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Balthasar l’incompris

Il y a trente ans, le 26 juin 1988, Hans Urs von Balthasar s’éteignait à Rome, la veille du jour où Jean-Paul II allait lui remettre la barrette cardinalice, cette barrette qu’il avait refusée une première fois et qu’il avait acceptée à contre-coeur la seconde.

Aujourd’hui, Balthasar est considéré unanimement comme un des plus grands théologiens du 20ème siècle. Sa théologie fait l’objet de nombreuses publications, il est étudié dans les universités et les séminaires et il est cité à tout bout de champ. Nous pensons notamment à son célèbre voeu de « faire de la théologie à genoux ». De son vivant, cependant, la situation était toute autre.

Le théologien suisse fit l’objet de violentes controverses. L’ordre jésuite lui demanda de quitter la Congrégation — le laissant sans famille et sans revenu —; Rome lui interdit d’enseigner ; il ne fut pas invité au Concile Vatican II. D’où vient que cette attitude de défiance à son égard a laissé place, après sa mort, à un tel torrent d’éloges ? Est-ce son audience qui s’est hissée à sa hauteur, se laissant étirer par ses vues si larges et si profondes sur le mystère chrétien ? Ou bien est-ce nous, au contraire, qui l’avons réduit aux dimensions d’un système aux contours bien définis, réduit à quelques citations, et rendu inoffensif ? Il est indubitable que Balthasar a trouvé un écho profond chez de nombreux auditeurs, mais il nous semble que l’estime dont il jouit dans les milieux « mainstream » s’explique, hélas, par la seconde hypothèse. Un signe indéniable en est que Adrienne von Speyr, la mystique Suisse dont il fut en même temps le directeur spirituel et le disciple dévoué, est écartée avec dédain par les mêmes théologiens qui encensent Balthasar, alors même que ce dernier nous a mis en garde contre toute tentative de séparer son oeuvre et la sienne, deux oeuvres qu’il regardait comme absolument inséparables.

L’anniversaire de sa mort nous donne l’occasion de lever ce voile de censure que les décennies ont fait tomber sur son oeuvre, et de redécouvrir sa théologie en ce qu’elle a de plus novateur, voire révolutionnaire. Nous n’évoquerons pas les points plus évidents, à savoir, d’une part, sa relation de théologien avec la mystique d’Adrienne von Speyr, et, de l’autre, sa contemplation du Samedi Saint comme mystère douloureux. Nous nous concentrerons en revanche sur trois aspects révolutionnaires de son ecclésiologie, personnalisés respectivement en Saint Jean, Saint Pierre et Marie.

La mission de Saint Jean

Il y a une bonne raison au fait que Balthasar n’ait accepté qu’à contre-coeur d’être créé Cardinal. Un Cardinal, en effet, est quelqu’un dont la mission est en quelque sorte intégrée à celle du Pape, or Balthasar concevait sa propre mission dans la lignée, non de saint Pierre, mais de saint Jean. Ce n’est pas qu’il opposait l’un et l’autre, loin s’en faut. La mission de Pierre est « coextensive à l’Eglise », et saint Jean est membre de l’Eglise. En tant que tel, il est soumis à l’autorité de Pierre. Par ailleurs, Balthasar aimait méditer sur l’amitié des deux apôtres, que les évangiles et les Actes illustrent de bien des manières. Or pour qu’il y ait amitié, il faut qu’il y ait distinction, respect des libertés, et Balthasar n’a jamais voulu se laisser absorber dans l’aspect institutionnel de l’Eglise. Le charisme de Jean, le seul apôtre qui ne sera évêque d’aucun diocèse après l’Ascension, nous rappelle qu’il y a place dans l’Eglise pour un sacerdoce dont la mission ne s’écoule pas dans les canaux définis par l’institution.

L’ecclésiologie de Balthasar détruit le trait d’union que l’on tire souvent entre sacerdoce et hiérarchie. La mission propre de Jean, telle que Balthasar la perçoit, consiste à se tenir au pied de la Croix (à la place de saint Pierre) et à « accueillir Marie chez lui ». Saint Pierre reçoit une certaine autorité qui s’étend à l’ensemble de l’Eglise, cependant cette autorité ne l’institue pas en « père » de l’Eglise. Lorsqu’il outrepasse les limites de sa fonction et qu’il regarde le charisme de Jean comme étant de son pouvoir, Jésus le reprend vigoureusement : « Si je veux qu’il reste jusqu’à ce que je revienne, que t’importe ? » Ce « que t’importe ? » de Jésus qui vient de rendre à Pierre sa fonction de pasteur universel (« Pais mes agneaux »), lui pose aussitôt une limite. Les charismes dans l’Eglise ont une origine et une vitalité qui n’est pas le produit de l’institution, laquelle se doit par conséquent de respecter leur relative indépendance. 

