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L’Enfer de Dante dans l’art (2/3)

L’Enfer de Sandro Botticelli

Entre 1480 et 1495, Lorenzo di Pierfrancesco de Medici charge Sandro Botticelli de réaliser un cycle de 100 tableaux inspirées de la Divine Comédie. De ces dessins, un pour chaque chant de la Comédie, seuls 92 nous sont parvenus ; 85 de ceux-ci sont conservés au Kupferstichkabinett des Musées de Berlin, où ils ont été rassemblés en 1993 après avoir été dispersés entre l’Allemagne de l’Ouest et celle de l’Est après la deuxième guerre mondiale. Les 8 autres dessins ont été acquis par le Pape Alexandre VIII en 1669 et déposés à la Bibliothèque Apostolique Vaticane.

Lorsque Sandro Botticelli réalise les dessins de la Divine Comédie, il est déjà reconnu comme l’un des plus grands peintres de la Renaissance italienne. Dans cette œuvre, il parvient à traduire en images les corps maltraités, les monstres, les architectures complexes, les paysages infernaux et les prospectives vertigineuses de l’Enfer de Dante par de simples traits de pinceaux. Les couleurs sont surtout des teintes neutres, tel que l’ocre. Chaque tableau présente en entier le lieu de la scène, dans une sorte de plan large cinématographique permettant de suivre le texte vers par vers, à la suite du parcours de Dante. Les épisodes du même chant sont dessinés dans un seul feuillet, avec les personnages de Dante et Virgile répliqués plusieurs fois comme dans une pellicule cinématographique ou dans une bande dessinée moderne. L’œuvre tout entière, avec les cent dessins visionnés l’un à la suite de l’autre, constitue un continuum narratif qui traduit en images le voyage littéraire, didactique, moral et philosophique de Dante.

Les cent tableaux et la carte de l’Enfer

Sandro Botticelli réalise les cent dessins de la Divine Comédie sur des grands feuillets en parchemin qui mesurent 32,5 cm de haut et 47,5 cm de large ; seul le portrait du Grand Satan mesure 47 cm sur 63,5 cm. Chaque dessin a d’abord été tracé à la pointe d’argent et repris à l’encre noire ; ensuite, un certain nombre d’entre eux a été mis en couleurs. La plupart des dessins est malheureusement resté inachevé ; seuls trois ont été partiellement colorés, à savoir quelques illustrations des chants X, XV et XVIII de l’Enfer.

La Carte de l’Enfer, qui servait d’introduction à la narration de toute la Divine Comédie, est le seul dessin vraiment achevé par Botticelli, avec plusieurs couleurs et même l’application de la feuille d’or. Ce dessin nous montre une représentation globale et très suggestive de l’Enfer : une summa synthétique et complète de toutes les scènes et des nombreuses rencontres de Dante et Virgile.

 

La carte de l’Enfer

 

Sous les pinceaux de Botticelli, l’Enfer prend la forme d’un énorme entonnoir, un énorme gouffre avec des éléments architecturaux et une myriade de figurines miniaturisées des damnés et des démons. Encore aujourd’hui, la Carte de l’Enfer de Sandro Botticelli exerce sa puissante suggestion sur les lecteurs et les spectateurs modernes. Entre autres, elle a inspiré le roman L’Enfer de Dan Brown (2013), transposé par Ron Howard dans le film qui porte le même titre et qui a été interprété par Tom Hanks.

Le sixième cercle de l’Enfer : les hérétiques

Au sixième cercle de l’Enfer, Dante et Virgile arrivent à la cité de Dité, où sont châtiés ceux « qui font mourir l’âme avec le corps » [1]che l’anima col corpo morta fanno ; il s’agit des épicuriens et des hérétiques, enterrés dans des tombeaux ardents où ils brûlent pour l’éternité. Botticelli représente la plupart de ces tombeaux avec le couvercle entrouvert et les flammes sortant tout autour.

 

 

« O virtù somma, che per li empi giri
mi volvi», cominciai, «com’a te piace,
parlami, e sodisfammi a’miei disiri.
La gente che per li sepolcri giace
potrebbesi veder ? già son levati
tutt’i coperchi, e nessun guardia face».
E quelli a me: «Tutti saran serrati
quando di Iosafàt qui torneranno
coi corpi che là sù hanno lasciati.
Suo cimitero da questa parte hanno
con Epicuro tutti suoi seguaci,
che l’anima col corpo morta fanno.»

« Ô homme de suprême vertu, qui me fait tourner
par les cercles impies », commençai-je, «comme il te plaira,
parle moi, et contente mes désirs.
Les gens couchés dans les sépulcres
peuvent-ils être vus ? tous les couvercles
sont levés, et nul ne les garde.»
Et lui à moi : «Tous seront fermés
quand ils reviendront de Josaphat
avec les corps qu’ils ont laissés là-haut.
Épicure et tous ses disciples
ont leur cimetière de ce côté,
eux qui font mourir l’âme avec le corps.»

