d'Elizabeth Petersbourg 4 juillet 2011
En 1656, le grand peintre Rembrandt Harmenszoon van Rijn, dont la notoriété est pourtant établie, est au bord de la faillite. Il est contraint de vendre sa maison et demande à la justice hollandaise de dresser un inventaire de ses biens. Parmi les nombreux objets recensés il est notamment fait mention d’« Une tête du Christ d’après nature ». Peindre le Christ d’après nature… Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire au XVIIème siècle ?
Cette question sert à la fois de point de départ et de trame à l’exposition qui se tient actuellement dans le Hall Napoléon du musée du Louvre. Menée comme une énigme, elle invite les visiteurs à entrer, œuvre après œuvre, dans l’incessante recherche de Rembrandt et dans la nouveauté de son approche, autrement dit dans sa grande originalité. Au nombre d’environ 90 (avec les œuvres de quelques autres artistes qui ont influencé le maître hollandais), les œuvres proposées couvrent l’ensemble de la carrière de Rembrandt – on trouve en effet aussi bien des œuvres faites pendant sa jeunesse que des œuvres datant de sa maturité artistique –, et permettent ainsi de suivre l’évolution du peintre.
Ce qui frappe d’abord, c’est l’infatigable travail du peintre qui, toute sa vie durant, à plusieurs reprises revient sur un thème ou sur un autre : la figure même du Christ, les pèlerins d’Emmaüs [1], la rencontre du Christ avec Marie-Madeleine après la Résurrection [2], l’agonie à Gethsémani [3], etc.
Pour approcher son sujet, il essaie toutes les techniques qui lui sont offertes : huile sur toile ou sur bois, sanguine, craie, plume ou pointe sèche sur papier, eaux fortes, etc. Tout est réquisitionné au service de sa recherche. Il ne s’agit pas tant pour l’artiste de faire des exercices pratiques, comme un élève s’essaie aux différentes techniques pour mieux les assimiler et les maîtriser, mais de rendre, autant que faire se peut, ce qu’il a devant lui. Derrière cette diversité se dessine la conscience qu’a Rembrandt qu’il est impossible de tout dire du Christ ou d’une scène biblique en une seule fois et avec une seule méthode, que jamais son sujet ne sera épuisé et que tout ce qu’il a à portée de mains ne peut suffire à en dire l’ineffable richesse. On devine à travers cela que sa recherche n’est pas purement artistique mais aussi bel et bien spirituelle.
Rembrandt a saisi quelque chose du Mystère et essaie de le transmettre. Il s’intéresse au Christ, à la lumière qui émane de Lui. Il observe les réactions de ceux qui l’entourent, quelles répercussions provoque en eux la rencontre avec Lui, quelles sont leurs émotions en Sa présence. Pour cela, il travaille beaucoup sur les jeux d’ombre et de lumière à l’intérieur de ses tableaux : parfois la lumière se concentre sur le visage du Christ. Dans d’autres tableaux à l’inverse, elle émane de Lui et inonde ceux qui l’entourent. Une représentation des pèlerins d’Emmaüs (Les pèlerins d’Emmaüs, Rembrandt, vers 1629, Musée Jacquemart André) montre par exemple le Christ à contre-jour. On ne peut voir son visage. Il est l’inconnu, celui que ses plus proches ne reconnaissent pas, l’insaisissable. Dans une autre représentation de la même scène, au contraire (Les pèlerins d’Emmaüs ou Le souper à Emmaüs, Rembrandt, 1648, Musée du Louvre), le Christ apparaît de face et toute la lumière se concentre sur Lui et rayonne de Lui. Il est Celui qui attire, qui se rend présent et qui révèle son vrai visage dans la fraction du pain.
Pour redonner ce que lui-même perçoit de la personne du Christ, Rembrandt travaille également sur la netteté des traits, les distances entre les sujets, les attitudes et le mouvement. Pour représenter à quel point Marthe [4] est à côté de ce qui lui est demandé, il la dessine avec le visage brouillé : elle est absente d’elle-même, elle a comme perdu son identité en ne portant pas son attention sur ce qui est essentiel, en détournant son regard du Christ et en adoptant une attitude de récrimination.
A Gethsémani (cf. note 3), il parvient à rendre la grande solitude du Christ au moment où il réveille ses apôtres par les jeux de lumière, par la distance qui les sépare et par l’attitude des différents sujets : le Christ est debout, seul ; les apôtres allongés sont éloignés de lui mais proches les uns des autres, accentuant ainsi l’abîme entre eux et Lui. Au fond, se profilent les soldats qui viennent pour l’arrêter.
