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Gabrielle Mistral ou les entrailles maternelles

de Denis Cardinaux   

Voici une série de poèmes en prose de Gabrielle Mistral intitulée Lectures Spirituelles, dédicacée à Constancio Vigil, un auteur uruguayen de littérature enfantine. Ils laissent transparaître cette compassion et cette maternité débordante et blessée qui caractérisent tant la voix de la grande éducatrice des enfants pauvres et révèlent combien le prix Nobel chilien habitait l’Evangile et la spiritualité franciscaine. Ces poèmes, jusqu’alors inédits et dont nous proposons une traduction originale, sont parus dans une récente et prestigieuse anthologie[1].

La laideur

L’énigme de la laideur, tu ne l’as pas déchiffrée. Tu ne sais pas pourquoi le Seigneur consent à la couleuvre par les champs. Il la consent, Il la laisse passer sur les mousses.
Dans ce qui est laid, la matière pleure ; j’ai écouté son gémissement. Regarde sa douleur. Aime les scarabées pour leur douleur, parce qu’ils n’ont pas, comme la rose, cette expression de félicité. Aime-les car ils sont un désir trahi de beauté, un désir non écouté de perfection. Ils sont comme quelques-uns de tes jours gâchés et misérables à ton insu. Aime-les parce qu’ils ne nous font pas penser à Dieu.
Aie pitié de ceux qui cherchent avec une terrible anxiété la beauté. L’araignée ventrue, sur sa toile légère, rêve d’idéalité, et le scarabée laisse la rosée sur son dos noir pour feindre un éclair.
 

Le pansement

Toute beauté de la terre peut être un pansement pour tes plaies. Dieu l’a étendue devant toi ; ainsi, comme une toile colorée il a étendu pour toi ses champs printaniers.
Tendresse de la terre, paroles siennes d’amour, sont les petites fleurs blanches, les galets de couleur. Toute beauté est miséricorde de Dieu.
Celui qui dilate l’épine dans une de tes mains t’offre dans l’autre une raison de sourire. Ne dis pas que c’est un jeu cruel. Tu ne sais pas (dans la chimie de Dieu) pourquoi l’eau des larmes est nécessaire.
Sens ainsi comment te panse le ciel. C’est un large pansement qui descend jusqu’à toucher les meurtrissures de ton cœur.
Celui qui t’a blessé, s’en est allé en te laissant des fils pour en faire un pansement tout au long du chemin.
Et chaque matin, lorsque tu ouvres tes fenêtres, comme un pansement merveilleux et anticipé pour la peine du jour, sens l’aube qui monte par les montagnes.

La harpe de Dieu

Celui qui appela David « le premier musicien », a comme lui une harpe ; c’est une harpe dont les cordes sont les entrailles des hommes. Il n’y a pas un seul moment de silence sur la harpe ni de paix pour la main du Harpiste ardent.
De soleil en soleil Dieu arrache de ses êtres des mélodies.
Les entrailles du sensuel donnent un son voilé ; celles du juste un tremblement de cristal, et celles du douloureux, comme les vents sur la mer, ont une richesse d’inflexion du sanglot jusqu’au hurlement. Et Job écoute le fleuve de sa douleur changée en beauté…
Le musicien entend les âmes qu’il fit, avec désespoir et ardeur.
Et jamais la harpe ne se tait ; et jamais ne se fatigue le Harpiste ni les cieux qui écoutent.
L’homme qui ouvre la terre, en sueur, ignore que le Seigneur qu’il renie parfois, est en train de battre ses entrailles ; la mère qui présente son fils ignore aussi qu’en ce moment sa corde s’ensanglante. Seul le mystique le sut, et à entendre cette harpe il déchira ses plaies pour chanter infiniment dans les champs du ciel.


[1] Gabriela Mistral en verso y en prosa, Antología, Real Academia Española, Perú 2010, p. 547-550.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 Commentaires

  1. Bonansea Gabrielle

    Merci Denis! Que nos entrailles gémissent souvent ! Nous saurons alors que nous sommes vivants , que notre

    coeur est vivant; que Jésus est vivant!!

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