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Dieu, l’amour et la liberté, un parcours dans le judaïsme

"Je me sens orthodoxe dans mes prières et libéral dans mes pensées". Cette phrase entendue au cours de nos discussions fut le point de départ de cet entretien avec Rafael Stührenberg. Durant son séjour à Vienne, il participait aux Ecoles de Communauté (I-school), occasionnant des échanges profonds sur nos expériences de foi. Cet entretien n'est le fruit d'aucune démarche œucuménique. Il est seulement le fait d'amis qui mettent en commun ce qu'ils ont de plus précieux. Nous revenons ici sur le chemin de Rafael dans le judaïsme. 

Rafael Stührenberg dans la lumière…
 

Comment as-tu grandi dans le judaïsme ?

Lorsque j’avais 5 ou 6 ans, nous allions déjeuner chez mes grands-parents pour le shabbat. Il y avait beaucoup d’interdits : j’arrivais en retard aux anniversaires de mes amis, je ne pouvais pas manger certaines choses, etc. Le samedi après-midi, bercé par le murmure indistinct des prières prononcées dans un mélange d’hébreu et de français, l’appartement était plongé dans une sorte de langueur. Dans cette atmosphère, comme j’avais lu et relu tous les livres de la maison, j’avais le temps de réfléchir. J’imaginais ma grand-mère dans une sorte de bureau administratif avec 4 guichets : chrétien, musulman, juif et athée. Et je me disais : pourquoi ma grand-mère n’est-elle pas allée se faire enregistrer dans un guichet catholique ou athée ? J’aurais alors pu manger de la viande et jouer aux jeux vidéo le samedi. Loin des considérations sur l’amour de Dieu ou sur l’au-delà, ma première perception de la religion était donc celle de l’arbitraire.

Plus tard, adolescent, j’ai un jour décidé sciemment de ne pas manger cacher. Je voulais voir si la colère de Dieu allait s’abattre sur moi. Je voulais voir jusqu’où on pouvait aller. Or rien ne s’est passé, sauf un mal de ventre à cause de la combinaison lait-viande. Dans le judaïsme, il y a 3 genres de péchés. Celui que tu fais par l’ignorance et qui n’est donc pas grave, celui que tu fais parce que c’est extrêmement bon, et tu en es excusé pour cela, et enfin, celui que tu commets par pur défi envers Dieu.

Je voyais donc que dans la religion il y avait une dimension dogmatique (les préceptes à respecter). Mais beaucoup la vivent dans la perspective du pari de Pascal : si Dieu existe et que je respecte les obligations religieuses, j’obtiens le paradis. Dans les autres cas, je suis perdant. A l’époque, j’ai rencontré quelqu’un qui prétendait pourvoir contrôler le développement cellulaire dû au cancer pour faire en sorte que l’homme ne meure plus de vieillesse. Je comprenais que si quelqu’un pouvait dire avec certitude : je peux contrôler la mort, les gens se retourneraient contre cette dimension obligatoire de la religion et se détourneraient alors de son véritable fondement qui se situe dans l’amour.

Quelqu’un demandait à Hillel l’Ancien de lui apprendre le judaïsme, debout à cloche pied sur une table. Il répondit « d’accord, le judaïsme tient en une phrase : aime ton prochain comme toi-même, le reste n’est que commentaire ».

Dans certaines philosophies de vie, l’interdit n’est là que pour maintenir une certaine santé physique ou psychologique. Mais avec le respect religieux de l’obligation dogmatique vient également le risque de rentrer dans un rapport intéressé au divin : je te donne de mon temps, je renie une partie de mon désir pour toi, et en contre-partie, j’attends quelque chose.

Alors, tu as essayé de dépasser cela pour entrer dans une relation plus gratuite avec Dieu…

Oui, sans doute, mais dans une perspective assez agnostique. Je pense que du moment où on s’est fait chasser du paradis, Dieu a arrêté son commerce avec nous. Il est là de temps en temps, il regarde ce qui se passe, il peut parfois exaucer nos prières.

Dans le judaïsme on différencie le juste du sage. Je me sens plus proche des sages, de ceux qui accèdent à Dieu par la connaissance plutôt que par le respect des préceptes. Pour moi, notre retour à Dieu se fait de manière privilégiée par la connaissance, par les arts, par ce qu’il y a de plus humain.

