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Super Mario (Draghi) ou la fuite en avant du banquier de l’Europe

Pour comprendre la politique de Mario Draghi et le comportement de la BCE, entretien avec Philippe de Portzamparc, président de la société de bourse Portzamparc.

Depuis Novembre 2011 et jusqu’en 2019, Mario Draghi est le successeur de Jean Claude Trichet à la tête de la Banque Centrale Européenne (BCE), principale institution de l’union monétaire européenne, basée à Francfort. Dans un contexte européen extrêmement tendu au niveau économique et à cause de la limitation des pouvoirs budgétaires de relance économique des gouvernements, le rôle du banquier central européen est devenu décisif et chaque décision influence les politiques des États et des entreprises de la zone Euro.

Depuis début mars, le président de la BCE continue sa politique de relâchement monétaire et de facilitation de l’accès au crédit dans l’espoir d’une relance de la croissance. Celle-ci consiste tout d'abord en une baisse du principal taux directeur de 0,5 % à 0 %. De ce fait, la BCE prête dorénavant gratuitement aux banques pour encourager le crédit. Ensuite, il réalise une baisse du taux de dépôt et une augmentation du rachat mensuel de dettes publiques. ​Ce  dernier point est évidemment très critiqué : racheter la dette de la Grèce, de l’Italie ou même de la France, n’est pas forcément très prudent.

Jean Despruniée: Comment a évolué la politique de la BCE ces dernières années pour qu’on en arrive aux récentes décisions de Mario Draghi ?

Philippe de Portzamparc. Jean Claude Trichet (l’ancien président de la BCE) avait une obsession, celle de l’Euro fort (c’est à dire contrôler l’inflation pour ne pas que l’euro perde sa valeur). Cela nous a amené a un échec dramatique. Avec une politique rigide, l’Europe s’est enlisée progressivement alors qu’à côté les Etats Unis faisaient preuve de pragmatisme dans leur politique monétaire, contrôlant le niveau du dollar par rapport aux autres monnaies tout en permettant le financement de l’économie. Avec cette politique souple et malgré les crises traversées, ils ont pu contrôler leurs dérapages. Quand Mario Draghi arrive à la tête de la Banque Centrale Européenne, il regarde ce qu’on fait les américains et décide d’adopter la même politique : il relâche petit à petit la pression monétaire en injectant des liquidités dans le système pour accompagner une relance de l’économie (si l’argent « coûte » moins cher alors il y aura une reprise de l’investissement et de la consommation). Enfin, on tente d’avoir une politique monétaire pourrait-on dire ! Mais dans les circonstances actuelles et étant donné le fonctionnement de l’Europe, cette orientation est délirante !

Pour quelles raisons ?

Mario Draghi agit comme si l’Europe avait une politique économique commune, ce qui n’est pas le cas. Or, une relance monétaire sans concertation des politiques des gouvernements est un désastre : on demande à des pays aussi différents que l’Allemagne, la Grèce ou l’Estonie d’avoir des règles communes alors que les réalités économiques sont très différentes. Au final ce sont des centaines de milliards d’euros qui sont déversés par la BCE pour booster la croissance, mais sans aucune politique de relance commune et aucune exigence d’action au niveau des politiques publiques de chaque pays ; mise à part peut être la Grèce qui doit vendre aux chinois ses ports et aéroports comme gage de l’avancée des réformes. Les États de la zone Euro empruntent presque gratuitement pour financer leur dette publique et en amplifient ainsi le poids ! On repousse le problème des réformes structurelles, la stratégie de Mario Draghi est une véritable fuite en avant ! La France, comme la plupart des autres pays de la zone Euro, ne prend aucune mesure pour que cette politique monétaire européenne puisse agir avec efficacité. Aujourd’hui l’économie a besoin de réformes et de confiance plus que de liquidités. On n’a jamais eu autant d’argent mis à disposition par les banques avec des taux si bas tout en ayant aussi peu de croissance. Le vrai problème est politique et consiste à restaurer la confiance. Les injections de la BCE ne font que masquer la crise et repousser les problèmes, mais pour combien de temps ?

