Home > Politique > Qui nous gardera de la barbarie ?

Qui nous gardera de la barbarie ?

Que faire devant la violence grandissante dont les médias se font chaque jour les porte-parole ? La réflexion d'Hannah Arendt sur la banalité du mal nous rappelle que, le chemin qui nous gardera de la barbarie passe par notre liberté.


CC BY-NC SS&SS

Un phénomène que je trouve particulièrement préoccupant dans l’actualité récente, ou plutôt dans le traitement de celle-ci, c’est le recours fréquent, presque systématique, à l’accusation de « nazisme ». Les pro-palestiniens emploient cette image pour condamner l’attitude d’Israël vis-à-vis de la Palestine, les massacres de l’Etat Islamique sont mis en parallèle avec la Shoah, le président de Syrie, Bashar El Assad, passe pour un nouvel Hitler, l’annexion de la Crimée par Poutine est comparée à « l’Anschluss » de l’Autriche par les nazis en 1938, tandis que ce même Poutine, dans un récent discours prononcé devant un parterre d’étudiants russes, disait que « les actions du gouvernement ukrainien à l’encontre des villes du sud-est de l’Ukraine lui rappelait le siège de Leningrad par les nazis ». Bref, de part et d’autre des lignes de démarcation, chacun voit les « nazis » en face de lui.

Quelle que soit la justesse ou non du rapprochement qui est fait, et quelle que soit la sincérité du propos ou son instrumentalisation politique, cette comparaison trahit toujours chez celui qui l’emploie une négation du dialogue et de l’intelligence. On ne négocie pas avec les nazis, on ne perd pas non plus de temps à les comprendre : il faut les éliminer, et vite, c’est ce que l’histoire nous a enseigné. L’analogie signe la fin du discours, elle met un point final à la diplomatie, et donc à la raison. Le « nazisme » incarne le « mal radical », irrationnel, barbare, incurable – et les symptômes de ce mal, bien sûr, s’observent toujours chez les autres, et jamais chez soi.

Dans ces circonstances, la voix de Hannah Arendt et son jugement sur le nazisme sont plus actuels que jamais. La parution de son article fleuve sur le procès de Eichmann dans le « Newyorker » avait, en son temps, provoqué une vive, pour ne pas dire violente, réaction. Rapide rappel des faits : Adolf Eichmann était responsable de toute la logistique ferroviaire impliquée dans la « solution finale » de Hitler. Arrêté en Argentine après la guerre par les services secrets israéliens, il fut conduit à Jérusalem où il comparut lors d’un procès largement médiatisé. Le monde voulait condamner en lui un barbare sanguinaire et haineux. Hannah Arendt, à contre-courant de cette vision simpliste, décrivait dans son article un homme dont le principal motif n’était pas la haine des juifs mais la loyauté à son pays, un père de famille qui avait acheminé vers Auschwitz, donc vers leur mort, plusieurs millions de personnes, avec la conscience tranquille de qui fait son devoir, avec patriotisme et professionnalisme. C’est en cela, concluait-elle, que résidait le mal : dans cet abandon de la conscience morale par lequel l’homme devient un pantin au service du pouvoir, abdiquant pour ainsi dire sa qualité de personne pour n’être plus qu’une fonction dans un système.

Pourquoi cette analyse de la philosophe allemande a-t-elle provoqué une telle violence ? Parce qu’il est autrement plus commode et rassurant de tracer une frontière, sur la carte du monde ou entre les hommes, entre le monde civilisé et le monde barbare, entre le bien et le mal. Entre nous et les nazis. Hannah Arendt dérangeait hier, comme elle dérange aujourd’hui, car elle nous met en garde contre l’orgueil de la civilisation : la frontière qui sépare le monde barbare du monde civilisé est bien plus fragile que nous n’aimerions le croire, et elle passe dans le cœur de chacun [1]. Non, la culture et la technologie ne sont pas un rempart contre la barbarie. Toute société, même la plus civilisée, la plus « développée », c’est-à-dire la plus cultivée et la plus technologiquement avancée, court toujours le risque de devenir un système (et tout système n’est-il pas, par essence, totalitaire ?) et donc d’engendrer chez les individus des attitudes et des modes de pensée formatés, réduits à leur aspect fonctionnel. Dès lors que la liberté individuelle est étouffée, de droit ou de fait, la barbarie s’annonce.

