Home > Style de vie > Arroser l’arbre sec

Dans cet écrit Marisa Mosto, philosophe argentine, nous livre ses réflexions à partir de son expérience de pèlerin sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle.

 

 

 

Parmi les récits des pères du désert, nous en trouvons un attribué à Abba Jean Colobos dans lequel il donne l’instruction à son disciple d’arroser un arbre sec : « L’eau était à une grande distance, il devait donc y aller le soir et revenir le matin ». Malgré l’apparent non-sens de la tâche, au bout de trois ans, l’arbre « revint à la vie et donna du fruit » [1]Sentences des Pères du désert . Beaucoup plus tard, Andrei Tarkovsky utilisera cette histoire dans son film Le Sacrifice [2]1986 pour illustrer à sa manière la fécondité de la folie de la foi.

Ces enseignements si uniques me sont venus à l’esprit alors que mes forces faiblissaient lors de notre récente expérience du Chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Des siècles et des siècles de pèlerinage de milliers et de milliers de marcheurs vers Saint-Jacques-de-Compostelle témoignent de ce pari. Leurs mains ont érodé le marbre d’une des colonnes du Portique de la Gloire, à l’entrée principale de la cathédrale, sculptant un bas-relief qui témoigne de la présence d’un désir commun du cœur humain à travers les siècles.

Quel est l’arbre sec que la Route de Compostelle fait reverdir ?

Les premiers jours, il est très difficile de le distinguer. Après 6, 7, 8 heures de route, on arrive à l’auberge, épuisés et endoloris depuis un bon moment. Les 10 ou 12 premiers kilomètres de marche se passent bien, mais les 10 ou 12 kilomètres suivants sont douloureux. On commence à se demander à quoi tout cela sert. Et tout ce qui reste encore à venir ! Le projet initial, qui avait été entrepris avec tant d’enthousiasme, commence à sembler totalement irrationnel, une épreuve inutilement auto-infligée.

Puis, au fil des jours, on s’habitue, la douleur devient une fatigue supportable. Le corps nous prévient, nous encourage à faire confiance à sa plasticité, se révèle être un allié familier. Les sens, auparavant émoussés par un défi qui semblait impossible, se relâchent et la nature commence à pénétrer à travers tous nos pores avec plus de présence et de clarté. Parfois livrant bataille, en montrant ses visages les plus défiants, sa puissance et son propre style lorsque le climat ou le sol nous sont défavorables.

Nous percevons le paysage avec plus de pureté, l’immensité et l’éloignement des montagnes, la beauté douce de la lumière entre les arbres de la forêt, ses odeurs, ses couleurs, le murmure du ruisseau, le cri des oiseaux, les cloches des troupeaux, la présence des vaches, des taureaux, des veaux, des chevaux, des poulains, des moutons, des cochons… hôtes naturels du Chemin. Des petits villages blancs, des fermes en pierre, des cultures, des petites églises romanes, des milliers de croix improvisées de branches tombées, tissées aux barbelés qui traversent parfois le Chemin.

Et puis l’âme se montre aussi plastique, flexible, réceptive à tout cet environnement, peuplé d’une multiplicité de visages ; certains attendent notre passage éphémère à leur poste sur le Chemin, d’autres nous précèdent et nous les retrouvons ensuite de temps en temps, échangeant cette sorte de mantra : Bon Chemin ! Des conversations qui naissent de la complicité d’une aspiration commune inhabituelle. Insolite et difficile à comprendre dans un monde où existent voitures, motos, bus et où « le temps c’est de l’argent ».