Quels sont les risques pour les pays de la zone euro ?

Aujourd’hui, dans le contexte d’endettement généralisé, la politique de  Mario Draghi c’est 700 milliards d’euro mis sur la table ! Qui assure la sécurité de ce prêt en cas de crise ? Les banques centrales de chaque pays, selon leur quote-part ; c’est pourquoi Mario Draghi est très critiqué en Allemagne, qui a la plus importante quote-part de la zone Euro: si demain il y a des défaillances et s'il faut payer la note de cette dette faramineuse, l’Allemagne devra contribuer à hauteur de 15%…Alors que les allemands, s’ils affrontent de vrais problèmes démographiques, ont, eux, réformé leur pays ! Ils ont une économie saine qui produit et exporte, ils ont traité leurs problèmes de fonds, ce que nous n’avons pas fait. Mais en cas de crise ce sont les retraites allemandes qui paieront cette politique inconsidérée de la BCE. De plus, cette fuite en avant monétaire est couplée avec des mesures qui encadrent fortement les banques, les pénalisant si elles ne prêtent pas assez d’argent. Les banques américaines s'amusent devant ces réglementations impensables chez elles et qui aboutissent à des situations absurdes : les banques auraient intérêt à garder des quantités énormes de billets de 500 euros dans leurs coffres pour ne pas être pénalisées par des taux d’intérêt négatifs !  Il reste à franchir la dernière marche de ce mauvais scénario : répercuter les taux d'intérêt négatifs sur l'épargne des entreprises et des particuliers !

Quelles pourraient être les prochaines étapes de cette stratégie de Mario Draghi ?

La BCE pense relancer la croissance en relançant la consommation ; l’idée "d’helicopter money" (argent distribuée directement sur les comptes en banque des ménages) a même été évoquée en remplacement de la liquidité mise à la disposition des banques : une étude a montré qu’en donnant 175 € par mois aux particuliers européens on pourrait relancer la consommation. Mais tout cela c’est de l’illusion, ça ne correspond pas à l’économie réelle. Donner du pouvoir d’achat aux gens avec de l’argent issu de la planche à billet c’est du délire ! Jusqu’où va-t-on aller dans le  gonflement de la masse monétaire ? Les japonais tentent depuis des années plan de relance monétaire sur plan de relance et cela ne marche pas : ils ont aujourd’hui une dette publique colossale et une très faible croissance ! La BCE ne sait plus comment injecter des liquidités : après le rachat des dettes publiques, elle va commencer à racheter des dettes privées et demain peut-être des actions d’entreprises privées ? Elle va gonfler le marché financier de manière illusoire et provoquer des bulles financières avec cette politique déraisonnable.

Comment les États peuvent faire face à cette situation ?

Il y a un problème institutionnel d’abord. La BCE est quasiment hors du contrôle des gouvernants des pays européens ! Elle fonctionne sur un modèle fédéral mais dans les faits il n’y a pas de « ministre des finances européen » pour contrôler l’action de Mario Draghi, il peut agir en cavalier seul, sans réelle concertation avec les hommes politiques des pays membres de la zone euro ; aujourd’hui la BCE n’est pas une institution au service d’une volonté politique commune, elle décide par elle même de sa politique monétaire.

Mais le nœud de la crise provient de l'absence de convergence des politiques de chaque pays : les États doivent se réformer, arrêter de creuser les déficits en se protégeant derrière la solidité monétaire de la zone euro qui repose aujourd’hui sur l’Allemagne. On ne peut pas prétendre faire une relance économique en continuant à creuser les déficits publics (qui augmentent tous les ans en France depuis 1973) et en imposant une fiscalité écrasante aux entreprises, acteurs de cette relance ; il y a des paradis fiscaux, mais ce que je vois aujourd’hui en France pour les entreprises et les particuliers, c’est plutôt l’enfer fiscal. L'écart de comportement entre la sphère publique et le secteur privé est trop lourd. Nos belles entreprises, petites, moyennes ou grosses, se mobilisent sans compter, innovent, exportent et, au final, créent de l'emploi alors qu'en face on vit toujours sur une autre planète.