Il sait également rendre toute la complexité des sentiments humains (enthousiasme, admiration, ouverture, scepticisme, hostilité, rejet…) provoqués par cet événement inattendu que représente le Christ dans la vie des hommes. La fameuse Pièce aux cents florins (Le Christ prêchant, Rembrandt, vers 1649, Bnf) est une très belle illustration de sa maîtrise et de sa finesse en la matière.
Ce que montre aussi l’exposition, dont le montage sobre met bien en valeur les tableaux, c’est que Rembrandt ne cherche pas à recopier le Christ tel qu’Il a été représenté jusqu’à présent. Les œuvres d’autres peintres exposées à côté des siennes témoignent cependant qu’il s’ancre dans la tradition de ses prédécesseurs et a été influencé par leur travail. Au long des années, il s’en éloigne pourtant progressivement pour apporter sa propre réponse, révéler le fruit de sa contemplation personnelle, de sa recherche. Il se dégage ainsi des images classiques du Christ. C’est particulièrement frappant dans la Crucifixion du Mas d’Agenais (Crucifixion, Rembrandt, 1631, Eglise du Mas d’Agenais) où il n’hésite pas à représenter un Christ affaibli, souffrant sur la Croix. Il abandonne ainsi l’imagerie traditionnelle des crucifixions montrant un Christ au corps glorieux, dont la passion et la mort n’altèrent pas la beauté physique, ni l’apparente puissance.
Rembrandt n’est pas un homme de concessions, comme le révèlent ses autoportraits. En se peignant, années après années, il ne craignait ni le vieillissement ni les rides. Il n’a pas occulté l’empreinte que la vie laissait sur son propre visage. Bien au contraire. Il a interrogé le mystère de sa propre personne et, ce faisant, de toute personne. Comme il a interrogé le Mystère de la personne du Christ, de Son Incarnation, de Son humanité. Qui était cet homme ? Comment représenter Celui qui est homme et Dieu, Fils de Dieu ? Comment « dire » le Mystère de Son être ? Comment Le peindre après sa Résurrection ? A qui pouvait-Il ressembler ?
C’est donc sa propre réponse, nourrie de sa contemplation personnelle, que Rembrandt veut apporter aux questions qui semblent le hanter et qui, au long des siècles, ont habité bien des artistes. S’il s’est inspiré d’un modèle vivant (un jeune juif), ce n’est pas tant la facture extérieure, la beauté des traits de cet homme qui attire mais bien ce qui se dégage des traits revisités par le maître hollandais. La suite de portraits du Christ (série de tableaux peints entre 1648 et 1656) est le véritable aboutissement de l’exposition. Les coups de pinceaux qui ont ciselé ces œuvres nous font pressentir bien des choses. Rembrandt travaille l’expression, les traits du visage, l’impact de la lumière sur lui et nous fait toucher par là la profonde humanité du Christ en en gardant la part de Mystère, de Tout-Autre qui Le caractérise. Il nous fait effleurer ce qui pouvait L’animer, quels sentiments pouvaient être Les siens. Grave, douloureux, paisible, tendu vers un autre, interrogateur, etc., Il nous est rendu plus accessible, plus familier sans que jamais nous ne puissions pour autant prétendre L’avoir saisi.
Les tableaux parlent d’eux-mêmes. Ils nous prennent par la main et nous font entrer dans l’intimité du peintre avec Celui qu’il a cherché toute sa vie durant. Aucune prétention dans le travail du maître hollandais. Seule émerge de cette œuvre la fascination d’un homme pour une figure hors du commun, qu’il est bien ardu de représenter fidèlement. Il scrute les Ecritures puis fait parler son pinceau pour tenter de saisir et de redonner la figure du Christ au sens théologique : Son être même, Sa mission. Dans certaines œuvres, totalement habité par cette présence, il parvient à nous faire toucher ce qu’elle a d’exceptionnel et d’unique, ce caractère à la fois humain et divin.
Exposition Rembrandt et laFigure du Christ :
• du 21 avril au 18 juillet 2011 à Paris, au musée du Louvre, hall Napoléon ;
• du 3 août au 30 octobre 2011 à Philadelphie, au Museum of Art ;
• du 20 novembre 2011 au 12 février 2012 à Détroit, à l’Institute of Arts.
[1] Les pèlerins d’Emmaüs : évangile selon saint Luc, chapitre 24, versets 13 à 35.
[2] La rencontre du Christ avec Marie-Madeleine après la Résurrection : évangile selon saint Jean, chapitre 20, versets 11 à 18.
[3] L’agonie à Gethsémani : évangile selon saint Matthieu, chapitre 26, versets 36 à 46 ; cf. également évangile selon saint Marc, chapitre 14, versets 32 à 42 et évangile selon saint Luc, chapitre 22, versets 39 à 46.
[4] Marthe et Marie : évangile selon saint Luc, chapitre 10, versets 38 à 42.