de Denis Cardinaux 1er mars 2012
Musique – Artiste – Temps de lecture : 7min
Le 1er janvier 2010, peu avant minuit, Lhasa de la Sela meurt à l’âge de 37 ans des suites d’un cancer du sein. Hommage à cette chanteuse fascinante et verticale.
Fille d’un photographe et écrivain mexicain et d’une ancienne actrice américaine d’origine russo-polonaise, Lhasa de Sela est née aux Etats-Unis le 27 septembre 1972. Vécues dans un bus hippies avec ses neuf frères et sœurs, son enfance et son adolescence la conduiront à San Francisco, Mexico et Montréal. Si elle commence à chanter à l’âge de 13 ans, c’est la rencontre avec Yves Desrosiers[1] qui donnera lieu à la révélation de cette voix exceptionnelle.
La Celestina (La Llorona) en live
La pleureuse
Son premier album, La Llorona, la pleureuse, du nom de cette femme légendaire mexicaine qui errait par les rues en répétant : « Hélas mes enfants…Hélas, hélas ! » et d’une célèbre chanson de Joan Baez, creva bien des cœurs et peut-être même le ciel. Voulait-on fuir de notre destin ? Lhasa nous rappelait à la finitude, à cette abime de dépendance qu’est l’être humain : « dans un abime je t’ai attendu, et de l’abime je suis tombée amoureuse[2] ».
Derrière cette voix bouleversante et ces arrangements superbes[3], c’est une grande âme qui se donne : « A 25 ans, explique Luc Chartrand, son objectif est d'atteindre la sagesse. N'est-ce pas un idéal assez rare quand on a cet âge? «Je ne sais pas [silence]… C'est peut-être aussi rare quand on est vieux!»[4] A un journaliste qui lui demandait ce qu’était pour elle la beauté, elle répondait : « Imaginez l’ombre et la lumière ; je pense que la musique est une combinaison des deux. Même si la lumière n’est pas a priori mon élément premier, la seule ombre, trop de noirceur ne mène à rien. Cette combinaison est nécessaire pour contraster la tristesse et l’espoir, l’amour et la rancune. C’est ce qui rend ma musique à la fois dramatique et chaleureuse. Ce conflit est l’essence même de mon existence. Il me faut toujours passer par des périodes sombres pour pouvoir atteindre la lumière.[5] »
Son cri est celui d’un amour blessé à mort par le départ, la trahison, ou l’absence de l’aimé. C’est aussi celui du désespoir de l’esclave avec « El payande », cette ancienne chanson interprétée magistralement. Mais son cœur de femme atteint souvent l’universalité de la prière, par son incarnation autant que par la splendeur de sa lucidité : « depuis qu’il n’y a plus de méchanceté, qu’il n’y a plus ni faim, ni peur, ni solitude, il n’y a personne qui m’aime dans toute la ville (…) Depuis qu’il n’y a plus de méchanceté, tout le monde rit de mon anxiété, je l’appelle « poésie », ils disent « vanité».[6]
Chemin oblige
Mais lorsque sort son deuxième album The living road (novembre 2004), inspiré en partie par un séjour de deux ans à Marseille, c’est pour beaucoup une déception. Certes on y reconnaît toujours la marque d’une grande voix, mais l’intensité dramatique de la Llorona s’est estompée. Et puisqu’elle chante en trois langues, on pense alors qu’elle a succombé aux sirènes du commerce, comme tant de chanteurs qu’un premier succès aura grisé.
La confession (The living Road) sur TV5 Acoustic
A une question à propos du stress occasionné par le triomphe du disque précédent elle répond : « Tout le monde vit avec la pression et le stress. Et de la même manière qu'une personne peut vivre dans un petit village toute sa vie, et vivre un scandale, et se suicider parce qu'elle croit que sa vie est foutue, sans se rendre compte qu'il y a encore le monde entier à découvrir, sans penser qu'après un moment plus personne ne se souviendra du scandale, de la même manière quelqu'un qui est même un tout petit peu "célèbre" (comme moi !) peut être tourmenté jour et nuit par toutes sortes d'angoisses et de la pression insupportable. Cela arrive quand on perd la perspective, et ça arrive très facilement ! C'est difficile d'être serein.[7] » Oui cela arrive si on perd la perspective, autrement dit, lorsque le sens de la mission est oublié. Mais si l’humanité de Lhassa n’est sans doute pas exempt de ces moments on ne peut pourtant pas dire que son album trahisse son élan. Il y a bien changement de cap, simplification du style, mais pour une fidélité à quelque chose d’intérieur qui se dessine peu à peu. En tout état de cause, elle ne veut en aucun cas rester dans la même veine sous prétexte de succès.
La frontera (The living road) sur TV5 Acoustic
Ce qui était implicitement métaphysique dans le premier album, est plus transparent alors. C’est la conscience de la finitude et l’urgence d’une réponse qui se dessine avec plus de précision. Citons, par exemple Para el fin del mundo o el año nuevo, ou encore Soon the space will bee too small, chacun de ces titres témoigne tout à la fois de sa franchise comme de sa manière très personnelle de regarder la vie dans sa densité irrésolue.
