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Présence et gratitude, une anthropologie eucharistique pour l’Ukraine (1)

A l’occasion de la sortie de son livre en ukrainien, Présence de l’autre et gratitude, contours d’une anthropologie eucharistique, le philosophe et théologien Alexander Filonenko explique les enjeux d’une démarche intellectuelle manifestant la fécondité de l’oeuvre théologique de Hans Urs von Balthasar. Terre de Compassion ouvre ainsi le dossier Balthasar à l’occasion de la commamoration de sa mort survenue le 26 juin 1988.

Photo : Alexander Filonenko et Valentin Silvestrov aux rencontres de Lychnia (Ukraine, 4 juillet 2017)
 

UNE REPONSE POUR L’UKRAINE ET LE MONDE D’AUJOURD’HUI

Pouvez-vous nous parler des raisons qui vous ont poussé à écrire ce livre ? 

C’est un livre très formel écrit pour un doctorat de théologie et qui est destiné à l’Ukraine. Or la théologie ukrainienne n’est pas formelle parce qu’elle survient après l’Union Soviétique. Il est significatif que je sois retourné à l’Eglise après la période athée. Il y a un phénomène de la génération 1988 dans notre Eglise. C’est l’année de l’anniversaire du baptême de la Russie et l’année où l’autorité soviétique commençait à fêter les solennités de l’Eglise. Je fus baptisé en 1991. Et maintenant, je peux voir que tout ce phénomène peut être appelé la renaissance de l’Eglise. Si les théologiens jusqu’aux années 80 ont beaucoup discuté la question de la mort de Dieu en se demandant quand surviendra la résurrection, pour nous, c’est la résurrection qui est importante, la résurrection après l’athéisme. Le livre répond donc d’abord à une question ecclésiologique liée à ce contexte. En effet, durant 25 ans, nous avons cherché à répondre au défit de l’éducation dans ce contexte. 

Comment caractériser cette nouvelle époque ? 

Lorsque j’ai commencé la théologie en 1990, toutes nos discussions portaient sur le postmodernisme. Mon opinion est que le post-modernisme a pris fin avec le XXème siècle. Aujourd’hui, nous sommes dans une autre situation pour laquelle nous n’avons pas encore trouvé de langue propre à l’exprimer. Nous continuons à utiliser la langue du postmodernisme, mais il est important de trouver une nouvelle langue pour cette nouvelle culture. Cette culture, je l’appelle la culture de la Présence. Ce livre est une tentative de trouver un langage théologique qui correspond à une culture de la présence. Or, il me semble aussi que le commencement de la théologie se trouve dans la gratitude, qui est corrélative à la Présence. Il est important de pouvoir voir cette gratitude mise en pratique dans la culture. 

En quoi Balthasar vous a-t-il influencé ? 

C’est au cours de mes études à Londres, dans les années 90, que j’ai découvert avec enthousiasme les oeuvres de Balthasar et en particulier sa Trilogie sur la Gloire, la Dramatique divine et la Vérité. Cela coïncidait pour moi avec ma vraie rencontre avec l’orthodoxie, curieusement, en Angleterre, à travers la figure du métropolite Antoine de Souroge. Je découvrais une profonde synthonie entre le travail de Balthasar et la manière avec laquelle l’orthodoxie vit l’expérience chrétienne. J’ai poursuivi mes études en Italie où j’ai rencontré le mouvement Communion et Libération fondé par Luigi Giussani. Au départ, c’était pour moi deux réalités sans liens. Mais un jour, j’ai découvert les textes des rencontres entre Balthasar et Giussani organisées par le Cardinal Scola en Suisse. Lors de la publication de la Dramatique, Giussani a écrit à Balthasar pour le féliciter. Celui-ci lui a répondu : « Vos jeunes ne pourront malheureusement pas comprendre mes livres, mais il n’en n’ont pas besoin, car ils vivent déjà de la réalité que je souhaitais mettre en évidence, ce n’est pas pour eux qu’ils ont été écrits ».  A partir de là, j’ai commencé à faire le lien entre l’orthodoxie, Balthasar et Giussani. Ce fut un véritable commencement. On peut dire que mon livre emprunte la méthode de Balthasar. 

D’autre part, j’ai été surpris par le fait que, si tous les chrétiens savent que l’Eucharistie est le centre de leur vie, je n’ai jamais pu trouver une théologie véritablement eucharistique. Je voulais donc emprunter ce chemin pour aller de l’eucharistie à la culture, à la politique et à l’éducation. 

LA PRESENCE, L’AUTRE ET LA GRATITUDE

Le début du livre évoque le fait que je ne peux répondre à la question « Qu’est-ce que l’homme ? » et « Qui suis-je moi-même ? », que grâce à la rencontre avec un autre.

