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Sainteté, entre perfection et conversion ( II )

Voici la deuxième partie de l’article publié hier sur Terre de Compassion.

Toutes les paroles du Seigneur sont prononcées dans une situation historique donnée que nous connaissons dans la plupart des cas. Mais elles sont toujours valables au-delà de cette situation parce que l’éternité transperce de part en part l’histoire, parce que le Fils porte de tout temps en lui-même ces paroles comme expression de son être, et qu’aucune d’elles n’offre la moindre opposition à l’amour éternel du Père. D’une manière ou d’une autre, elles sont adaptées à notre historicité afin que nous puissions les percevoir en tant qu’hommes terrestres mais elles ne sont pas adaptées aux lois de notre temps parce qu’en fait elles assument notre temps dans l’éternité, de sorte qu’elles ne se perdent pas dans le temps et ne sont pas diminuées par lui. Elles sont vie éternelle parce qu’elles sont l’amour du Fils pour le Père et ramènent tout au Père.

L’Écriture, en tant que livre, est devenue un objet ordinaire par lequel, à quelque moment que ce soit, nous pouvons nous heurter à la parole éternelle du Fils. Mais nous ne le rencontrons pas seulement pendant que nous lisons. La Parole peut adhérer à notre mémoire et être rappelée à chaque instant par notre volonté. Elle peut devenir la mesure de notre agir, l’enveloppe de notre être et déployer une telle vitalité que, d’une certaine manière, elle devient plus vivante que notre propre vie. Elle peut à tout moment nous assumer en elle et nous y abriter. Comme exigence certes, mais surtout comme amour. Si cette perspective est vivante en nous, vient alors le moment où tout nous presse de nous essayer à une pleine obéissance. Il ne s’agit pas seulement de penser à Dieu plus souvent et avec respect, pas seulement de nous en tenir à chacun de ses commandements, mais de faire de la puissante proximité de son être absolu l’accompagnement permanent de notre vie et en cela de notre amour, et dans l’amour, de comprendre le commandement d’aimer. Il s’agit de demeurer dans ce qui est non-compris (car qui voudrait en fin de compte comprendre l’absolu ?) mais dans une disposition, précisément parce que nous ne comprenons pas, qui soit celle que Dieu attend de nous afin que, par cette disposition même, nous le laissions façonner notre propre perfection.

 

Photo : © Sabina Kuk

 

Quant à la sainteté des saints dans l’Église, leur sainteté consiste en ceci qu’ils se meuvent et se laissent mouvoir durablement à l’intérieur de l’Absolu. Qu’ils ne pensent pas connaitre « suffisamment » la Parole. Qu’ils n’appliquent aucune règle. Qu’ils s’établissent dans un dialogue durable avec le Seigneur, dialogue dans lequel ils reçoivent continuellement de Dieu une orientation, qui même si elle n’est pas toujours parfaitement claire pour nous, a en tout cas toujours la volonté de Dieu pour but. D’une certaine manière, les saints sont dans leur vie une sorte de continuation de la vie terrestre du Seigneur. Leur vie se laisse expliquer, suivre à la trace, compte de nombreux incidents, elle ne manque pas d’une marque personnelle. Et pourtant tout cela est secondaire. Le principal, l’unique essentiel, est l’orientation de l’âme vers Dieu, le laisser-s’accomplir de Dieu dans l’âme : tout le reste n’est que dépendance de cet unique centre. Les saints aussi ont leur vie ordinaire comme Dieu l’a eue sur la terre. Mais s’ils sont des saints véritables, c’est parce que cette vie ordinaire est devenue l’expression de ce qui est le plus extraordinaire, de la vie du Père, de sa volonté en eux et à travers eux. Les saints brûlent du feu de la vie éternelle. Et nous ne devons pas éteindre ce feu dans notre commerce avec eux, nous ne devons pas les rapetisser. Il nous est donné d’entrevoir leur vie ordinaire : on peut si bien pénétrer dans la cure d’Ars ou dans le carmel de Lisieux que l’on oublie presque la sainteté de ceux qui ont vécu là leur quotidien. On doit éviter ce danger. « L’humanisation » des saints, comme c’est souvent à la mode aujourd’hui, ne doit pas nous faire perdre de vue la grandeur du don que Dieu a fait en eux à l’Église et au monde. Il en va autrement si l’on replace leur vie ordinaire à l’intérieur de leur dialogue avec Dieu. Ce qui nous apparaît comme repos ou activité de chaque jour est le lieu d’un continuel travail de Dieu en eux et de leur acquiescement à ce travail. Du coup on ne considère plus le relatif qui existe aussi dans une vie de saint, dans une âme sainte et dans une conscience sainte, mais l’immensité de l’action de Dieu. La vie ordinaire et tout ce qui la remplit n’est alors rien de plus qu’un cadre pour l’autre vie, authentique, du saint, quelque chose qui nous autorise à situer cette réalité inconcevable. Mais cette « situation » n’est importante que dans la mesure où elle nous conduit à comprendre que Dieu ne peut pas être situé. Les saints vivent déjà ici dans la vie éternelle, ils sont proprement, au moment où ils franchissent le seuil de la sainteté véritable, mûrs pour le ciel et c’est pourquoi ils n’ont plus véritablement besoin de vivre sur la terre. S’ils continuent pourtant à vivre, c’est dans une sorte de service volontaire pour les autres, pour les servir – comme le Fils a volontairement vécu toute sa vie ordinaire sur terre – avec leur amour, leur sacrifice, leur souffrance et aussi pour faire don aux autres de leur voie (la pauvreté avec François, l’obéissance avec Ignace, ou la petite voie avec Thérèse), comme le Fils nous a fait don à tous de son chemin divin.