L’Etat Islamique, une horde de barbares dégénérés, sans éducation ? De toutes les horreurs dont les médias nous abreuvent depuis le mois de juin, le témoignage qui m’a le plus effrayé est celui de ce membre de la communauté Yasidi qui a réussi à s’échapper de justesse. Il disait que, jusqu’alors, ils avaient vécu en amitié avec leurs voisins sunnites : ils partageaient leurs repas, riaient ensemble, et leurs enfants jouaient dans les mêmes cours de récréation. Et du jour au lendemain, quand l’Etat Islamique est arrivé dans le village, ce sont eux, leurs voisins, leurs amis, qui se sont tournés contre eux et ont commencé à les massacrer. Ils étaient pourtant des gens civilisés.

La vision de Hannah Arendt est réaliste, mais n’est-elle pas décourageante, voire désespérante ? Si notre humanité est à ce point abîmée par le péché que la barbarie, comme un cancer, peut prendre racine au sein même des remparts que nous espérons bâtir contre elle, cela veut-il dire que personne n’est à l’abri et qu’il n’y a rien à faire ? Si. A mon sens, notre responsabilité s’exprime essentiellement de deux manières. Premièrement, ne pas tenir la liberté pour acquise signifie prendre sur moi la responsabilité de former ma liberté. Une telle formation suppose deux choses. D’une part de former mon jugement sur les événements, à commencer par les événements qui me touchent directement, car un jugement sage sur les choses, réaliste et pondéré, est la clé de la liberté. [2] Et d’autre part de former en moi la vertu morale qui, au moment décisif, me donnera la force de suivre le bien et non mes instincts. Deuxièmement, et plus fondamentalement encore, ma responsabilité personnelle contre la barbarie s’exprime dans l’humilité et la prière. Ne pas présumer de nos forces (nous savons tous combien les instincts prennent facilement le dessus sur nos bonnes résolutions), ne pas nous enorgueillir de notre « civilisation », rester humbles et mendier à genoux, comme Salomon, la grâce du jugement et de la liberté.

 


[1] « Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre (mais s’il en était un, alors l’accusation d’Israël contre lui s’effondrait, ou, du moins, perdait tout intérêt ; car on ne saurait faire venir des correspondants de presse de tous les coins du globe à seule fin d’exhiber une sorte de Barbe-Bleue derrière les barreaux). L’ennui avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle suppose que ce nouveau type de criminel, tout hostis humani generis qu’il soit, commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est impossible de savoir ou de sentir qu’il a fait le mal. » Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal
[2] « Le sujet idéal du totalitarisme, ce n’est pas le nazi convaincu ou le communiste convaincu ; ce sont plutôt les gens pour lesquels la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) n’existe plus. » Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme

 

 

 

Vous aimerez aussi
Toujours missionnaire, même avec les pieds enchaînés
Semaine Sainte Corse : beauté, tradition, spiritualité
« Je suis une âme en peine », le chant d’Aynur Doğan pour son peuple kurde
Photo : L’Homme et la culture

5 Commentaires

  1. Bruno ANEL

    Merci Paul de cette analyse. La frontière entre le bien et le mal passe effectivement à l’intérieur de chacun d’entre nous. Le philosophe Luc Ferry remarquait récemment que le réveil du « barbare » qui sommeille en chacun de nous peut être provoqué par trois facteurs. Prenant l’exemple de l’Allemagne nazie, il évoquait l’humiliation (le traité de Versailles), la misère (la crise de 1929) et l’exaltation du groupe qui en dérive et en vient à exclure celui qui ne fait pas partie du groupe . La radicalisation de jeunes musulmans – de tradition ou fraîchement convertis- partant faire le « djihad » en Syrie lui semblait relever de ce processus.

  2. Pingback : Le défi qui attend l’Islam, ou ce que la tragédie du 7 janvier nous enseigne – Terre de Compassion