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Car dans ses yeux brûlait un rire
tel, que je pensai avec les miens toucher le fond
de ma gloire et de mon paradis

Dentro a li occhi suoi ardeva un riso
tal, ch’io pensai co’ miei toccar lo fondo
de la mia gloria e del mio paradiso
(Paradis, chant XV, 32-36)

C’est avec ces vers que Dante, dans le chant XV du Paradis, nous décrit la beauté de Béatrice, toute contenue dans son sourire (un riso : «un rire»), par lequel le poète parvient à toucher le point le plus profond de son propre Paradis.

 

Salvador Dalì, La plus grande beauté de Béatrice, 1950 (Paradis, chant VIII).

 

Sans aucun doute, l’une des plus célèbres histoires d’amour de la littérature médiévale occidentale est celle de Dante et Béatrice. Béatrice est au centre de la première œuvre poétique de Dante, la Vita Nova («vie nouvelle»), et sa présence dominera également la Divine Comédie, avec sa première apparition au début de l’Enfer et, par la suite, dès la fin du Purgatoire (chant XXX) et jusqu’au chant XXXI du Paradis.

Et pourtant, Béatrice n’est pas une invention littéraire ; elle a vraiment existé. Son nom était Bice Portinari ; fille d’un banquier originaire de la Romagne qui s’installe à Florence, Béatrice est née en 1265 et est morte très jeune, en 1290, probablement en mettant au monde son premier enfant.

Tout ce qui concerne l’histoire d’amour entre Béatrice et Dante, faite de regards, de rapprochements et de visions, nous est raconté par le poète lui-même. Dans la Vita Nova, Dante dit avoir vu Béatrice pour la première fois lorsqu’ils étaient tous les deux très jeunes, à l’âge de neuf ans. Cette rencontre trouble profondément Dante par son intensité  essentiellement spirituelle. Il décrit ainsi la domination de l’amour dans son cœur (Vita Nova, chapitre II) :

In quello punto dico veracemente che lo spirito de la vita, lo quale dimora ne la secretissima camera de lo cuore, cominciò a tremare sì fortemente, che apparia ne li menimi polsi orribilmente ; e tremando disse queste parole : Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur michi.

À ce moment, je puis dire véritablement que le principe de la vie que recèlent les plis les plus secrets du cœur se mit à trembler si fortement en moi que je le sentis battre dans toutes les parties de mon corps d’une façon terrible, et en tremblant il disait ces mots : ecce Deus fortior me qui veniens dominabitur mihi.

Après cette rencontre, Béatrice devient la muse inspiratrice et le centre même de la poésie et de la vie de Dante. Celui-ci revoit la bien aimée encore une fois, neuf ans après : ce chiffre n’est pas utilisé de manière anodine par Dante ; en effet, ayant comme racine carrée le numéro trois, symbole de la Divine Trinité, le neuf est l’expression la plus haute de l’amour de Dieu et, dans la numérologie médiévale, il est le symbole du miracle. Dans ce cas, le miracle de la rencontre amoureuse.

Après avoir connu l’Amour et avoir succombé à sa domination, la vie de Dante est complètement renouvelée, d’où le titre de Vita Nova. L’amour pour Béatrice est présenté par Dante comme une figura, c’est-à-dire une anticipation ou préfiguration de l’Amour de Dieu.

La femme devient ainsi l’être envoyé du ciel sur la terre pour montrer les miracles divins, « a miracol mostrare ». Elle possède cette humilité (umiltà) rayonnante des saints, qui reflète déjà quelque chose du mystère divin. Elle semble venue sur terre pour faire revenir l’homme au bien suprême qui est Dieu. Ainsi Dante écrit dans le sonnet Tanto gentile e tanto onesta pare (Vita Nova, chapitre XXVI) où il décrit Béatrice :

Ella si va, sentendosi laudare,
benignamente e d’umiltà vestuta,
e par che sia una cosa venuta
da cielo in terra a miracol mostrare.

Elle s’en va revêtue de bonté et de modestie
En entendant les louanges qu’on lui adresse.
Elle semble être une chose descendue du ciel
Sur la terre pour y faire voir un miracle

Dans la Vita Nova l’expérience amoureuse pour Béatrice est complètement idéalisée, de telle sorte qu’elle enlève du sentiment envers la femme tout élément physique ; pour Dante, la béatitude et la perfection du sentiment amoureux résident dans « quelle parole che lodano la donna mia », dans les mots qui chantent les louanges de sa dame. Et il est intéressant de constater que Dante utilise ici le mot lodano («louer»), qui a une valeur religieuse et qui rappelle le chant sacré de la lauda («louange»).