Les saints ne font cependant qu’élucider la sainteté de Dieu. La sainteté des saints ne doit pas un instant être séparée de la sainteté de Dieu et être considérée en elle-même. Ils vivent de la sainteté de Dieu. Et parce que celle-ci est toujours infinie, il est dès lors impossible de comparer entre elles la sainteté des saints ni d’opposer celle de l’un à celle de l’autre. La sainteté est toujours une et indivisible parce qu’elle est en Dieu. De la même manière que la Parole et l’amour qui nous font entrer dans la sainteté de Dieu sont toujours uns et indivisibles. On doit s’approcher de Dieu à partir d’en haut, c’est-à-dire à partir de lui-même. Si on essaie par en bas, en alignant des actes individuels de vertu et en jetant sur eux un regard rétrospectif comme si on était arrivé à quelque chose, on ferait la même chose qu’un enfant qui monte sur une chaise pour attraper le soleil. Les saints ne sont pas non plus pour nous avant tout des échelles, mais des signes. Des signes que le Christ est vivant. Ils font preuve d’une cohérence sans réserve avec l’incarnation du Christ. Ils sont quelque chose de manifeste, d’offert. Pour les saints véritables, la vie sur la terre doit être un tourment : ils sont consumés du désir de voir Dieu. Ils demeurent malgré tout, par obéissance. C’est pourquoi ils sont si proches de l’obéissance du Christ sur la terre. Avec le Christ, ils sanctifient la vie ordinaire. Ils la sanctifient de manière active parce que leur vie ordinaire est sainte de manière passive, d’une action qui découle de la contemplation. Leur vie est un acte d’amour à l’intérieur de l’amour du Fils pour le Père.

 

Photo : © Sabina Kuk

 

Le Fils est venu pour ramener le monde au Père et dans cet acte il a prouvé au Père son amour infini. Mais il ne veut pas donner seul cette preuve. Il la donne de manière divine et parfaite mais en même temps ouverte et engageante. Comme si ce qu’il faisait n’était pas son action unique à lui mais en même temps et sans réserve le signe de son être et de son vouloir eucharistiques. Il veut que Dieu le Père reconnaisse en ceux qu’il a rédimés l’amour des hommes pour lui. Et il fait don à quiconque croit de cet amour qui est le sien. Nous ne devons jamais voir cet amour du Fils comme quelque chose d’isolé, autrement nous agirions contrairement à son commandement d’amour. Il nous aime pour nous inculquer l’amour. Et dans ses saints cet amour vit avec un feu qui provient du sien et qui lui est comparable. Et ainsi ce que nous percevons et comprenons des saints devient toujours à nouveau une perception et une compréhension de l’amour entre le Père et le Fils, ce qui ne peut jamais rester une contemplation esthétique mais est l’exigence immédiate d’y participer, d’en être, d’aimer avec le Fils et les hommes et le Père. La sainteté de la vie ordinaire tient en ceci que nous sommes comme des invités qui peuvent participer par le Fils à la perfection du Père.

Adrienne von Speyr, « Revue catholique internationale Communio » 27 (2002) 5‑6, 39‑48

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