Sur ce point, j’ai très clairement des maîtres. Emmanuel Levinas, Jean-Luc Marion et aussi le métropolite Antoine de Souroge (voir l’interview de Tdc avec Alexander Filonenko sur Antoine de Souroge), des philosophes et des théologiens qui parlent de l’Autre et de la rencontre. 

Mais, il y avait un problème ! Lorsque les philosophes parlaient de l’Autre au cours du XXème siècle, ils en parlaient depuis une perspective morale : comment rencontrer l’autre. Levinas parlait d’éthique. Mais je crois qu’aujourd’hui, la question se déplace. Je me relationne avec l’autre avant de penser à lui. Et nos relations commencent non lorsque je le décide, mais avant. Le protagonisme de l’autre est toujours premier. Ma participation à cette rencontre commence lorsque je comprends que je ne suis pas premier. Nous commençons lorsque nous reconnaissons la présence de l’autre. 

Enseignement d’Alexander Filonenko sur la Tendresse, rencontres de Lychnia (Ukraine, 5 juillet 2017)​
 

Cette reconnaissance de l’autre commence par la gratitude. Or la gratitude n’est pas une catégorie éthique, c’est ce qui m’ouvre moi-même grâce à la rencontre avec l’autre. 

La question fondamentale est alors : quand est-ce que je reconnais l’autre ? C’est une question théo-esthétique et pas d’abord éthique. D’où l’importance de Balthasar. Or cette question coïncide avec le problème de la culture contemporaine qui est celui de la rencontre avec l’autre. Si on demande à l’homme contemporain ce qu’est pour lui la rencontre avec l’autre, sa première réponse serait d’exprimer la peur, la prise de risque, la catastrophe. 

Or, il convient de réfléchir à une science renouvelée depuis l’expérience de la beauté comme invasion de l’autre. Invasion de laquelle je ne veux pas me défendre, mais à quoi je veux répondre. Et il est important de considérer ce que fait la beauté dans notre vie. 

LE CHANT ET LA DANSE, LIEU DU TEMOIGNAGE

Il y a donc la beauté et la réponse à cette beauté. Et c’est là que l’hymne, m’intéresse vivement, ainsi que les personnes qui chantent. C’est très important car la théologie contemporaine ne chante pas mais discute beaucoup. Nous avons perdu le lien entre la langue de la gratitude et la science théologique. Or il est donc crucial de regarder ce que signifie un hymne du point de vue de la théologie. Pourquoi le chant est-il la première langue de la théologie ? 

La rencontre avec la beauté produit donc la gratitude, et, c’est le second moment : de cette gratitude, naît le témoin qui rend compte. Or, ce témoin change la langue. C’est lié à la question théo-esthétique. Le protagoniste est ici le chanteur et l’hymnographe. La seconde partie du livre est ainsi consacrée au témoignage et on y aborde la question du conteur, de celui qui raconte. 

Il y a un très beau moment dans cette partie, c’est lorsque nous abordons le thème de la chorégraphie. Pour l’homme de la rue, la chorégraphie est la science de la danse, mais le mot grec nous dit autre chose : c’est plutôt la science de l’incarnation de la joie. 

LE TEMOIGNAGE DE LA MISERICORDE A L’HEURE DE LA GUERRE

La troisième partie nous plonge dans l’anthropologie théologique de la réconciliation. 

Si le problème du témoin est celui de transmettre une beauté, la théologie a une autre tâche, celle de manifester la correspondance entre la beauté et le témoignage, d’ou l’importance du jugement. 

Je voulais montrer que la recherche de la paix (dans le contexte de la guerre en Ukraine, ndlr) et la question de la violence sont d’abord une question de jugement. De quoi part notre regard ? Qui est l’autre ?

Au centre de la théologique pour Balthasar, il y a  l’expérience la miséricorde et du pardon. Toute cette construction termine avec la Croix de laquelle la vie peut surgir. 

Pour moi, il était important de faire un récit très simple afin de mettre en évidence comment apparaît la question de la présence aujourd’hui et celle de la communauté. Pouvoir surmonter la violence, commence par une rencontre avec la beauté. Je voulais mettre en évidence le chemin qui s’ouvre dans la rencontre avec la beauté. Tant de fois nous pensons qu’il s’agit d’une rencontre avec quelque chose de très petit. Mais si nous pouvons répondre à cette rencontre avec la beauté, si nous commençons à en être responsable, cette rencontre change alors toute notre vie. Ce pas de la rencontre à la vie entière est un point central. 

Le livre s’appelle « Présence de l’autre et gratitude, contours d’une anthropologie eucharistique ». C’est vraiment un contour, un premier pas très primitif. Mais pour moi, il était important de montrer la possibilité de penser à la vie eucharistiquement. 

(A SUIVRE…)

Traduit du russe par Alina Shtefan et Denis Cardinaux

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