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Camus l’artiste, fidèle à la beauté et aux humiliés

« J’avance du même pas, il me semble, comme artiste et comme homme. Et ceci n’est pas préconçu. C’est une confiance que je fais, dans l’humilité, à ma vocation…» [1]Albert CAMUS, Carnets, Gallimard, 2013.  Albert Camus se qualifiait d’artiste, beaucoup plus volontiers que d’écrivain. Que revêtait pour lui cette vocation artistique, si liée à la compassion et si liée à la vie ?

 

Albert Camus, dessin par Michèle Rais

 

Camus l’artiste, placé à mi-chemin de la misère et du soleil

Pour Camus, c’est une évidence : il a été « posté » dans un lieu particulier, il a reçu en héritage un « lieu artistique » : « Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi‑distance de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout » [2]Albert CAMUS, l’envers et l’endroit (préface), Gallimard, 1986

Le soleil qu’il évoque, c’est celui de son enfance pauvre, mais heureuse, des rues d’Alger baignées de lumière, de la beauté de la mer scintillante. Il est empli d’émerveillement pour cette période de sa vie, qui sera toujours la source de son œuvre et lui fera dire à la réception du prix Nobel : « je n’ai jamais pu renoncer à la lumière » [3]Albert CAMUS, discours de Suède, Gallimard, 1958 . Cet éblouissement de son enfance est premier, il s’exprime aussi par un mot qui revient souvent sous la plume de Camus, celui d’admiration. Il évoque notamment « l’admirable silence d’une mère » [4]Albert CAMUS, l’envers et l’endroit (préface), Gallimard, 1986 » en faisant référence à sa maman sourde et muette. Ainsi, se référant à son enfance, il aime à dire : « je n’ai pas commencé par le déchirement, mais par la plénitude » [5]Albert CAMUS, Actuelles I, interview, in Essais, Gallimard, 1977 . Et pourtant, il y a aussi la misère. Et Camus est reconnaissant d’avoir pu aussi la connaître, d’en avoir fait l’expérience. Issu d’un milieu pauvre, il a été introduit dans le réalisme de la vie, composée d’ombre et de lumière. La souffrance, le mal, la question de la justice seront toujours incluses dans ses œuvres. Mais elles n’en seront jamais le tout. Toujours, lumière et misère marcheront d’un même pas. « J’ai toujours souhaité ne rien éluder et garder intacte une double mémoire. Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quels que soient mes défauts d’homme et d’écrivain, je voudrais n’avoir jamais été infidèle ni à l’une ni aux autres.» [6]Albert CAMUS, « L’été », Retour à Tipasa, Gallimard, 1952 

Camus préface en 1952 les deux dernières œuvres d’Oscar Wilde, écrites après un séjour de deux ans en prison. Il y décrit la métamorphose de l’écrivain irlandais : suite à cette expérience d’humiliation de l’emprisonnement, de souffrance, suite surtout à la découverte d’une « communauté de douleur », la manière d’écrire de Wilde change du tout au tout. Camus écrit : « Dans la cour du bagne, un prisonnier inconnu, qui jusque­‑là, n’avait jamais parlé à Wilde et qui marche dans son dos lui murmure soudain “Oscar Wilde, je vous plains, parce que vous devez souffrir plus que nous”. Et Wilde, bouleversé, lui dit que non, que tous en ce lieu souffrent également. Me trompé-je en pensant qu’à cet instant précis, Wilde a connu un bonheur dont il n’avait jamais eu l’idée auparavant ?  Une solitude pour lui venait de cesser. […] “Il n’y a pas, écrit-il au plus frivole de ses amis, un seul malheureux être enfermé avec moi dans ce misérable endroit qui ne se trouve en rapport symbolique avec le secret de la vie“. Du même coup, il découvre les secrets de l’art. » [7]Albert CAMUS, « l’artiste en prison », préface aux œuvres d’Oscar Wilde De profundis et La ballade de la geôle de Reading, Falaize, 1952

C’est dans l’expérience même de la vie, avec ce qu’elle a parfois de plus douloureux et de plus noir, comme « appel à la bonté, à la tendresse », que se manifeste la beauté. « Dans sa plus haute incarnation, l’artiste est celui qui crée pour que soit honoré, aux yeux de tous et à ses propres yeux, le dernier des misérables au cœur du bagne le plus noir [… ] la beauté surgit à cet instant des décombres de l’injustice et du mal. » [8]Ibid

A travers cette expérience d’Oscar Wilde, Camus met tout particulièrement en évidence cette indissolubilité du beau et du bon dont parlait Jean-Paul II [9]Jacques BAGNOUD, Que sais-tu de la beauté ? Réflexion sur l’héritage de Jean-Paul II,  Terre de compassion, 2015. … Continue reading .  Mieux, c’est cette unité qui est garante de la vérité de l’expérience artistique : « Qu’est-ce donc que l’art ? rien de simple, cela est sûr. […] c’est cela et pourtant ce n’est pas cela, le monde n’est rien et le monde est tout, voilà le double et inlassable cri de chaque artiste vrai, le cri qui le tient debout, les yeux toujours ouverts [10]Albert CAMUS, « l’artiste et son temps », discours de Suède, Gallimard, 1958. […]. »

 

Albert Camus

 

L’artiste, épris de compassion

Dans Jonas ou l’artiste au travail, Camus raconte l’histoire d’un artiste peintre et de sa famille. Le peintre, Jonas, rencontre un succès croissant : ses tableaux se multiplient à la même vitesse que ses amis. Puis, au fil du temps, son inspiration tarit, et il devient incapable de produire.  Tous ses amis le délaissent. De plus en plus seul, il ne peint plus, mais réfléchit, isolé dans sa soupente obscure. Un jour, il demande enfin une toile. Au troisième jour, elle est achevée. Mais Jonas s’effondre d’épuisement.