(Enfer X, 4-15)

Le huitième cercle de l’Enfer : les ruseurs et les trompeurs

Dans le huitième cercle de l’Enfer sont punis ceux qui ont pêché en utilisant la ruse et la tromperie. Ce cercle est constitué de dix fosses concentriques encerclées de murs et surplombées de ponts rocheux : les Malebolges. Les âmes des damnés sont placées dans ces fosses selon la nature de leur tromperie.

Voici comment Dante décrit les Malebolges :

« Luogo è in inferno detto Malebolge,
tutto di pietra di color ferrigno,
come la cerchia che dintorno il volge.
Nel dritto mezzo del campo maligno
vaneggia un pozzo assai largo e profondo,
di cui suo loco dicerò l’ordigno.
Quel cinghio che rimane adunque è tondo
tra ’l pozzo e ’l piè de l’alta ripa dura,
e ha distinto in dieci valli il fondo.
Quale, dove per guardia de le mura
più e più fossi cingon li castelli,
la parte dove son rende figura,
tale imagine quivi facean quelli ;
e come a tai fortezze da’ lor sogli
a la ripa di fuor son ponticelli,
così da imo de la roccia scogli
movien che ricidien li argini e’ fossi
infino al pozzo che i tronca e raccogli.»

« Il est en enfer un lieu appelé Malebolge,
tout de pierre couleur de fer,
comme le cercle qui l’entoure.
Droit au milieu de la campagne maligne,
s’ouvre béant un puits large et profond,
dont, en son lieu, on dira la structure.
L’espace, de forme ronde,
entre le puit et la haute rive solide,
était, en descendant au fond, divisé en dix retranchements.
Tels que les châteaux autour desquels on creuse,
pour la défense des murs, de nombreux fossés,
qui rendent sûre la partie qu’ils ceignent,
tels paraissaient là ces retranchements ;
et comme, en de pareilles forteresses, des seuils
à la rive sont de petits pouls,
ainsi du pied du précipice partent des rochers,
qui coupent les remparts et les fossés jusqu’au puit,
où tronqués ils s’arrêtent.»

(Enfer XVIII, 1-18)

 

Le neuvième cercle de l’Enfer : les fraudeurs et les traîtres

Dans le neuvième et dernier cercle de l’Enfer sont punis les traîtres, dont le premier est Lucifer. Ce cercle est séparé du précédent par un énorme puit, au bord duquel sont enchaînés les géants mythologiques et antédiluviens : ils sont les Titans, punis pour s’être rebellés contre Jupiter et avoir mené une guerre contre lui.

 

 

« Poi caramente mi prese per mano
e disse : « Pria che noi siam più avanti,
acciò che ’l fatto men ti paia strano
sappi che non son torri, ma giganti,
e son nel pozzo intorno da la ripa
da l’umbilico in giuso tutti quanti »

« Puis tendrement il me prit par la main
et dit : « Avant que nous ne soyons plus avancés,
afin que le fait ne paraisse pas moins étrange,
sache que ce ne sont pas des tours, mais des géants,
et ils sont dans l’abîme à l’intérieur de la rive
tous du nombril jusqu’aux pieds.»

(Enfer XXXI, 28-33)

 

Dante compare les Titans enchaînés autours du puit de ce cercle de l’Enfer aux imposantes murailles circulaires du bourg-forteresse de Monteriggioni (Sienne) qui, avec ses quinze énormes tours, domine les campagnes du Chianti.

 

 

« Però che, come su la cerchia tonda
Montereggion di torri si corona,
così la proda che ’l pozzo circonda
torreggiavan di mezza la persona
li orribili giganti, cui minaccia
Giove del cielo ancora quando tuona.
E io scorgeva già d’alcun la faccia,
le spalle e ’l petto e del ventre gran parte,
e per le coste giù ambo le braccia.»

« Mais, comme sur son enceinte ronde
Monteriggioni se couronne de tours,
ainsi sur la crête qui entoure le puit
se dressaient comme des tours, à mi-corps,
les horribles géants que menace
encore du ciel Jupiter quand il tonne.
et je découvrais déjà la face de l’un d’eux,
les épaules et la poitrine et une grande partie du ventre,
et les deux bras le long des flancs.»