Je vais dire quelque chose de très personnel. Nous vivions dans un monde d’hommes. Mais pour moi, l’expérience de la présence de Dieu, c’est comme d’être dans les bras d’une femme. Lorsqu’il y a cette connivence d’esprit et de corps avec une personne et que tu perds toute notion de temps et d’espace et que tu dis : « je ne suis plus seul ». J’existe en tant que personne à travers une autre personne. Dans cette explosion d’esprit, Dieu peut s’installer.

Marc Chagall, le Cantique des Cantiques 2, 1960
 

L’analogie du rapport charnel comme image du rapport à Dieu se trouve dans le Cantique des Cantiques. On y voit comme une préfiguration de l’incarnation : la grâce passe pas un visage concret, par un amour humain.

Je suis d’accord avec toi. Il y a une parole du Talmud que j’aime beaucoup : « si tu es aimé des hommes, tu seras aimé par Dieu ». La première prière du Yom Kipour est magnifique. C’est Kol Nidre, en hébreu, l’annulation des vœux. Mais auparavant, il faut demander un pardon solennel à toutes les personnes que tu as pu attrister durant l’année. Si tu n’as pas cette volonté sincère d’obtenir le pardon des hommes tu ne peux pas recevoir le pardon de Dieu.

La venue du Messie, ou son retour, c’est l’obtention de la paix entre les hommes. Elle ne coïncide pas nécessairement avec la fin du monde. Il s’agit de l’attente de la paix universelle.

C’est très lié à l’idée de la diaspora. C’est pour ça que je tiens la diaspora en haute estime et que je suis contre l’idée de l’État d’Israël. C’est ce que disait Stefan Zweig : jamais il ne voulait que les juifs retombent dans l’humiliation de la concurrence des nations. Car la diaspora porte en elle-même un universalisme qui fait la valeur du judaïsme.

C’est ce que j’ai découvert en lisant Chaïm Potok : certains parmi les juifs orthodoxes s’opposaient à la fondation d’Israël, ils considéraient qu’ainsi, l’homme prétendait réaliser par ses propres mains ce que seul le Messie pouvait offrir.

Oui, mon grand père disait toujours à mon père : « regarde, les juifs sont des génies, il y plein d’écrivains, de musiciens ». Mais mon père lui répondait : « Certes, mais c’était au temps d’avant Israël ». En effet, se consacrer à chercher de l’argent, à développer le pays, à assurer sa sécurité ou à faire la guerre, cela laisse moins de temps pour la littérature… Auparavant lorsqu’un pays était en guerre, on allait autre part, ce n’était pas véritablement notre problème. Nous avions tout le loisir de nous consacrer à des disciplines comme les arts ou la médecine.

C’est une caractéristique du judaïsme après la destruction du temple, l’appartenance au peuple juif transcende l’appartenance nationale.

Si on me demande si je me sens plus juif que français, je ne peux pas répondre. Le seul hymne national que je connaisse est celui de la France. Je suis français dans mon accent, dans mes gestes, dans tous les clichés, mais je me sens également profondément juif. Cette double identité mène à une réflexion constante, à une sorte de distanciation qui procure une certaine amplitude de vue. Un proverbe juif dit : « il y a deux juifs et trois avis différents ».

Le fait de vivre une certaine insécurité quant à son identité, quant à son futur – dois-je me marier avec une juive, avec une non juive ? – d’être tiraillé, c’est d’une grande beauté, mais cela a aussi un prix.

 
Affiche de la soirée culturelle avec Michael et Rafael Stührenberg "le village du baroque indien".
Ils ont fait la lecture en musique d'un reportage sur des indiens d'Amazonie qui ont continué à jouer Bach
jusqu'à aujourd'hui alors que les jésuites qui le leur avait enseigné avaient été expulsés.  
 

Si, comme tu le dis, être juif c’est vivre un état de diaspora, te sens-tu juif parmi les juifs ?

