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Malek Alloula : de la précarité à la mesure du vent

 
Le poète algérien, Malek Alloula, est décédé le 17 février dernier, au cours d'une résidence d'écriture à Berlin avec le DAAD [1]. En 1966, reprenant le vers d’Hölderlin, il se demandait : « Pourquoi écrire dans cette nuit qui nous environne au milieu de la précarité la plus grande ? »

 
Nous voici à présent
sur le chemin fourchu 
sans autre guide 
que le roseau docile
sous les caprices du vent 
et sans autre souvenir 
que celui de notre soif 
présente dès la lisière. 
Nos seuls compagnons 
avaient choisi le silence 
de l'obstination émue et nous-mêmes
n'espérions plus gagner la halte
tant la marche était nouvelle. [2]
 

La pudeur de la quête

Mallek Malloula est né à Oran en 1937. Auteur de Villes et autres lieux [3], il était « d’une discrétion et d’une pudeur qui m’intimidaient », raconte Tahar Ben Jelloun [4]. Mais plus qu’un trait de caractère, il s’agissait d’une forme d’attention, de crainte même, vis-à-vis de la création poétique. En effet, dans une entrevue à propos de l’un de ses recueils, il précisait : « Cette discrétion serait, paradoxalement, le signe évident de la conscience d’un écart entre le poète dans et hors de son texte. C’est, je pense, une position de retrait respectueux qui invalide toute velléité d’ostentation. » [5] C’est donc sans doute l’étonnement devant ce verbe surgit de la précarité la plus grande [6] qui semble le tenir dans cette humilité : « Quant au dire poétique, comment ne pas être sensible à sa fragilité, à sa ténuité vibratile ? Comment ne pas retrouver, dans certains et nombreux vers de l’universelle poésie, les échos de tant d’indubitables, irrépressibles frissons de vie ? »[7]

Enfance et gratitude

La vie affleure en effet dans la création d’un homme dont l’écriture, « transforme la banalité en un moment d'allégresse », selon Marie-Joëlle Rupp [8]. A propos de son avant-dernier livre, Le cri de Tarzan, il commente : « J’aime à penser que je ne suis rien d’autre que ce que ces lieux ont fait de moi ». Rejetant tout exotisme colonial, il célèbre cependant ces lieux de l’enfance où « un infime rien prend aussitôt les allures de miraculeuses aubaines ». Il épouse alors le rythme de ses origines paysannes et de son « Oranie » : « Un rythme disons de l’approche de l’autre, de l’existence de l’autre. » [9] Pourtant, il ne se complaît pas dans la nostalgie : « Aucune nostalgie de ma propre histoire. Un émerveillement, au contraire, d’avoir vécu cela et d’en retrouver tout frais le souvenir, d’en entendre encore le rire stimulant qui doit continuer de résonner dans les strates atmosphériques de l’éternité. C’est le bonheur d’avoir été pleinement parmi les miens, pleinement dans mon paysage. » [10]

"En poésie, il y a toujours l’urgence du vivant, même pour un poète tel que moi, si lent, si lent. "

La saveur du temps

Dans le même recueil, il évoquait aussi cette « fraternité oranaise des fines gueules, dont la vocation quasi sacerdotale », selon l’expression de Marie-Joëlle Rupp, tendait à « magnifier l'acte de manger ». Ainsi écrivait-il : « Cette cuisine de gargote, tout aussi ordinaire, pauvre et commune qu'elle peut être […] voici qu'un verbe en transmue la banalité nourricière, en achève l'élévation liturgique ». Comment ne pas savourer alors ce passage de son essai, Les festins de l’exil (2003), où il se plait à dévoiler le caractère sacré de la cuisine : « J'aime imaginer, en matière d'art culinaire, que le temps n'est pas seulement une catégorie abstraite, mesurable. J'aurais plutôt tendance à y voir l'ingrédient par excellence, aussi indispensable que le sel, le poivre et autres épices que l'on verse dans le plat de cuisson. (…) Nous sommes ainsi invités à goûter à la consistance de ce temps cuisiné et, en quelque sorte, à entrer de plain-pied dans une méditation qui restitue à l'acte de manger son vrai sens, celui d'un acte de civilisation. » [11] Dans le temps du poème, comme les saveurs de la cuisine oranaise, les images de l'enfance offrent la possibilité d’humaniser le quotidien.