Sans l'espoir que cette réalité finira par nous obliger à agir vite et fort, j'aurai comme beaucoup baissé les bras !

 

Propos recueillis par Jean Despruniée

 

 

Philippe de Portzamparc est président de la société de bourse Portzamparc
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7 Commentaires

  1. Vincent

    Merci pour cette interview qui a le mérite d'être claire. Et cependant, j'aimerais bien poser une question à Philippe de Portzamparc. Je comprends bien qu'il y a un problème d'unité politique en Europe, mais en l'occurrence, je me demande si ce n'est pas une chance dans la mesure où ce manque d'unité représente un frein pour les banques. Si jamais nous avions cette unité politique, et que les banques, à commencer par la BCE, pouvaient obtenir plus de résultats dans leur course au crédit, ne serait-ce pas un drame? Le drame de voir toute l'Europe, jusqu'aux ménages les plus pauvres, devenir débitrice des institutions financières. N'est-il pas l'heure pour ces institutions de réfléchir autrement? Autrement que dans le sens de la croissance calculée uniquement en fonction du PIB, du pouvoir d'achat, de la compétitivité du CAC 40, etc. Est-ce qu'un tel changement est techniquement envisageable à plus ou moins long terme pour un financier? Ou bien est-ce que le monde financier est définitivement condamné à la course en avant qu'on appelle la croissance? Dans ce dernier cas, comment rester serein?

  2. Thibaud

    et autre question: comment est-il possible que des Etats souverains d'une aussi grande importance que la France, l'Allemagne, l'Espagne… donnent tant de pouvoir à une banque (BCE), un technicien (le président de la BCE)? Alors même que la fonction qu'il (lui, ses prédécesseurs et tous ceux qui participent, à commencer par nos dirigeants politiques, à ce systéme) rempli est pratiquement celle d'un chef d'Etat et qu'il est en train d'hypothéquer l'avenir de toutes les générations futures d'Europe? Certains penseurs actuels utilisent de plus en plus l'expression de "société post-démocratique" pour définir ce que l'Union européen nous impose de vivre, c'est-à-dire des prises de décision hors de tout controle démocratique. La BCE semble en être une des illustrations les plus convaincantes.

    1. Bruno ANEL

      Le président de la BCE n'éxerce que les fonctions que le traité de Maastricht lui a donné. Mais les auteurs du traité s'inscrivaient dans une optique supranationale dont l'élan a été brisé par le "non" à la constitutioon européenne de 2005. Effectivement, cela a créé un déséquilibre des pouvoirs.

  3. Réponse de Philippe de Portzamparc à Vincent :

    Les questions soulevées par Vincent mériteraient un très long développement et me permettraient peut-être de rendre plus claire ma vision que la réponse synthétique à 3 questions sur un sujet bien vaste. Je vais cependant le tenter rapidement.

    – non, l'absence de politique européenne "convergente" n'est pas une chance mais un risque pour les zones les plus faibles et peut conduire à des égoïsmes bien dangereux : il suffit d'observer le comportement des retraités allemands qui en ont assez de payer pour les pays dits "du Club Med".

    Une construction européenne, menée à un rythme raisonnable sans vouloir intégrer tout le monde trop vite, aurait été un atout pour créer une zone monétaire unifiée. Celle que l'on nous a servie a plutôt anesthésié dans un faux confort les pays les plus laxistes. La France en est malheureusement un bon exemple avec de ce fait la dépendance actuelle à ceux qui financent notre dette : 64 % de celle-ci est portée par des non-résidents qui peuvent décider de nous couper les vivres !