« L’homme, en venant au monde, est faible et souple. Quand il meurt, il est fort et dur. L’arbre qui pousse est tendre et souple. Devenu sec et dur, il meurt. La dureté et la force sont les compagnons de la mort. La souplesse et la faiblesse expriment la fraîcheur de la vie. Ce qui est dur ne vaincra jamais ». Lao Tseu, cité par Tarkovsky dans Stalker

 

Stalker (1979, Andrei Tarkovsky) Photo (Source)

 

Si je devais choisir un ou deux mots pour désigner ce qui revit dans l’âme, ce que le Chemin éveille et transfigure, je choisirais le mot Présence. Une présence personnelle pleinement incarnée qui rend possible une reconnexion vitale. Nous nous connectons aux sources fertiles de l’existence à partir d’un monde intérieur qui devient à nouveau une demeure de rencontre. Accueillante, réceptive. Le ralentissement, la résistance qui nous oblige à être là, secoue le voile de nos yeux. La cloison qui nous sépare du monde est abattue. Nous ressentons notre consistance intérieure au moment même où nous percevons le réel lui-même. Nous percevons les mouvements d’une trame qui nous unit. Et le chemin, même avec ses difficultés et sa dureté – ou paradoxalement à cause d’elles – est extrêmement beau. Parce que c’est réel.

L’ascétisme. Un autre mot qui résonne. Le but de l’ascèse, dit Pavel Florenski, est de renouer avec la réalité, « d’arriver à percevoir l’ensemble de la création dans la beauté dans laquelle elle a d’abord été créée, sa beauté victorieuse » [3]Pavel Florenski, La colonne et le fondement de la Vérité . Marcher léger, trouver son propre rythme ; le rythme permis par les jambes et la qualité du sol. Calibrer, s’ajuster. Fouler le sol qui te soutient toujours, même s’il te rend la tâche difficile. Cultiver le silence qui rend possible la richesse de l’écoute, la solitude et l’intimité qui permet la rencontre. La soif et la joie de l’eau (les fontaines !) ; la faim et le goût de la nourriture. La fatigue, la bénédiction du repos. La nécessité de lutter et le recours à la prière. Rester dans l’ombre pour que la lumière puisse briller. Rythmes.

Évagre le Pontique, un autre Père du désert, nous enseigne que nous devons nous retrouver nous-mêmes pour « retrouver » Dieu. Non pas successivement, mais comme les deux faces d’une même pièce. La Présence en est depuis notre propre demeure, est en même temps une ouverture à l’Altérité. Être présents à la trame du tissu de notre vie nous fait reconnaître le fil de chaîne [4]Ensemble des fils parallèles, régulièrement espacés, disposés dans le sens de la longueur d’une pièce de tissu, par opposition à la trame . Pas à pas, le fil de chaîne se fait sentir. A l’intérieur, en dessous, derrière. Il dépasse nos attentes.

Et on ne veut plus que le Chemin s’arrête, ni que les flèches jaunes qui vous indiquent la direction à suivre disparaissent. Parce que nous ne voulons pas que l’environnement qui nous reliait à la richesse de la vie recule et disparaisse.

Mais nous devons sortir du Chemin. Retour aux anciennes coordonnées que nous avions mises entre parenthèses pendant quelques semaines.

Qu’avons-nous fait de nos possibilités vitales ? Où nous conduit le rythme du style de civilisation que nous avons construit ? Un état d’accélération et de dispersion qui « déchire l’âme comme un chien déchire un faon » [5]Évagre le Pontique, Traité Pratique .  La civilisation semble être construite presque à contre-courant des besoins humains les plus profonds. On se rend alors compte qu’en réalité, la vraie folie est ailleurs : dans le mode de vie que nous menons, auquel nous nous abandonnons.

Le pèlerin cherche un chemin alternatif, parallèle. Nous savons que les parallèles ne se rencontrent pas. L’œuvre anonyme publiée au XIXe siècle, Récits d’un pèlerin russe, est bien connue, surtout dans la tradition de l’Église orientale. Le protagoniste, un moine hésychaste, aspire à incarner de tout son être – littéralement – une vie en présence du mystère du Nom de Jésus. Il invoque le Nom qui est au-dessus de tout nom [6]Ph 2, 9 au rythme de la respiration en même temps que la supplication du publicain [7]Lc 18, 13 : « Seigneur Jésus, aie pitié de moi, pécheur » [8]Récits d’un pélerin russe, introduction de Jean Gauvin . La constante présence suppliante au mystère du Nom transfigure sa demeure intérieure non seulement spirituelle mais aussi physique, intégrale. L’hésychasme cherche à vivre réellement l’expérience de l’homme comme temple du Saint-Esprit. Et à partir de là, entrer en relation avec les êtres croisés sur le Chemin et avec lesquels il partage son destin.