En tant qu’anticipation de l’amour de Dieu et instrument pour parvenir à sa contemplation, Béatrice est l’un des personnages principaux de toute la Divine Comédie, surtout pour son rôle de guide qui accompagne Dante dans son voyage à travers le Paradis.

Toutefois, il est important de rappeler que Dante rencontre Béatrice une première fois déjà dans l’Enfer, notamment au chant II. Sa dame apparaît au poète afin de lui envoyer Virgile pour le conduire à travers l’Enfer et le Purgatoire : des lieux où Béatrice ne peut pas s’aventurer car ils sont antithétiques avec sa nature bienheureuse (Béatrice, défunte, vit maintenant au Paradis, séjour des âmes des saints). Elle est descendue aux Enfers poussée uniquement par l’amour, qui est en même temps l’amour pour Dieu et l’amour de la femme pour le poète.

 

Dante rencontre Béatrice, la femme angélique avec une auréole en forme d’étoile ; enluminure tirée d’un manuscrit de la Divine Comédie daté 1450, conservé à Oxford, Bodleian Library, Ms Holhham misc. 48, p. 114.

 

Béatrice fait sa deuxième apparition à la fin du Purgatoire (chant XXX, 22-33), lorsque Dante arrive au Paradis terrestre et voit une procession qui précède le char où se trouve sa dame. Elle est habillée avec les couleurs des trois vertus théologales : le blanc de la Foi, c’est-à-dire l’abandon total à Dieu ; le vert de l’Espérance, qui est l’aspiration profonde à la pleine connaissance de Dieu à la fin d’un voyage initiatique dans l’au-delà ; le rouge de la Charité, qui représente l’amour de Dieu : l’amour que l’homme arrive à contempler lorsqu’il devient lui-même amour.

Io vidi già nel cominciar del giorno
la parte oriental tutta rosata,
e l’altro ciel di bel sereno addorno;
e la faccia del sol nascere ombrata,
sì che per temperanza di vapori
l’occhio la sostenea lunga fiata
così dentro una nuvola di fiori
che da le mani angeliche saliva
e ricadeva in giù dentro e di fori,
sovra candido vel cinta d’uliva
donna m’apparve, sotto verde manto
vestita di color di fiamma viva

J’ai vu, au point du jour,
l’Orient tout rose,
et le reste du ciel orné d’une douce sérénité,
Et le Soleil naître voilé d’ombres,
de sorte que l’œil pouvait longtemps en soutenir
l’éclat tempéré par les vapeurs :
Ainsi, dans une nuée de fleurs
qui s’épanchaient des mains angéliques,
et retombaient en bas, dedans et dehors
Sous un voile blanc, couronnée d’olivier,
m’apparut une Dame, revêtue d’un vert manteau
et d’une robe couleur de flamme vive.

Une fois l’Enfer et le Purgatoire traversés avec Virgile, Dante est pris en charge par Béatrice qui, en tant que guide et maître, le conduit à la découverte du Paradis. Dans ce rôle, Béatrice subit un processus de spiritualisation par rapport à la femme de la Vita Nova ; elle est devenue une âme bienheureuse, qui accompagne le poète vers la vision de Dieu.

Au moment où ils se rencontrent, Béatrice oblige Dante à la regarder dans les yeux, car c’est à travers les yeux que le sentiment amoureux arrive au cœur. Le poète est profondément troublé par la beauté de Béatrice qui n’a plus rien de matériel et qui, pour cette raison, est supérieure à celle de toute autre femme, et à celle qui était la sienne lorsqu’elle était sur terre (chant XXXI, 82-84) :

Sotto ’l suo velo e oltre la rivera 
vincer pariemi più sé stessa antica, 
vincer che l’altre qui, quand’ella c’era.

Au delà du vert ruisseau, sous son voile,
elle se vainquait elle-même, dans sa beauté présente,
plus qu’autrefois ici les autres.

Après avoir été purifié dans les eaux du fleuve Léthé, Dante reçoit la grâce de voir le sourire de Béatrice ; celle-ci se dévoile au regard du poète et sa beauté est telle qu’elle ne peut pas être décrite par des mots humains ou par la poésie, de même que toute beauté éternelle et ineffable du Paradis (chant XXXI, 133-145).