(Enfer XXXI, 40-48)

 

Lucifer au cœur de l’Enfer

Au dernier chant de l’Enfer, Dante retrouve le prince des démons et des traîtres, Lucifer. Tout en étant le plus beau et le plus puissant des anges, Lucifer s’est rebellé contre Dieu et a essayé d’usurper le pouvoir de son créateur pour s’élever au-dessus de lui. La chute de Lucifer des hauteurs des Cieux a été à l’origine de la naissance de l’Enfer ; à ce moment-là, la terre horrifiée de recevoir cet être répugnant s’est retraite jusqu’à l’extrême et ce mouvement a créé l’énorme gouffre infernal, au centre duquel Lucifer s’est enfoncé après sa chute. Il est ainsi confiné au point le plus éloigné de Dieu, immergé jusqu’à la poitrine dans le Cocyte, le lac souterrain constamment gelé. Dans le dessin de Sandro Botticelli le corps de Lucifer devient le centre même de l’Enfer, représenté par le cercle tracé au milieu du dessin qui est, en même temps, l’image du Cocyte.

Botticelli suit de près Dante dans la représentation de Lucifer : une énorme et horrible bête à trois têtes, avec trois paires d’ailes. Emprisonné dans la glace, il bat éternellement ses ailes pour se libérer et, de cette manière, il produit des vents glaciaux qui gèlent les eaux du Cocyte. La bouche de chaque visage est occupée à mâcher le corps d’un pécheur, qui a consciemment commis des actes de trahison contre son Seigneur : la bouche gauche hache Brutus, la bouche droite Cassius et la bouche centrale Judas Iscariot.

 

 

Ces pêcheurs sont les symboles des actes les plus terribles de trahison ; Brutus et Cassius ont trahi et ont causé le meurtre de Jules César, tandis que Judas a vendu Jésus Christ, le Fils de Dieu.

« Lo ’mperador del doloroso regno
da mezzo ’l petto uscia fuor de la ghiaccia;
e più con un gigante io mi convegno,
che i giganti non fan con le sue braccia:
vedi oggimai quant’esser dee quel tutto
ch’a così fatta parte si confaccia.
S’el fu sì bel com’elli è ora brutto,
e contra’l suo fattore alzò le ciglia,
ben dee da lui procedere ogne lutto.
Oh quanto parve a me gran maraviglia
Quand’io vidi tre facce a la sua testa !
L’una dinanzi, e quella era vermiglia ;
l’altr’eran due, che s’aggiugnieno a questa
sovresso ’l mezzo di ciascuna spalla,
e sé giugnieno al loco de la cresta :
e la destra parea tra bianca e gialla ;
la sinistra a vedere era tal, quali
vegnon di là onde ’l Nilo s’avvalla.
Sotto ciascuna uscivan due grand’ali,
quanto si convenia a tanto uccello :
vele di mar non vid’io mai cotali.
Non avean penne, ma di vispistrello
era lor modo ; e quelle svolazzava,
sì che tre venti si movean da ello :
quindi Cocito tutto s’aggelava.
Con sei occhi piangëa, e per tre menti
Gocciava ’l pianto e sanguinosa bava.
Da ogne bocca dirompea co’denti
un peccatore, a guisa di maciulla,
sì che tre ne facea così dolenti.
A quel dinanzi il mordere era nulla
verso ’l graffiar, che talvolta la schiena
rimanea de la pelle tutta brulla.»

« Là l’empereur du règne de douleur
émergeait à mi-poitrine de la glace ;
et ma taille était plus proche de celle d’un géant,
que celle des géants ne l’était de ses bras :
vois maintenant ce que doit être le tout
s’il est proportionné à de telles parties.
S’il fut aussi beau qu’il est laid maintenant,
et que contre son créateur il osa se révolter,
c’est bien lui l’origine de toute douleur.
Ô comme mon étonnement fut grand
quand je vis que sa tête avait trois faces !
L’une devant, et elle était vermeille ;
les deux autres s’ajoutaient à celle-ci
exactement au milieu de chacune des épaules,
et toutes se joignaient à l’endroit de la crête:
la droite semblait entre blanc et jaune ;
la gauche à regarder était semblable, à ceux
qui viennent d’où le Nil descend.
Sous chacune sortaient deux grandes ailes,
à la taille d’un oiseau aussi immense :
je n’ai jamais vu en mer de telles voiles.
Elles n’avaient pas de plumes, mais ressemblaient
à celles de chauves-souris ; il les agitait
si frénétiquement que trois vents en naissaient,
qui gelaient le Cocyte tout entier.
Il pleurait de ses six yeux, et sur ses trois mentons
dégouttaient les larmes et une bave sanglante.
Dans chaque bouche il écrasait de ses dents
un pécheur, comme le fait une broie,
si bien qu’il en torturait trois.
Pour celui de devant les morsures n’étaient rien
en comparaison des lacérations, qui l’écorchaient
sans cesse laissant l’échine à nu.»

(Enfer XXXIV, 28-60)

 

Au centre de la gouffre infernale, en face de Lucifer démesuré comme le mal qu’il représente, se termine la descente de Dante à l’Enfer.

References

References
1 che l’anima col corpo morta fanno