Une question obstinée au cœur du drame

Mais que vaut cette lenteur, ce privilège, face à la furie de son époque ? Hanane Semar, dans « El Watan »[12], précise combien Malek Alloula faisait parti d'une génération déçue après les premiers espoirs de l'indépendance, une « génération sacrifiée ». Son ami, Mohamed Lakhdar Maougal disait en effet à sa mort : « On nous a mis tellement de bâtons dans les roues qu'on n'a même pas pu libérer les chemins pour les novices. La nouvelle génération a tout le temps pour s'exprimer, et ensuite porter le flambeau ». Il dut donc s’exiler à Paris : « On ne l’a pas laissé être acteur dans sa société, comme d’autres de sa génération », affirme Maïssa Bey.

Il a connu la souffrance de manière toute particulière, lorsque son frère, le célèbre dramaturge Abdelkader Malloula, fut assassiné, en 1994 par les islamistes [13]. Ce qu’il avait dit de sa mission poétique prend alors une épaisseur nouvelle : « Pour ce qui est de la voie que j’ai choisie, je dirais qu’il s’agit avant tout pour moi d’une interrogation reprise de poème en poème et qui débouche sur une autre interrogation. Cette interrogation est la suivante : pourquoi écrire dans cette nuit qui nous environne au milieu de la précarité la plus grande ? » [14] La poésie, même dérisoire jusqu’à l’absurde face à la dérive d’une époque, n’ébauche-t-elle pas, par son acte même, une réponse ? C’est pour cela sans doute qu’elle constitue pour lui une démarche incontournable de l’humanité [15].

L'urgence et le suspens

Alors que tout autour, le monde semble dévoré par l’absurdité, la violence et le désespoir, cette poésie exigeante, fondée sur la saisie de l’image plus que sur le lyrisme [16], attire le regard vers la vie : « En poésie, il y a toujours l’urgence du vivant, même pour un poète tel que moi, si lent, si lent. Cette poésie que j’aime, j’y reviens toujours. Aussi, je me retrouve dans cette définition de la fidélité que donne Pascal et citée de mémoire : “Etre fidèle, ce n’est pas n’avoir jamais quitté, mais être le plus souvent revenu”. » [17]

A Berlin, en plein cours de ce travail, de ce retour à la vie, le poète vient d’accéder à l’ultime « décantation » de soi [18]. Une surprise pour beaucoup, disent les commentateurs intimidés, mais à lire certains de ses mots, on peut se demander, si cette surprise n’était pas l’accomplissement d’un acte essentiel qui l’avait préparé : « Je ne pense pas (…) qu’il y ait jamais eu un quelconque moment où je me serais, sous l’effet de l’âge ou de tout autre facteur psychologique, dit : “C’est l’heure ! Je suis prêt !” Si je fus prêt un jour, je fus prêt tout le temps. Comme s’il n’y avait pas de début. Ni de fin d’ailleurs. » [19], Si la poésie est cette « suspension de la chronologie », cette « second life non virtuelle », elle conduit aussi à « la mesure du vent » qu’il avait célébré dans un de ses recueils.

 

Il est un terme où j'arrive toujours
À la tombée de la nuit
Un aveuglement ancestral
Dont je retrouvais le sens circulaire
D'où partaient ces voix
Pour parler si calmement de la mort
Comme d'une lampe éteinte avant la débâcle. [20]
 
 
 
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NOTES :

[1] DAAD (Deutscher Akademischer Austauschdienst, Office allemand d'échange universitaires).

[2] Ce poème, écrit dans les années qui suivent la révolution algérienne, montre bien cette hésitation du poète devant l’idéologie ainsi que l’espoir qui caractérisait ces années (voir note 12). Poème II, cité dans la revue Souffles, n° 3, troisième semestre 1966, pp. 37-40.

[3] M. Alloula, Villes et autres lieux, Christian Bourgeois, Paris, 1979. Editions rééditée par Barzakh (Alger, 2007).

[4] Tahar Ben Jelloun précise combien Malek Alloula était un grand connaisseur de la langue française, lecteur des soufis Arabî et Al-Hallaj, de Hölderlin et de Paul Celan. « C'était une soirée étrange où les poèmes d'Aragon furent lus par un comédien. Malek, comme à son habitude, lut trois courts poèmes, très mystérieux, très beaux, puis s'éclipsa. » Tahar Ben Jelloun, Le poète algérien Malek Alloula est mort, in Le Point, 20/02/2015.