« Ce n’est rien, déclarait un peu plus tard le médecin qu’on avait appelé́. Il travaille trop. Dans une semaine, il sera debout. – Il guérira, vous en êtes sûr ? disait Louise, le visage défait. – Il guérira. » Dans l’autre pièce, Rateau regardait la toile, entièrement blanche, au centre de laquelle Jonas avait seulement écrit, en très petits caractères, un mot qu’on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait s’il fallait y lire solitaire ou solidaire » [11]Albert CAMUS, Jonas ou l’artiste au travail, Gallimard, 1957

C’est ainsi que s’achève la nouvellecomme si Camus voulait manifester que le travail véritable de l’artiste n’est pas d’abord sa production, ce qui paraît à l’extérieur, mais qu’il s’agit d’un labeur intérieur, qui le place dans un lieu qui est à la fois lieu d’une solitude immense et lieu de communion profonde avec les autres hommes. « J’ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m’obligeait particulièrement à porter, tel que j’étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l’espérance que nous partagions » [12]Albert CAMUS, discours de Suède, Gallimard, 1958. disait Camus lors de son discours à la réception du Prix Nobel.

Camus affectionne particulièrement deux termes pour décrire la mission de l’artiste : « absoudre » et « justifier ». « C’est pourquoi l’artiste, au terme de son cheminement, absout au lieu de condamner. Il n’est pas juge, mais justificateur. Il est l’avocat perpétuel de la créature vivante, parce qu’elle est vivante [13]Ibid ».

Il s’explique ainsi :

« Si basse et si méchante soit-elle, une vie recèle toujours, en quelque coin caché de quoi la comprendre et l’absoudre […]. Il s’agit […] d’une vertu particulièrement lucide qui absout l’homme de bien en raison de ses faiblesses, l’homme du mal à la faveur de ses élans généreux, et tous les deux ensemble en considération de leur appartenance passionnée à une humanité souffrante et espérante [14]Albert CAMUS, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Gay-Crosier Raymond (éd.), t. III, 2008 »

Peut-être avez-vous souvenir d’une phrase qui clôture La Peste de manière admirable : « il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser » [15]Albert CAMUS, La peste, Gallimard, 1947. .

C’est une conviction profonde de Camus. En se penchant sur le cœur humain, ne nous invite-t-il pas par son art, « pont jeté vers l’expérience religieuse » [16]Jean-Paul II, Lettre Aux Artistes, 1999 , à découvrir déjà mystérieusement une parcelle du Royaume ?

References

References
1 Albert CAMUS, Carnets, Gallimard, 2013.
2 Albert CAMUS, l’envers et l’endroit (préface), Gallimard, 1986
3 Albert CAMUS, discours de Suède, Gallimard, 1958
4 Albert CAMUS, l’envers et l’endroit (préface), Gallimard, 1986
5 Albert CAMUS, Actuelles I, interview, in Essais, Gallimard, 1977
6 Albert CAMUS, « L’été », Retour à Tipasa, Gallimard, 1952
7 Albert CAMUS, « l’artiste en prison », préface aux œuvres d’Oscar Wilde De profundis et La ballade de la geôle de Reading, Falaize, 1952
8, 13 Ibid
9 Jacques BAGNOUD, Que sais-tu de la beauté ? Réflexion sur l’héritage de Jean-Paul II,  Terre de compassion, 2015. https://terredecompassion.com/2015/04/07/que-sais-tu-de-la-beaute-reflexion-sur-lheritage-de-jean-paul-ii/
10 Albert CAMUS, « l’artiste et son temps », discours de Suède, Gallimard, 1958.
11 Albert CAMUS, Jonas ou l’artiste au travail, Gallimard, 1957
12 Albert CAMUS, discours de Suède, Gallimard, 1958.
14 Albert CAMUS, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Gay-Crosier Raymond (éd.), t. III, 2008
15 Albert CAMUS, La peste, Gallimard, 1947.
16 Jean-Paul II, Lettre Aux Artistes, 1999

2 Commentaires

  1. Cécile

    Magnifique article, à l’image de la conférence donnée. Je retiens particulièrement cette phrase « C’est pourquoi l’artiste, au terme de son cheminement, absout au lieu de condamner. Il n’est pas juge, mais justificateur. Il est l’avocat perpétuel de la créature vivante, parce qu’elle est vivante ». ! Merci beaucoup Aurélie

  2. Aurélir

    « J’ai toujours souhaité ne rien éluder et garder intacte une double mémoire. Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quels que soient mes défauts d’homme et d’écrivain, je voudrais n’avoir jamais été infidèle ni à l’une ni aux autres.» Puissions-nous vivre nos vies dans cette même fidélité !