Interview de Gerry et Cristilda Pais 14 février 2012
Propos recueillis par Jacques Bagnoud et Pierre-Marie Tiberghien
Cambodge – Développement – Temps de lecture : 5 mn
La condamnation à perpétuité de Douch, ancien chef Khmer Rouge de la prison S-21 de Phnom Pen il y a quelques jours a fait resurgir le passé dramatique du Cambodge. Gerry et Cristilda Pais, tous deux médecins indiens de Mysore ont travaillé pendant 10 ans au Cambodge, pour l’UNICEF et la Croix Rouge. Leur témoignage imprégné par le travail de terrain et de nombreuses rencontres éclaire le passé et les enjeux pour ce pays en pleine reconstruction.
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La condamnation de Douch est-elle une étape pour soigner les plaies du passé ? Comment le peuple khmer envisage-t-il son passé ? Y a-t-il des signes de pardon ?
Jusqu'à aujourd'hui les gens vivent surtout dans le déni et l’oubli et ne parlent pas du passé. La période khmer rouge a certainement créé beaucoup de peurs, de psychoses et un climat de mensonge et de silence. Une mère ne confiait rien à son propre enfant car si les gens de Pol Pot l'apprenaient les punitions pouvaient être terribles. Nous avons mis des années à découvrir qu'un jeune khmer qui travaillait avec nous avait perdu 17 membres de sa famille sous Pol Pot !
Mais peu à peu, nous avons pu recueillir des témoignages. Dans les campagnes, une personne qui glanait un peu de riz en passant dans les champs pouvait être punie de manière terrible – jusqu'à lui couper la main ! Ils ont terriblement souffert pour survivre tout simplement et en raison de la séparation de parents et enfants… c'était tellement intolérable que beaucoup se sont sauvés et ont marché des kilomètres à pied dans la forêt pour rejoindre les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise.
Ont-ils pardonné ? Je crois qu’ils essayent d'oublier et ne parlent pas de vengeance. Pourtant, au fond d'eux, il reste une grande violence. Par exemple, certains businessmen volent les terres des paysans et les évincent sans pitié. Ils détruisent les maisons, brûlent les bidonvilles et chassent les gens de façon inhumaine.
Quelle est la situation politique et sociale du pays ?
La situation sociale est difficile et les inégalités sont toujours plus grandes. La croissance est forte et le pays se développe au niveau des infrastructures, en partie grâce à l’aide internationale. Mais il faudra encore une génération au moins pour reconstruire une démocratie stable. Pour l’instant, il n’y a pas de véritable liberté de parole et les syndicats sont inexistants. Les bas salaires à Phnom Phen restent en dessous du niveau de pauvreté, à 40 dollars mensuel.
Le président Hun Sen était un polpotiste mais il a failli être exécuté par Pol Pot. Les vietnamiens l'ont aidé à reprendre le pouvoir en 1989, il avait 27 ans !
En quoi consistait votre travail au Cambodge?
Nous travaillions avec le Ministère de la Santé auprès des populations tribales du Nord Est du pays. Le pays était en pleine reconstruction depuis le Traité de Paris de 1990, il s’agissait de remettre en place le système de santé, à tous les niveaux : logistique, formation du personnel, sensibilisation, …
Il fallait vérifier que les programmes financés en partie par les aides internationales soient vraiment mis en oeuvre, que les centres de santé locaux fonctionnent, etc. L'efficacité de ces programmes était très aléatoire, car le travail dépendait beaucoup du personnel de santé khmère. Je ne sais si c'est en raison du grand traumatisme dont ils sont sortis, mais les gens étaient très peu motivés. Beaucoup d'argent arrivait mais les gens ne travaillaient pas. Notre mission consistait à accompagner, former et responsabiliser le personnel.
Quelle était la situation dans votre Province ?
A Ratnakiri la situation était très dure car les khmers ne voulaient pas travailler pour une population tribale éparpillée et difficile à atteindre. On pouvait demander aux membres des tribus de travailler à la place des khmers mais ils il fallait alors les former de A à Z, car il s’agit de populations illettrées, semi-nomades, qui ne parlent pas le Khmer.
Quels signes d'espérance discernez vous pour le Cambodge ?