[5] « Il me semble que, pris dans les rets de son écriture, le poète, essentiellement lui, vit dans une sorte de “second life” non virtuelle. La méritoire discrétion que vous voulez bien me reconnaître, croyez bien qu’elle n’est pas l’effet d’une quelconque timidité paralysante ou d’une maladive introversion – loin de là. Elle serait paradoxalement, cette discrétion, le signe évident de la conscience d’un écart entre le poète dans et hors de son texte. C’est, je pense, une position de retrait respectueux qui invalide toute velléité d’ostentation. » Bachir Aggour, Entretien avec Malek Alloula, « L’enfance ? Aucune nostalgie, mais un émerveillement, dans Les soirs d’Algérie, 23/02/2015.

[6] « Ecrire, c’est toujours un acte de précarité. On ne peut pas écrire si on n’a pas un sentiment très fort de cette précarité. En fait, je dis pourquoi continuer à écrire, au fond, c’est que cette précarité qui est là constitutive de l’acte même d’écrire nécessaire malgré. Je ne me vois pas écrivant autrement que cerné par cette précarité. Je dirais qu’il y a dans l’acte d’écrire comme d’autres actes de création ; je crois qu’il y a profondément le sentiment d’une grande précarité et en fait, on ne peut pas répondre à cette question. Quand, j’ai dit pourquoi continuer d’écrire parce qu’on ne peut pas faire autrement que de continuer  d’écrire. Parce que la précarité est toujours là. » Lateb Azeddine, Entretien avec Malek Alloula, La Tribune, cité dans « Les Parenthèses », le 31/05/2010.

[7] Ibid.

[8] Pour elle, dans Le Cri de Tarzan, « l'homme devient un chef-d'œuvre en voie d'accomplissement.»

[9] « Le rythme, dans ce que j’écris (…), est un rythme très profond. Un rythme prédéterminé par des rythmes de mon enfance, très lointains dans ma vie et tout se passe comme si le rythme a préexisté à l’expression elle-même. Je crois que j’ai toujours écrit avec – je préfère le mot rythme à musique – un rythme qui nous est propre en Algérie et notamment propre à mon Oranie où je retrouve à la fois un rythme de la marche, un rythme du dire et de la parole. Un rythme disons de l’approche de l’autre, de l’existence de l’autre. Pour moi, le rythme est quelque chose absolument indispensable à la création d’un rapport à l’autre. » Lateb Azeddine, Entretien avec Malek Alloula, La Tribune, cité dans « Les Parenthèses », le 31/05/2010.

[10] « La remémoration n’implique pas forcément la nostalgie. Il y aurait à mes yeux pas moins qu’une radicale incompatibilité, en ce sens qu’elle n’est, par elle-même, ni créatrice, ni dynamique, ni ouverte. La claustration en serait l’achèvement. (…) Aussi n’ai-je aucune nostalgie de cette enfance que j’évoque et décris. Aucune nostalgie de ma propre histoire. Un émerveillement, au contraire, d’avoir vécu cela et d’en retrouver tout frais le souvenir, d’en entendre encore le rire stimulant qui doit continuer de résonner dans les strates atmosphériques de l’éternité. C’est le bonheur d’avoir été pleinement parmi les miens, pleinement dans mon paysage» Bachir Aggour, Entretien avec Malek Alloula, « L’enfance ? Aucune nostalgie, mais un émerveillement, dans Les soirs d’Algérie, 23/02/2015.

[11] « J'aime imaginer, en matière d'art culinaire, que le temps n'est pas seulement une catégorie abstraite, mesurable. J'aurais plutôt tendance à y voir l'ingrédient par excellence, aussi indispensable que le sel, le poivre et autres épices que l'on verse dans le plat de cuisson. Aussi, pour telle ou telle préparation, mes recettes idéales préciseraient : “Ajoutez trois cuillérées à soupe de temps” ; “avec les oignons, faites revenir un verre à eau de temps. Mais tous ces temps mêlés (…) n'ont absolument rien à voir avec le temps de cuisson chronométrés (…), ces temps créent un temps spécifique du plat, lui donnent un tempo, une atmosphère, une musique propre. Nous sommes ainsi invités à goûter à la consistance de ce temps cuisiné et, en quelque sorte, à entrer de plain-pied dans une méditation qui restitue à l'acte de manger son vrai sens, celui d'un acte de civilisation. » Les festins de l'exil, Editions François Truffaut, Paris, 2003, pp. 54-55, cité par Rosalia Bivona, dans Nourriture et écriture dans la littérature maghrébine contemporaine, étude de douze auteurs, Thèse de doctorat de Littérature comparée, UFR Lettres et Sciences Humanies, Université Cergy Pontoise, 06/10/2010.