Une émission au cours de laquelle elle explique ses choix artistiques
« What kind of heart would a blind man choose ? »[8]
Son dernier album (avril 2009) se simplifie encore[9]. Elle choisi exclusivement l’anglais, sa langue maternelle. On n’y trouve plus que les sonorités plaintives du blues. Les chansons s’harmonisent davantage avec sa voix naturelle[10]. Malgré l’apparente facilité, de nombreuses références musicales et une maitrise parfaite de son art font de chaque titre une perle de vérité.
Is anything wrong (Lhasa), concert privé à Montréal quelque temps avant son décès
Is anything wrong, la chanson inaugurale, nous plonge dans une impression qui persistera tout au long de l’album : « J’ai pris l’habitude de dire : / je suis prête, montre moi le chemin, / alors une autre année ou deux / pourraient bien s’écouler sans moi. ». Cependant, la tristesse parce qu’elle est lucide [11] affirme en même temps une positivité paradoxale[12]. S’il est vrai qu’une expérience de bonheur suffit à fonder sa vie : « L’amour est venu ici et n’est jamais reparti »[13], elle ne fait que radicaliser sa soif d’absolu. Pourtant, quelque chose a rompu le cercle fermé de la captation : « ma prison sera brisée, / l’obscurité se défera, / mille et une nuits de cela, / et le changement se produira /…et je serai libre[14] ».
Les évènements de l’année suivante nous obligent à entendre la métaphore de I’m going in au sens propre : « Lorsque ma vie prit fin et que commença ma mort, / je t’ai demandé si je t’avais jamais quitté. » A-t-elle jamais quitté les exigences de son cœur ? C’est vrai qu’on aurait aimé que se prolonge la virtuosité dramatique de son premier album, mais elle nous averti : « Ne me tente pas avec la perfection, / j’ai bien d’autres choses à faire… »[15].
13 ans après la sortie de La Llorona, alors qu’elle préparait un album sur Violetta Parra et Victor Jara[16], celle qui avait chanté « la suerte maldita » meurt d’un cancer qui s’était déclaré 21 mois auparavant. Oui, elle avait autre chose à faire, son œuvre était d’un ordre distinct, elle ressemblait à une chanson pourtant familière : « There’s not enough breath in a single day / to pray everyone will be ok »[17]
La première chanson de son premier album ne finissait-elle pas par ces mots : « Rezando // Santa María / Santa María / Santa María // Muriendo »[18] ?
The love came here (Lhasa) concert privé à Montréal
Une vidéo magnifique sur le titre « Nié Buditié » enregistré avec Bratsch
Les fans de La Llorona apprécieront cette version live de « El payande »
Liens :
Le site officiel : Lhasa de Sela
Un site non officiel bien informé : Lhasa
Deux émissions québécoises très émouvantes (54 et 50 minutes) : Lhasa radio
Une émission hommage en français sur France Culture (59 minutes) : Lhasa France Culture
[1] http://www.yvesdesrosiers.com/
[2] El pájaro
[3] Les français, cultivés – personne n’en doute -, croyaient y trouver un exemplaire du folklore mexicain, mais ses compatriotes n’y comprenaient rien… Trop de styles s’y mélangent, trop de références et bien qu’elle mêlait des thèmes traditionnels à des compositions originales, l’interprétation en était si singulière qu’on était forcé d’y reconnaître un phénomène unique et nouveau, peut-être même miraculeux.
[4] http://www.lactualite.com/culture/un-melting-pot-nomme-lhasa
[5] http://www.sendereando.com/portrait_lhasa/fr_interview_n01p01.php
[6] The Living road, Mi vanidad
[7] http://www.sendereando.com/portrait_lhasa/fr_interview_n01p01.php
[8] What kind of heart (Lhasa)
[9] Après deux années de tournée mondiale, la réception du titre de « Meilleur artiste des Amériques » des « World Music Awards de la BBC en 2005 », et quelque temps de repos, elle prépare longuement son dernier album.
[10] Elle s’était en effet abimée la voix en chantant dans des tonalités trop graves lors de son album précédent.
[11] « Et comment ferons nous pour savoir / si le temps nous rendra sage ? » (Is anything wrong, The living road)
[12] : « J’ai trouvé une maison, maintenant / la vie va commencer / je peux donc attendre un an ou deux / mais pas un instant de plus » (Is anything wrong, The living road)
[13] (Love came here)
[14] 1001 Nights
[15] (I’m going in)
[16] Son enfance avait été bercée par les chansons de ces deux artistes chiliens. Sources : http://www.guardian.co.uk/music/2010/jan/06/lhasa-de-sela-obituary
[17] « Il n’y a pas assez de souffle dans un jour / pour prier afin que tout le monde aille bien » (Anyone and everyone).
[18] « Priant Sainte Marie, Sainte Marie, Sainte Marie, et mourant » De cara a la pared (La Llorona), première chanson de son premier album
L'imprévisible est possible…merci à toi Lhasa de nous révéler que "la profondeur dans la douceur" c'est vraiment là que vie devient fascinante! Merci Denis de nous faire découvrir cette femme aux dons immenses qui jusqu'à ses 37 n'aura pas manqué de laisser un héritage magnifique dont celui de nous faire respirer l'infini.
Merci pour cet article qui m’a permis de découvrir cette artiste.
J’attends vos prochaines publications de ce type.