 

Stalker (1979, Andrei Tarkovsky) Photo (Source)

 

N’y a-t-il pas un lieu d’intersection possible pour l’expérience humaine : être sur le Chemin même dans la civilisation ? Je résiste au parallèle. Peut-être que la culture d’espaces de rencontre avec le réel est la difficulté à laquelle nous devons faire face là, sur notre terrain. Nous devons nous exercer à un nouveau mode d’ascèse qui nous permette de faire front à l’accélération, l’instrumentalisation, la dispersion, le mensonge, les masques, les simulacres et la multitude de vains désirs qui nous confondent.

Je suis retournée à un cours du philosophe Emilio Komar dans lequel il réfléchit à la possibilité du silence dans le monde. Il y fait référence à un chapitre du livre du prophète Baruch, la Lettre de Jérémie. Jérémie conseille aux exilés de Babylone de ne pas céder à l’idolâtrie : « A cela vous reconnaîtrez que ce ne sont pas des dieux : ne les craignez pas » [9]Ba 6, 22 ; 28 ; 39 ; 64 ; 68 . Ils ne sont rien. « C’est l’intériorité qui résiste face aux usages sociaux envahissants. Quand il y a une indépendance intérieure, tout cela n’est rien. Et la leçon est pour tous les temps. Parce qu’il n’y avait pas d’idoles que dans l’Ancien Testament. Aujourd’hui, nous avons aussi des idoles : le progrès, le sexe, la technologie, l’épanouissement personnel, la mode, ce que dit notre époque… Contre cela, la parole de Dieu est : « Ne les craignez pas », le conseil de Dieu pour l’idolâtrie moderne est aussi « Ne les craignez pas », parce qu’ils ne le sont pas » [10]Emilio Komar, Silencio en el mundo, Buenos Aires: Sabiduría Cristiana, 2006, p. 54 .  Au contraire, « La voie du silence est la voie de l’être réel, de ce qui EST vraiment » [11]Emilio Komar, Silencio en el mundo, Buenos Aires: Sabiduría Cristiana, 2006, p. 53 .

Où trouver la flèche jaune qui nous encourage à faire le prochain pas à la croisée des chemins ?

Le pèlerin hésychaste savait : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » [12]Jn 14,6 . Celui par qui tout a été fait [13]Col 1, 16 . Il est toujours à l’intérieur, en dessous, derrière.

Peut-être est-ce la Vérité à laquelle tant de mains sur le marbre ont confié leur « Ainsi soit-il ».

 

Article publié dans la revue Criterio nº2494 pp 20-22, décembre 2022. Traduit de l’espagnol par F.B.

References

References
1 Sentences des Pères du désert
2 1986
3 Pavel Florenski, La colonne et le fondement de la Vérité
4 Ensemble des fils parallèles, régulièrement espacés, disposés dans le sens de la longueur d’une pièce de tissu, par opposition à la trame
5 Évagre le Pontique, Traité Pratique
6 Ph 2, 9
7 Lc 18, 13
8 Récits d’un pélerin russe, introduction de Jean Gauvin
9 Ba 6, 22 ; 28 ; 39 ; 64 ; 68
10 Emilio Komar, Silencio en el mundo, Buenos Aires: Sabiduría Cristiana, 2006, p. 54
11 Emilio Komar, Silencio en el mundo, Buenos Aires: Sabiduría Cristiana, 2006, p. 53
12 Jn 14,6
13 Col 1, 16
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