[12] Hanane Semar, Malek Alloula : une certaine Algérie est en train de disparaître, dans El Watan, 20/02/2015 disponible sur : http://www.paperblog.fr/7499667/481_-malek-alloula-est-mort/ 

[13] Malek Alloula divergeait des positions politiques de son cadet. On perçoit quelque chose de sa position face à la poésie militante dans ce passage : « Les problèmes généraux concernant la poésie doivent être certainement les mêmes dans tout le Maghreb mais à côté d'eux existent quelques problèmes particuliers, propres à la situation de chaque pays. C'est ainsi que nous sommes en Algérie encore sous le coup de notre Révolution qui a donné naissance à une poésie essentiellement militante et tournée vers le témoignage immédiat. Après la Révolution beaucoup de poètes se sont tus ou bien ont vu leur production diminuer du fait qu'ils n'ont pu procéder à une reconversion. Cette reconversion était d'autant plus dure que la poésie militante à laquelle ils se sont livrés fut uniquement polarisée par l'événement. Chez de nombreux poètes il n'y eut aucune ouverture vers l'humain en général (je crois à une poésie aux frontières de l'homme). D'autre part, chez ces mêmes poètes aucune réflexion sur la poésie ne sous-tendait leur écriture. Une grande facilité les caractérisait. » M. Alloula, dans la revue Souffles, n° 3, troisième semestre 1966, pp. 37-40. Pour autant, la séparation d’avec celui qui était presque son jumeau marque son œuvre : « Ce n’était pas seulement de la fraternité entre nous, c’était presque de la gémellité. J’étais son aîné de quelques mois à peine. Généralement, dans les familles, c’est le cadet qui est extraverti, et l’aîné l’introverti, ça a été le cas pour nous ! ». Hadj Milani, Malek Alloula à l’IDHR : Quand un écrivain revendique sa « paysannerie », 22/11/2010,

[14] M. Alloula, dans la revue Souffles, n° 3, troisième semestre 1966, pp. 37-40.

[15] « Pour ma part, je suis totalement optimiste quant à l’avenir et quant à la donnée de la poésie. Je pense que c’est une donnée incontournable de la démarche humaine au sens historique et anthropologique du terme de cette démarche là. » Lateb Azeddine, Entretien avec Malek Alloula, La Tribune, cité dans « Les Parenthèses », le 31/05/2010.

[16] « Ce qui a dans cette poésie qu’on trouve un peu difficile, c’est la présence des images qui nécessitent d’être pénétrées non pas expliquées et je pense, pour revenir à cette histoire de rythme dont nous parlions, je veux dire que tout comme le rythme est un rythme qui n’est pas propre à la langue française, au contraire qui est un rythme propre à l’arabe dialectal, propre aux rythmes particuliers à ma région, à mon pays. L’image là aussi n’est pas une image poétique simple, c’est une image poétique  qui est là aussi prise dans une vision des choses  d’une part et d’autre part par une manière de rendre cette vision. Je pense  qu’il est sûr que ma poésie n’est pas une poésie lyrique, c’est une poésie de saisi d’images, saisi de visions et j’ai dans mon souvenir, je revois les paysans  de ma région, l’Oranie parlaient presque d’une manière comment dire , laconique, il y a un grand laconisme dans ce langage algérien de la paysannerie de ma région, à tel enseigne qu’il y a le mot arabe methl, quand un algérien emploie un methl qu’on traduit par exemple, c’est véritablement une image  complexe qui n’est pas simple. Il est évident que mes images vont être aussi très laconique. Il y a un plaisir de la lecture peut être à démonter cette image. Je ne peux pas en même temps fournir le texte et le mode d’emploi. » Lateb Azeddine, Entretien avec Malek Alloula, La Tribune, cité dans « Les Parenthèses », le 31/05/2010.

[17] Ce retour implique aussi un travail en profondeur propre à la poésie : « L’oreille et la vue sont sollicitées davantage qu’en prose. La forme typographique elle-même requiert le texte – la forme et le fond sont une seule et même chose. Il y a une tension torturante en poésie. L’image, l’idée ne vous lâchent pas – comme s’il s’agissait ici d’une question de vie ou de mort. Le texte poétique épuise littéralement, c’est-à-dire physiquement. Pire, le temps, la chronologie disparaissent. Je suis un poète extrêmement lent et j’aime cette lenteur, cette irrépressible décantation du texte et de moi-même. » Bachir Aggour, Entretien avec Malek Alloula, « L’enfance ? Aucune nostalgie, mais un émerveillement », dans Les soirs d’Algérie, 23/02/2015.