    – oui, trop de dette peut asphyxier et rendre dépendant aux prêteurs, mais il ne faut pas confondre les acteurs :

       . la BCE qui tente actuellement de relancer l'inflation par la planche à billets, cherchant à doper la croissance…on a vu l'impasse actuelle ;

        . les banques : tout en leur mettant des boulets réglementaires qui freinent leur capacité à financer l'économie, on cherche (par la BCE) à les inciter à prêter davantage, surtout vers les entreprises pour relancer l'investissement. Mais malgré les taux bas, pas de confiance = pas ou peu d'investissement. Pour les particuliers c'est différent, et je suis bien d'accord que le surendettement est dangereux et le crédit immobilier ou à la consommation peut pousser à la ruine comme à la course aux dépenses…pas toujours indispensables. Mais en Europe, nos banque prêtent essentiellement sur la capacité à rembourser, ce qui est limitatif contrairement aux banques anglo-saxonnes qui prêtent sur la valeur future du bien acquis (d'où la fameuse crise des subprimes).

    Pour conclure, rappelons tout de même que la croissance entraîne naturellement une création de richesse qui, si elle est partagée raisonnablement, profitera à tous par l'effet vertueux (mais pas forcément immédiat) sur les revenus et la création d'emplois.

    1. Vincent

      Merci, Philippe de Portzamparc, pour votre réponse. J'ai bien conscience que nous ne pourrons pas obtenir toute la lumière en quelques lignes, aussi vais-je plutôt formuler un souhait: celui de voir d'autres contributions sur le sujet pour continuer à creuser ces questions. J'aimerais notamment que l'on puisse creuser les affirmations contenues dans les trois dernières lignes de votre réponse à mon commentaire."La croissance entraine naturellement une création de richesse… si elle est partagée raisonnablement… profitera à tous…"  N'est-ce pas là un acte de foi? une foi très audacieuse au regard de l'évolution du monde fondé sur ce modèle du "toujours plus". Le sens de mon premier commentaire était de demander s'il n'y avait pas dans le monde de la finance, à l'instar de ce que nous avons vu dans le monde agricole des alternatives à ce "toujours plus". Des alternatives viables, des mécanismes peut-être moins connus, moins en vogue, moins enrichissants financièrement, mais peut-être aussi plus humains. Des mécanismes, des courants de pensées qui chercheraient à mettre la finance au service de modes de vie basés sur autre chose que cette fameuse croissance. Si de telles alternatives n'existaient pas, ne faudrait-il pas de toute urgence chercher à en susciter?  Peut-être que Jean Despruniée ou Louis d'Argenlieu seraient prêts à vous poser d'autres questions pour une nouvelle interview? 

  4. Bruno ANEL

    La politique de l'euro fort est accusée d'avoir accéléré la désindustrialisation des vieux pays industriels, Allemagne (de l'ouest…) exceptée : monnaie forte, l'euro facilitait les importations et gênait les exportations. Le système de la préférence communautaire -on met des droits de douane à l'entrée de l'UE – a entretemps vécu, victime des accords conclus sous l'égide le l'organisation mondiale du commerce (OMC): si on veut vendre sur les marchés émergeants, il faut aussi leur ouvrir nos frontières. Notons que l'euro n'est pas responsable de tout: l'Angleterre qui n'en fait pas partie a vu son industrie s'effondrer. L'UE est au milieu du gué. Soit on revient en arrière et au protectionnisme, national ou européen: c'est peu réaliste. Soit on va de l'avant, et la politique monétaire commune doit etre doublée par un ministère de l'économie et des finances commun, qui contrôle la BCE, harmonise les politiques budgétaires , fiscales et économiques. Mais alors, c'est une Europe fédérale qui se met en place . Avons nous le choix ? On y verra peut-être plus clair aprés le vote des Anglais en juin. Un vote pour ou contre peut contribuer à une relance du processus.