Je suis entre les deux. Pour les orthodoxes, je suis hérétique et pour les libéraux, je suis orthodoxe. Ma mère m’avait dit : « ne mets pas ta kippa dehors », car à l’époque, la kippa ne se portait pas dans les rues. Le rabbin qui dirigeait l’école disait : « je ne suis pas assez sage pour porter la kippa en public et me présenter comme une référence du judaïsme ». C’était pour lui une question de respect des autres. Il est vrai que lorsque tu es sûr de ta foi, tu n’as pas peur d’être convaincu du contraire et tu n’as pas besoin d’être sur la défensive.

L’autre jour tu as dis : « je me sens orthodoxe dans mes prières et libéral dans mes pensées » Qu’est-ce que ça veut dire pour toi ?

C’est le genre de phrase qui est l’aboutissement de sept ans de recherches adolescentes à me prendre pour un poète maudit… C’est une jolie phrase toute faite. Mais il y a un peu plus derrière… Pour moi, la prière c’est important. C’est ce qui me définit en tant que juif. Lorsque je suis à la synagogue, je prie en hébreu. C’est une prière offerte à Dieu qui contient de la louange et une certaine beauté. Pour moi la prière c’est d’être emmené par la beauté, tant par le corps que par l’esprit. Les chants, les gestes, c’est presque du théâtre. Il y a un art théâtral dans la prière.

Dans le Hiob de Joseh Roth, il y a une page où le malheureux Mendelssohn prie : « son corps battait la mesure, son cœur s’emballait, à la lumière de la bougie, son ombre faisaient de grands mouvements, il était content, il priait Dieu ». Dans la prière il y a un côté solennel dans lequel je peux m’abandonner véritablement à Dieu. C’est le moment où tu es devant Dieu, face à face, le moment où tu es nu devant Lui. « Ce temps là est pour toi ». Or cela se travaille. Il y a un art théâtral, une tradition, des gestes, un état d’esprit. C’est pour ça que je parle de la prière orthodoxe.

Et le libéral dans tout ça ?

Dieu nous a donné le libre arbitre. Mais la liberté ce n’est pas faire ce qu’on veut, puisqu’on est alors esclave de sa passion ou de son caprice. C’est pouvoir s’affranchir des règles sociales pour trouver un chemin entre les deux.

Il y a la liberté de comprendre dans la distance, de débattre, de chercher ce qui est bon ou non, ce qui est juste ou injuste.

J’aime tout particulièrement St Augustin qui a bien vécu avant de découvrir Dieu. Pour moi il avait cette liberté. Une fois qu’il a eu toutes les cartes en mains, il s’est dit : là est le meilleur moyen, le meilleur chemin pour ce moment donné.

Mais il est vrai qu’un proverbe juif dit : « lorsque les sages parlent, Dieu rit ». D’un côté il y a nos manières de voir et de comprendre, de l’autre, Dieu est tout, il est omnipotent. Par conséquent, chacun est libre d’avancer par le chemin qu’il trouve.

Ce qui est dangereux c’est quand on finit par absolutiser l’anthropologie de son propre chemin.

Qu’est-ce qui a été à l’origine de ta découverte de Dieu ?

Les voyages. J’étais en Suisse. C’était un vendredi soir. J’étais en train de prier dans ma chambre. Je récitais : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob ». Or, dans le Talmud il est écrit que chacun des patriarches avait sa propre relation à Dieu. Le Dieu D’Isaac n’est pas le Dieu d’Abraham et n’est pas le Dieu de Jacob. Or ces personnages sont des références absolues dans la tradition juive. On parle en outre du Dieu de David, du Dieu de Salomon, etc. Et je m’arrêtais là. Je me suis dis soudain que Dieu était un refuge dans les circonstances de la vie : les voyages, les morts, les ruptures amoureuses ou amicales. Dieu est un refuge. Je comprenais soudain que le Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, ce Dieu de Salomon, c’est aussi mon Dieu. Une sorte de joie s’est emparée de moi devant cette évidence. Je suis aujourd’hui à Vienne, j’étais en Suisse, j’ai habité à Belfast et en Allemagne ; avec toutes les amies que j’ai connues, avec tous les amis que j’ai rencontré, les naissances et les morts dans ma famille, je comprenais que Dieu est là. Il y a une sorte de joie et de tranquillité qui s’est emparée de moi. C’était soudain comme une sorte d’acquis spirituel, et depuis, ce moment là, quelque chose a changé en moi.

Propos recueillis par DC

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