«Volgi, Beatrice, volgi li occhi santi», 
era la sua canzone, «al tuo fedele 
che, per vederti, ha mossi passi tanti!
Per grazia fa noi grazia che disvele 
a lui la bocca tua, sì che discerna 
la seconda bellezza che tu cele».
O isplendor di viva luce etterna, 
chi palido si fece sotto l’ombra 
sì di Parnaso, o bevve in sua cisterna,
che non paresse aver la mente ingombra, 
tentando a render te qual tu paresti 
là dove armonizzando il ciel t’adombra, 
quando ne l’aere aperto ti solvesti?  

« Tourne, Béatrice, » chantaient-elles,
« tourne tes yeux saints sur ton fidèle,
qui pour te voir a fait tant de pas !
« De grâce, accorde-nous de lui dévoiler
ta face, pour qu’il contemple
la seconde beauté que tu cèles. »
O splendeur de la vive lumière éternelle !
Qui, tant eût-il pâli sous les ombres
du Parnasse, ou bu à ses fontaines,
Ne paraîtrait impuissant d’esprit,
s’il tentait de te peindre telle que tu apparus
là où le ciel t’enveloppe d’harmonie et de fleurs,
Lorsqu’au grand jour tu te découvris ?

Béatrice guide Dante pendant les trente chants du Paradis, jusqu’à l’Empyrée où le poète peut contempler la rose blanche formée par les chœurs des anges et des bienheureux. A ce moment-là, la mission de Béatrice est accomplie : elle confie Dante à Saint Bernard qui l’amènera à la pleine contemplation de Dieu et à la fin de son voyage dans l’au-delà.

Le mythe de Béatrice dans l’art, la littérature, la musique et … l’astronomie

Pour Dante, la femme aimée, Béatrice, est un modèle de sainteté qui le mène à Dieu. Ce thème de la femme qui guide l’aimé vers la vie bienheureuse a été célébré notamment dans l’art et la littérature des XIX et XX .

Fasciné par la Vita Nova, Dante Gabriel Rossetti (1828-1882), fondateur du préraphaélisme, réalise en 1872 la Beata Béatrix (« bienheureuse Béatrix »), deux ans après la mort de sa femme Elizabeth Eleanor Siddal. Rossetti peint sa femme Lizzie en Béatrice dans son dernier souffle, avec une colombe rouge apportant un pavot, source de l’opium qui l’avait tuée. Au fond, se trouve la figure de Dante et la personnification de l’amour.

 

Dante Gabriel Rossetti, Beata Béatrix, 1872.

 

Dans le poème « La Béatrice », faisant partie du recueil Les Fleurs du mal , Charles Baudelaire développe le thème de son rapport très complexe avec les critiques littéraires. Cette femme qui donne le titre au poème représente la muse et l’ange gardien de l’œuvre tourmentée de Baudelaire.

En 1890, le compositeur français Benjamin Louis Paul Godard compose un opéra consacré à Dante, où un rôle très important est joué par Béatrice et sa confidente, Gemma Donati, épouse de Dante.

En vue des célébrations pour le VII° centenaire de la naissance de Dante, en 1950, le gouvernement italien commande à Salvador Dalí la réalisation de cent aquarelles s’inspirant de la Divine Comédie ; parmi celles-ci, nombreuses sont les représentations de Béatrice. Entre autres, la rencontre de Dante et Béatrice à la fin du Purgatoire et la plus grande beauté de Béatrice.

 

Salvador Dalì, Dante rencontre Béatrice, 1950 (Purgatoire, chant XXX).

 

Entre 1959 et 1961, le peintre sicilien Renato Guttuso (Bagheria, 1911 – Rome, 1987) réalise un millier de dessins inspirés de la Divine Comédie ; parmi ceux-ci nous retrouvons la représentation de Béatrice telle qu’elle apparaît à Dante au début de l’Enfer, habillée en blanc, vert et rouge, les couleurs des trois vertus théologales.

Parmi les hommages rendus à Béatrice, rappelons aussi celui qui place la dame bienheureuse de Dante parmi les étoiles. Le 26 avril 1865, l’astronome napolitain Annibale de Gasparis (1819-1892) découvre un astéroïde entre Mars et Jupiter, qu’il appelle Beatrice Portinari.

 

Renato Guttuso, Beatrice, 1959-1961 (Purgatoire, chant XXX).

 

Bibliographie
Maria Paola Zanoboni, « Portinari, Beatrice », in Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 85, 2016.
Il Dante di Guttuso, Milano 1970.

1 Commentaire

  1. samuel

    Merci pour les illustrations et les commentaires qui les accompagnent, merci pour l’explication de la divine comédie. Notement pour moi qui n’est pas lu l’œuvre.