Home > Fioretti > Un piano dans la rue

de Denis Cardinaux  

Depuis quelques temps, à Santiago, on voit apparaître ici ou là un piano. Dans un hall de métro, ou dans une rue. On ne sait pas trop d’où il vient, ni pourquoi il se trouve à cet endroit. Il est là. C’est tout. Il appartient au paysage, comme un arbre, un passant, une invitation. Les gens sont pressés. Comme dans toutes les villes du monde. Personne ne sait trop à quoi peut bien servir un piano dans la rue. Mais il arrive aussi que des badauds s’arrêtent, un peu amusés, ou peut-être pris d’un sentiment de pitié soudaine. Une fois, je vis deux jeunes filles s’installer sur le tabouret. Peut-être un peu à cause de leur insouciance, elles réussirent à tirer du pauvre instrument désaccordé quelques notes pour un bref miracle à quatre mains. Aussitôt après, le piano retournait à sa solitude.

Un jour, dans une rue piétonne, il y avait un de ces instruments impromptus. Il était là. Posé comme une question parmi les passants qui n’avaient que des réponses. Egaré comme une pierre qui gênerait le cours d’un torrent impétueux. On vit alors s’approcher une silhouette enveloppée dans une couverture grotesque. L’homme – c’était un homme – avait des gestes un peu désordonnés. Il se cachait le visage comme pour voiler une honte secrète. Ou peut-être était-ce parce qu’il n’avait pas de visage et que seul, parmi tant d’autres, il en eut conscience. Dans une foule, on se demande toujours un peu s’il y a vraiment quelqu’un.

Certains pensèrent qu’il vivait dans la rue. C’était probable. Car il semblait comprendre l’interminable attente des pianos. Les heures de solitude dans les halls de métro ou sur les trottoirs. Et sans doute aussi connaissait-il le prix du miracle. Car après s’être assis sur le tabouret, tout en prenant soin de mieux cacher son visage pour ne pas être indisposé par les regards indiscrets – ou peut-être parce qu’il voulait préserver le secret d’une rencontre – il effleura le clavier. On entendit alors quelques notes timides, des accords. Un peu de lumière se fit. Un court instant. Puis brusquement, il se leva et disparut dans le reflet des vagues rapides. Le piano demeurait là. Laissant encore résonner un peu ses cordes avant de se résigner à la solitude.

Depuis lors, sur la promenade Ahumada de Santiago, certains affirment qu’ils entendent des accords. Ils se mettent alors à chercher une couverture, un visage, un piano assis sur un trottoir.

 

 

 

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3 Commentaires

  1. Fréd

    Quelle belle idée (performance?) que ces pianos mendiants au coeur des rues animées… 

    A quand de grandes toiles vierges avec des couleurs, des pages blanches et des crayons, des blocs d'argiles en attente d'une forme ?

    La vidéo est trés émouvante, les mains usées de l'homme usé sur le piano bariolé, la rencontre timide, et puis ce miracle de quelques accords trés doux…

    Merci…  Encore…

  2. Anne Valérie

    Merci, pour ce beau moment de poésie. Merci à toi de nous le faire partager et au pianiste de nous emporter dans un moment de grâce.