La mission de Saint Pierre

La nouveauté de Balthasar au sujet de la mission du Pape, consiste en la distinction qu’il fait entre « autorité ordinaire » et « autorité extraordinaire ». Cette dernière consiste dans la fonction du Pape de définir le dogme et de corriger les erreurs au niveau dogmatique ou moral. Encore une fois, Balthasar prend à contre-pied la conception plus courante de l’autorité pontificale et de l’institution en général. En effet, on conçoit le plus souvent cet aspect de l’autorité, c’est-à-dire la dimension de pouvoir (le Pape a le pouvoir de définir, il a le pouvoir de corriger) comme ce qui définit principalement l’autorité. Cependant, Balthasar ne voit dans le pouvoir qu’un aspect « excentrique » du successeur de saint Pierre. Excentrique au sens littéral : qui se tient en dehors (ex) du centre. Cet « excentricité » de la fonction pastorale est liée à la présence du mal dans l’Eglise. C’est en réponse au mal et à l’erreur que le Pape doit définir et qu’il doit corriger. L’aspect ordinaire de la fonction papale est tout autre. Il consiste simplement dans la relation de saint Pierre avec Jésus, c’est à dire dans sa foi, son espérance et son amour. La question que Jésus pose à Pierre et qui préside à sa réinstallation dans sa fonction est une question d’amour : « m’aimes tu plus que ceux-là ? » C’est avant tout par sa foi que le Pape gouverne l’Eglise, c’est par sa foi qu’il « affermit la foi de ses frères ». Cela fait dire à Balthasar cette chose surprenante, à savoir que le Pape « accomplit au plus haut niveau ce que l’on appelle aujourd’hui un apostolat de présence ». Lorsque l’institution tire son autorité davantage de son pouvoir « excentrique » et que de sa simple présence, c’est le signe, paradoxalement, d’un manque d’autorité. Balthasar nous rappelle que l’autorité du Pape consiste dans sa paternité plus que dans son pouvoir, dans sa présence plus que dans ses actes, dans son silence plus que dans ses paroles. L’autorité de Jean-Paul II ne fut jamais aussi grande qu’à la fin de sa vie, lorsque tout son ministère résidait dans sa présence de père.

La mission de Marie

Enfin, un troisième aspect de l’ecclésiologie de Balthasar bouleverse passablement nos idées sur l’Eglise. Aujourd’hui, il est coutume de parler des « laïcs » et de promouvoir « une plus grande présence des laïcs dans l’église », etc. Ce faisant, nous pensons sans doute tirer l’Eglise hors d’une époque cléricaliste, mais cette manière de voir manifeste paradoxalement un cléricalisme plus grand encore. En effet, c’est supposer qu’il existe dans le Corps du Christ deux types de « membres » différents, d’une part le clergé et de l’autre les laïcs. Une ecclésiologie qui part de Saint Pierre arrive nécessairement à ce genre de distinction artificielle, car elle en vient toujours à distinguer d’une part la mission de saint Pierre et celle des autres apôtres, et de l’autre celle des « laïcs », de Marie-Magdeleine, Nathanaël, etc. Mais le Christ, nous rappelle Balthasar, ne fonde pas d’abord son Eglise sur saint Pierre mais sur Marie. La foi de Pierre, dont Jésus fait l’éloge, est en effet précédée par la foi de Marie. L’Eglise n’est pas pétrinienne, elle est mariale. Pierre n’est nulle part appelé « le père de l’Eglise » tandis que Marie est honorée depuis les premiers siècles comme la « mère de l’Eglise ». C’est la foi immaculée de Marie qui est la matrice au sein de laquelle prend forme tout acte de foi individuel, y compris la foi de Pierre. La mission de Pierre à l’égard de l’Eglise peut être comparée à celle de Joseph vis-à-vis de Jésus : Il n’en est pas le père, il n’est pas à son origine, il ne définit pas sa mission, mais c’est à lui qu’est confiée la mission de « protéger l’enfant et sa mère ». L’ecclésiologie de Balthasar nous permet donc de sortir de l’opposition stérile entre « clergé » et « laïcs », elle recentre la vie chrétienne, non sur l’état de vie ou la fonction, mais sur la vie théologale, essentiellement mariale : la foi, l’espérance et la charité. 

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4 Commentaires

  1. Emmanuelle

    Mille mercis pour cet article lumineux! Je n'ai jamais lu d'ouvrage de Balthasar: par lequel me conseillez-vous de commencer?

    1. Paul Anel

      Merci pour votre commentaire. Sur la question de l'Eglise, et notamment au sujet de la place centrale de Marie, son petit livre "Qui est l'Eglise?" fournit une synthèse abordable. Son livre "La prière contemplative" est également une bonne introduction. Par ailleurs, le site Diakonos.be vient de traduire une interview lumineuse de Balthasar avec Vittorio Montessori, dans laquelle il aborde plusieurs des points que nous avons évoqués dans notre article, et bien d'autres. Vous pouvez la trouver à ce lien: https://www.diakonos.be/linterview-censuree-de-hans-urs-von-balthasar/

       

  2. Francis-M-X, fmj

    Bonjour. Un ami vient de m’envoyer le lien de cet article. Je trouve notamment pertinente ce qui est abordé au sujet du lien entre le théologien et la mystique. Je m’apprête à entamer une recherche sur la beauté. Je compte m’appuyer d’abord sur une étude exégétique du concept de beauté dans l’ancien et le nouveau testament. J’aimerais ensuite confronter le résultat de mes recherches à l’esthétique développée par Balthasar. Mon souhait serait de pouvoir inclure dans ma recherche ce qui concerne les intuitions fondamentales d’Adrien Von Speyr qui ont conduit Balthasar à développer cette « théologie de la beauté ».
    Auriez-vous des pistes à me donner?
    Sincèrement merci!

  3. Paul Anel

    Cela me semble un sujet de recherche passionnant. Je n’ai pas de réponse toute faite à votre (excellente) question sur les sources de la théologie de la beauté de Balthasar chez Adrienne von Speyr. Je peux penser à des passages où elle aborde cette question, notamment lorsqu’elle dresse le portrait spirituel d’un certain nombre d’artistes dans Le livre des Saints (El Greco, Rimbaud, Mozart…). Mais cette question chez Adrienne est surtout implicite. Je pense notamment à son livre L’Amour, dans lequel elle présente la foi comme se développant à l’intérieur d’une rencontre (ce qui implique une préséance de la beauté, qui s’ouvre progressivement au Bon et au Vrai.) Tenez-nous au courant de vos découvertes futures!