[18] Voir note précédente.

[19] Ibid.

[20] Poème tiré de « Villes et autres lieux » (1979), réédité par Barzakh en novembre 2007. 

 

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2 Commentaires

  1. Terre de Compassion

    Et voici un article paru dans "El Watan" aujourd'hui. 

    Malek Alloula, un phare unique, dernier salut des navigateurs

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    le 03.03.15 | 10h00

    Malek Alloula est un semeur, un poète possédé par le verbe, par la matière brute qui veut être taillée en figure. Un homme d’avant-garde qui n’hésite pas à saisir le feu de ses mains nues, même s’il sait que cela tue. Un isolé à qui la célébrité et le vacarme des relations sociales furent toujours superflus. Un amant qui connut et célébra le bonheur inaccessible. Un homme bon qui consuma un cœur exceptionnellement fort dans sa lutte sur les abîmes de l’âme et du monde. Il était l’un de ces phares uniques.

    Une lumière, dernier salut des navigateurs dans les nuits de tempête et de ténèbres. Peu de gens connaissent cette obscurité du grand large, et peu de gens la lumière salvatrice. Là où un monde s’écroule, là où les fleurs ne fleurissent plus, où les navires ne peuvent plus rentrer au port, là, dans une cabane de cendres, le corps de l’aimée s’éclaire comme un soleil nocturne, et cet éclat, qui est aliment, est aussi une clarté sur la mer.

    Malek Alloula est un de ces «phares». Il est le feu qui brûle du dedans, qui déchire les ténèbres : une lumière qui sauve. Une lumière qui durera. «Des fossiles étoilés de la terre.La chaux blanche monte et me soutient.» Même alors que le poème ne s’adresse plus à un «toi» personnel, il est la tentative, prolongeable jusque dans l’infini, de faire entrer l’univers dans quelques phrases.

    C’est ainsi que Malek Alloula façonna, l’un après l’autre, ses présents immortels. Il pensait qu’il ne pouvait quitter le monde sans déposer dans les mains vides de l’aimée, en guise de testament, une profusion d’images, une surabondance d’univers, de quoi surmonter toutes ses larmes et tout son deuil : «J’ai creusé tes sourires/J’ai nourri tes regards/De ce rare délire/Qu’on porte comme un fard/Tu pars à la dérive/La dérive du temps/Quittant la sombre rive/Où mon ombre t’attend.»(1) Le poète avait la nostalgie de la perfection. La main qui avait écrit «ses poèmes» était guidée par la plus haute maîtrise. Cette main lumineuse condensait la totalité de son génie.

    Pour Malek Alloula, l’amour était aussi la prise de conscience envers «l’autre», ce qui rend sensible tout l’abstrait, et la mort était le sacrifice suprême, le dernier acte de dévotion par lequel on embrassait la terre : «Terre perdue, terre battue/Tous tes chemins s’en sont allés/Toutes les fontaines sont bues/Tous les ruisseaux vitriolés».(2) Là où Malek Alloula mourait, il mourait la mort du monde entier. Mais là où il s’enflammait, il édifiait un monde nouveau, et là où il aimait, il faisait de l’aimée le centre de gravité de l’univers.

    Il s’est trouvé placé entre deux nations : celle qui l’a vu naître et celle qui lui a donné sa langue. Il était l’un des innombrables réfugiés de l’esprit. Dans sa recherche d’une patrie, il se heurta à des désespoirs qui sont au bord de l’indicible : «Pourtant ma douce tombe/Tombe insensiblement/A travers les décombres/D’irascibles couchants».(3) Pour Malek Alloula, poète, la mort, la jalousie, la solitude et l’angoisse étaient la troisième dimension de l’amour.

    Et le corps dans sa force parfaite et bénéfique, dans sa parfaite sensualité, est la source, est la patrie, au sein d’un monde qui est, sinon tout à fait déshumanisé, du moins tout à fait dépersonnalisé. Les graines déposées par Malek Alloula lèveront. Des jeunes poètes écouteront le message du maître, qui avait compris que l’art du poète exige une audace mortelle, une audace qu’il a prise sur lui et qu’il a soutenue jusqu’à son dernier jour.

    1-2-3 : Recueils de poèmes édités par Sindbad sont disponibles dans la Bibliothèque nationale (Alger).

    Djilali Khellas