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Serge Poliakoff : le silence des couleurs

d'Alina Dmytrenko   
Du 18 octobre 2013 au 23 février 2014, le Musée d'Art Moderne de la ville de Paris propose une rétrospective du peintre abstrait Serge Poliakoff : occasion de plonger dans la quête de cet artiste, à l’écoute des formes, assoiffé de liberté.


Serge Poliakoff, Composition abstraite 1968© ADAGP, Paris 2013

Une enfance baignée d’amour
Serge Poliakoff est né à Moscou le 8 janvier 1900, au sein d’une famille nombreuse et aisée : il est le treizième enfant d'une fratrie de quatorze. Son père, d’origine kirghize, possédait une écurie de course et de vastes élevages de chevaux, et fournissait l’armée du Tsar.
Sa mère, Agrippine, musicienne, l’initie à la guitare dès son plus jeune âge et à douze ans déjà, le jeune Serge est un virtuose. Également très pieuse, Agrippine l’emmène chaque jour découvrir les églises et monastères de Moscou, où la contemplation des icônes le fascineront et le pousseront à la méditation : la façon très affirmée dont il utilisera plus tard les couleurs, s'enracine dans cette rencontre avec l’iconographie russe.
Poliakoff s´inscrit ensuite à l´école de dessin de Moscou, mais doit fuir précipitamment son pays en 1918, pendant la Révolution bolchévique, quittant alors toute sa famille.

La rencontre avec l’art abstrait
Une fois arrivé en Europe, il commence à gagner sa vie en jouant de la balalaïka dans des cabarets russes parisiens. Alors qu'il est en pleine recherche d’une expression picturale personnelle, la rencontre, en 1930, avec Robert et Sonia Delaunay, Vassili Kandinsky et Otto Freundlich (peintre et sculpteur allemand), oriente de plus en plus son travail vers l´abstraction. « Beaucoup de gens disent que dans la peinture abstraite, il n’y a rien. Quant à moi, je sais que si ma vie était trois fois plus longue, elle ne m’aurait pas suffi à dire tout ce que j’y vois. »

Serge Poliakoff ne peignait pas pour l’éternité, et pour cet homme qui avait déjà tant bourlingué, seule la nécessité d’exister suffisait. Ce n’était pourtant pas un cosaque de la peinture, et il lançait sa cavalerie de coups de pinceau avec humilité, timidité presque. Modeste, il se savait être arrivé tardivement à la peinture, et se considérait toujours comme un invité qui se tient en retrait, estimant que seul l’éclat de ses couleurs parlerait pour lui.

Artiste majeur de l’École de Paris, celui qui déclara un jour : « Si vous prenez une règle pour faire un carré, il meurt », offre aujourd’hui la possibilité d’explorer son univers, à la recherche des couleurs, des mouvements chromatiques et des formes à géométrie variable. « Avec la règle, il y a précision, il n’y a pas liberté », précise-t-il.


Serge Poliakoff, Composition abstraite, 1950© ADAGP, Paris 2013
 

Invitation à la pure présence
L´exposition « Le rêve des formes » nous offre de parcourir la recherche qui fut celle de Poliakoff. Les premières peintures, représentant la matière, nous font pressentir le dépouillement qui ne cessera de s'affirmer dans la vie de l'artiste et dans son œuvre, jusqu'à arriver à l'expression du silence absolu. Les compositions, qui semblent se répéter inlassablement, invitent à l’intériorité. Les éléments s’imbriquent et rayonnent autour d’une forme centrale, sorte de « clé de voûte », permettant une lecture intimiste de l’œuvre. « Il y a toujours eu des gens qui comprennent et des gens qui ne comprennent pas. Quand je vois un beau tableau, il s´établit un rapport organique de l´œuvre à moi. Ce rapport organique peut ne pas s´établir. Quant à donner une explication de cette rencontre entre un homme et une peinture, pour moi, c´est un mystère. »

Les tableaux de ce grand maître de l’abstraction ne laissent pas indifférents. La vision du spectateur sur le monde s’en trouve modifiée, les perceptions déplacées. Comme si les lignes et les perspectives de sa peinture possédaient une capacité à révéler le réel, à faire vivre les couleurs, à mettre le trait en mouvement. « La peinture devrait témoigner de l’amour de Dieu, même si vous ne croyez pas en lui. L’amour d’un être humain ne suffit pas, quelle que soit son intensité. Vous devez avoir le sentiment de Dieu dans la peinture, si vous voulez y faire entrer la grande musique ».

Un regard d’intériorité
L’œuvre de Poliakoff ne se réduit pas à une simple coloration de surfaces : cet assemblage laisse pressentir la couleur sous-jacente, simple reflet des mystères du visible. « Il ne faut pas oublier que chaque forme a deux couleurs : l’une intérieure, l’autre extérieure. Ainsi l’œuf est blanc à l’extérieur, mais jaune à l’intérieur. Et il en est de même pour chaque chose. »

Une peinture empreinte de silence
Seule l’intensité du tout le passionne et dans les années soixante, Serge Poliakoff abandonne les formes construites et architecturales pour réaliser des toiles presque monochromes, où seule varie et vibre l’intensité de la couleur : Poliakoff emprunte alors les voies de la simplification extrême. Sa peinture est simple, pure, humble prétexte pour retrouver ce moment « où l’art devrait couler de source » : une invitation au silence absolu. « Quand le tableau est silencieux cela signifie qu´il est réussi. Certains de mes tableaux commencent dans le tumulte. Ils sont explosifs. Mais je ne suis satisfait que lorsqu´ils deviennent silencieux : une forme doit s’écouter et non pas se voir. » Il nous invite donc par son art à participer à la contemplation du silence, à chercher l´intériorité et la présence. « Dans la nature, il y a des formes déformées, parentes entre elles, mais jamais identiques. Les formes géométriques, plastiques, organiques, et celles qui sont pour ainsi dire l´œuvre des temps qui précèdent l´histoire. Toutes ces formes doivent se retrouver dans la composition du tableau. Et le peintre doit réfléchir longuement, très longuement, avant de commencer la composition de son tableau. »

 

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3 Commentaires

  1. Arnaud Guillaume

    Merci beaucoup pour cet article qui me fait découvrir un nouveau peintre. Tres beau montage de ses oeuvres sur youtube. J'ai juste une question: je me demande si Poliakoff n'a pas connu Nicolas de Staël, lui aussi russe émigré, lui aussi sur Paris et lui aussi ayant connu une période abstraite pour sa peinture. Les couleurs de Poliakoff de la retrospective (surtout le rouge mais aussi le noir et le blanc) font penser aux couleurs utilisées par de Staël. Ces deux hommes se connaissait ils?    

    1. Aude

      Je ne sais pas si Poliakoff et Staël se sont connus personnellement …sans doute puis qu'ils avaient un ami commun, russe également André Lanskoy. Ils faisaient tous plus ou moins partie de la fameuse école de Paris où foissonnaient une foule de peintres russes émigrés : Chagall, Soutine, Gontcharova, Hosiasson, Zoubtchenko, Delaunay…

      Beaucoup d'entre eux inspirés par Kandinsky  se sont lancés dans l'abstraction  qui procède pour lui "d'une apparition". Il parlait même d'une extase de la peinture. En allant visiter ces peintres on fait soudain l'expérience de  cette visibilité de l'infini. 

      Merci beaucoup pour ce magnifique article !

  2. Louis

    Merci pour cet article intéressant, qui me donna envie, un morne après midi d’hiver, d’aller me ressourcer auprès de ces oeuvres rayonnantes !

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