Les cambodgiens ont vécu des souffrances que l'on ne peut imaginer. Maintenant ils ont une volonté terrible de s'en sortir et de réussir. Par exemple, nous nous sommes liés d'amitié avec un jeune khmer, Seng Sotone. Je l'ai rencontré dans un bus. J'ai vu ce jeune venir s'asseoir à côté de moi et me poser plein de questions. Il venait d'une famille très pauvre dont le père avait disparu. Il a été élevé par sa grande mère et a vécu souvent à la pagode. Il voulait s’en sortir et étudiait en première année d'une école pédagogique. Il parlait bien anglais. Je me suis demandé comment l'aider, sans faire de l’assistanat. Je lui ai demandé de me donner des cours de Khmer pour pouvoir le payer un peu et j’ai pu ainsi peu à peu l’accompagner pour ses lectures et pour ses études. Comme il est ambitieux, il pu faire une licence d’économie à l’Université de Phnom Pen. Il a financé ses études en travaillant pour des ONG, ce qui est un bel exploit.
Après l’athéisme communiste, peut-on parler de renouveau religieux au Cambodge ?
Comme beaucoup d'ONG nous avons beaucoup travaillé avec les moines bouddhistes. Pol Pot a fait assassiner tous les religieux et fait disparaître la religion pour un temps, mais comme elle est bien enracinée, elle a ressurgi aussitôt après, et les moines bouddhistes sont aujourd’hui très respectés.
Pour faire des campagnes de vaccination par exemple, il fallait aller au watt (la pagode) et parler au chef des moines. Celui-ci l'annonçait et la population suivait avec confiance ses recommandations. Ainsi, beaucoup d'ONG travaillaient avec les moines. Certains moines étaient même très impliqués personnellement. Le watt est un lieu ouvert où beaucoup de gens viennent dormir, manger, se laver… Il y a très souvent une école attachée à la pagode. Les moines se lèvent à 4 h du matin et vont mendier. Ils ne mangent qu'une fois pas jour à midi. Ils méditent longuement mais sont disponibles pour recevoir les gens. Quand les gens voyagent par exemple, ils font escale tout simplement au watt.
L'Église catholique a été rasée sous Pol Pot, mais elle reprend peu à peu. Les premières ordinations ont eu lieu en 2000. Ce furent les premières ordinations après 30 ans de 4 prêtres cambodgiens. Les chrétiens sont en majorité des gens d'origine vietnamienne. Il y a cependant des conversions et des baptêmes. Il y a un renouveau spirituel dans tout le pays et qui touche toutes les religions.
Merci pour le témoignage de ce couple exceptionnel. Je les ai rencontrés lors de ma coopération au Cambodge, et votre interview me rappelle de bons souvenirs.
Oui, les blessures du peuple khmer sont terribles, et mettront probablement plusieurs générations à cicatriser. Il faudra probablement plusieurs générations pour que le niveau de violence baisse, tant il a été extrême durant la période khmère rouge. C'est 1/4 de la population qui a été exterminé dans des conditions le plus souvent atroces…
De plus, la notion de pardon n'existe pas dans la mentalité khmère, à la base. En revanche, il peut exister une certaine notion de compassion, rattachée à l'acquisition de mérites. La pensée bouddhiste est bien éloignée de la pensée judéo-chrétienne…
Mais si la beauté peut sauver le monde, il est permis d'espérer que le Cambodge sera sauvé par sa beauté. Pour ceux qui ne connaissent pas le Cambodge et souhaitent avoir un aperçu de cette beauté, je vous recommande de regarder le film DOGORA, qui est magnifique.
En 2000, il y avait environ 16 000 catholiques au Cambodge, dont environ 3 000 catholiques d'origine khmère, et 13 000 d'origine viêtnamienne (sur une population de 11 millions d'habitants). Il y avait aussi un réel dynamisme des communautés catholiques, y compris chez ceux d'origine khmère.
Il y a chaque année de nombreux baptêmes de catéchumènes à Pâques. C'est effectivement une Eglise qui renaît de ses cendres et se développe. C'est une belle Eglise, très minoritaire et pleine de vitalité.
Souhaitons au Royaume du Cambodge de connaître une paix durable, et au peuple cambodgien que le développement du pays profite davantage à chacun.