mais je ne sais si je pourrai, je ne m’en sens guère le courage.
Le 27 novembre, à la nuit étant dans une tranchée face à l’ennemi les Allemands nous ont surpris, et ont jeté la panique parmi nous, dans notre tranchée, nous nous sommes retirés dans une tranchée arrière, et nous sommes retournés reprendre nos places presque aussitôt, résultat une dizaine de prisonniers à la compagnie dont un à mon escouade, pour cette faute nous avons passé aujourd’hui soir l’escouade (vint-quatre hommes) au conseil de guerre et hélas nous sommes six pour payer pour tous, je ne puis t’en expliquer davantage ma chère amie, je souffre trop, l’ami Darlet pourra mieux t’expliquer, j’ai la conscience tranquille et je me soumets entièrement à la volonté de Dieu qui le veut ainsi c’est ce qui me donne la force de pouvoir t’écrire ces mots ma chère bien-aimée qui m’a rendu si heureux le temps que j’ai passé près de toi, et dont j’avais tant d’espoir de retrouver. Le 1er décembre au matin on nous a fait déposer sur ce qui s’était passé et quand j’ai vu l’accusation qui était portée contre nous et dont personne ne pouvait se douter j’ai pleuré une partie de la journée et n’ai pas eu la force de t’écrire, le lendemain je n’ai pu te faire qu’une carte ; ce matin sur l’affirmation qu’on disait que ce ne serait rien j’avais repris courage et t’ai écrit comme d’habitude mais ce soir ma bien aimée je ne puis trouver des mots pour te dire ma souffrance, tout me serait préférable à ma position, mais comme Dieu sur la Croix je boirai jusqu’à la lie le calice de douleur. Adieu ma Michelle adieu ma chérie, puisque c’est la volonté de Dieu de nous séparer sur la terre j’espère bien qu’il nous réunira au ciel où je te donne rendez-vous, l’aumônier ne me sera pas refusé et je me confierai bien sincèrement à lui, ce qui me fait le plus souffrir de tout, c’est le déshonneur pour toi pour nos parents et nos familles, mais crois-le bien ma chère bien-aimée sur notre amour, je ne crois pas avoir mérité ce châtiment pas plus que mes malheureux camarades qui sont avec moi et ce sera la conscience en paix que je partirai devant Dieu à qui j’offre toutes mes peines et mes souffrances et me soumets entièrement à sa volonté. Il me reste encore un petit espoir d’être gracié oh bien petit mais la Sainte Vierge est si bonne et si puissante et j’ai tant confiance en elle que je ne puis désespérer entièrement.
N.D. de Fourvière à qui j’avais promis que nous irions tous les deux en pèlerinage que nous ferions la communion dans son église et que nous donnerions cinq francs pour l’achèvement de sa basilique. N.D. de Lourdes que j’avais promis d’aller prier avec toi au prochain pèlerinage dans son église pour demander à Dieu la grâce de persévérer dans la vie de bon chrétien que je me proposerais que nous mènerions tous les deux ensemble si je retournais près de toi, nous abandonneront pas et si elles m’exaucent pas en cette vie j’espère qu’elles exauceront en l’autre. Pardonne-moi tout ce que tu vas souffrir par moi ma bien-aimée toi que j’ai de plus cher sur la terre toi que j’aurais voulu rendre si heureuse en vivant chrétiennement ensemble si j’étais retourné près de toi, sois bien courageuse, pratique bien la religion, va souvent à la communion c’est là que tu trouveras le plus de consolation et le plus de force pour supporter cette cruelle épreuve. Oh si je n’avais cette foi en Dieu en quel désespoir je serais. Lui seul me donne la force de pouvoir écrire ces pages. Oh bénis soit mes parents qui m’ont appris à la connaître. Mes pauvres parents, ma pauvre mère, mon pauvre père, que vont-ils devenir quand ils vont apprendre ce que je suis devenu. Oh ma bien-aimée ma chère Michelle, prends en bien soin de mes pauvres parents tant qu’ils seront de ce monde, sois leur consolation et leur soutien dans leur douleur, je te les laisse à tes bons soins, dis-leur bien que je n’ai pas mérité cette punition si dure et que nous nous retrouverons tous dans l’autre monde, assiste-les à leurs derniers moments et Dieu t’en récompensera, demande pardon pour moi à tes bons parents de la peine qu’ils vont éprouver par moi dis-leur bien que je les aimais beaucoup et qu’ils ne m’oublient pas dans leurs prières, que j’étais heureux d’être devenu leur fils et de pouvoir les soutenir et en avoir soin sur leurs vieux jours mais puisque Dieu en a jugé autrement que sa volonté soit faite et non la mienne tu demanderas pardon aussi pour moi, à mon frère ainsi qu’à toutes nos familles de l’ennui qu’ils vont éprouver par moi, dis-leur bien que je m’en vais la conscience tranquille et que je n’ai pas mérité une si dure punition et qu’ils ne m’oublient pas dans leurs prières. A toi ma bien-aimée mon épouse si chère, je te répète je n’ai rien fait de plus que les autres, et je ne crois pas, sur ma conscience, avoir mérité cette punition. Je te donne tout ce qui m’appartient ceci est ma volonté, j’espère qu’on ne te contrariera pas, j’en ai la conviction tu prendras bien soin de nos parents, tu les assisteras dans leurs besoins, tu me remplaceras le plus que tu pourras auprès d’eux c’est une chose que je te recommande beaucoup et que j’espère bien tu ne me refuseras pas j’en ai la certitude sois toujours une bonne chrétienne pratique bien la religion c’est là où tu trouveras le plus de consolation et le plus de bonheur sur terre, nous n’avons point d’enfant je te rends la parole que tu m’as donnée de m’aimer toujours et de n’aimer que moi, tu es jeune encore, reforme-toi une autre famille si tu trouves un mari digne de toi et qui pratique la religion épouse-le je te dégage de la parole que tu m’as donnée, garde-moi un bon souvenir et ne m’oublie pas dans tes prières, tu me feras dire des messes ceci à ta volonté et tu prieras bien pour moi, je me voue à la miséricorde de Dieu et me mets sous la protection de la Sainte Vierge dont je demande son secours de Notre-Dame-du-Mont-Carmel dont je porte le scapulaire que tu m’as donné et te donne rendez-vous au ciel où j’espère que Dieu nous réunira au revoir là-haut ma chère épouse. »

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3 Commentaires

  1. DC

    Bouleversant témoignage de foi et de lucidité qui vient faire écho à la récente nomination du Goncourt attribué cette année à Pierre Lemaître : "Au revoir Là Haut". En effet c'est la dernière phrase de Jean Blanchard qui a inspiré le romancier : « Je te donne rendez-vous au ciel où j'espère Dieu nous réunira. Au revoir là-haut, ma chère épouse". 

    Le roman se concentre sur le drame de ceux qui en sont revenus et qui n'ont pas été vraiment reconnus par la société : "C’était tout le temps comme ça, les démobilisés la ramenaient sans arrêt avec leur guerre, toujours à donner des leçons à tout le monde, on commençait à en avoir marre des héros ! Les vrais héros étaient morts !"

     

  2. Bruno ANEL

    Magnifique témoignage d'une victime du hasard. On peine aujourd'hui à croire que l'on pouvait être fusillé pour avoir reculé de quelques mètres. Si les poilus ne sont pas souvent partis "la fleur au fusil", l'esprit de sacrifice était souvent total comme en témoigne Charles Péguy. Nous avons d'autant plus de mal à le comprendre que les causes de cette guerre étaient irrationnelles.