Le 31 janvier dernier sortait un nouvel opus du chanteur, poète et compositeur canadien Leonard Cohen. Lancé en 1967 par le single Suzanne, rendu mondialement célèbre par son mélancolique Hallelujah, plus connu encore – et plus noir – dans la version de 1994 de Jeff Buckley, le vieil homme de près de quatre-vingts ans sort de huit ans de silence avec Old Ideas. Par des textes très poétiques, un accompagnement épuré et sa voix rauque inimitable, il évoque l’approche de la mort, faisant ses comptes avec une vie tourmentée et un Autre omniprésent. La paix qui s’en dégage nous offre un moment musical d’une rare beauté.
Ce moment, nous le devons à la chance, car rien ne semblait devoir pousser le moine bouddhiste Jikan (le silencieux), alias Leonard Cohen, à remonter sur les planches. Mais l’indélicatesse d’un manager le met sur la paille, le poussant à se lancer dans une tournée titanesque de deux ans et deux cent cinquante dates, puis à enregistrer ce dernier album. Tout y est assumé, les tribulations d’une vie d’artiste avec tant d’amours maladroites, la joie, la souffrance, la défaite, la musique, le sens religieux le plus aigu, tout, dans le sens d’une offrande bouleversante.
Les combats sont ceux que l’on peut comprendre à demi-mot dans les chansons Darkness, Anyhow, Crazy to love you ou Lullaby, lourdes des souffrances du cœur[1] et de ce désir qui rend fou[2], et pourtant teintées de la tendresse apaisée de celui qui prend congé, vaincu par une fatigue bénie[3].
Mais un autre, que l’on devine Autre, est là. Dans les dialogues avec Lui de Going Home, Amen, Show me the Place et le merveilleux Come Healing, le poète prononce un aveu d’impuissance face à Celui auquel il peut néanmoins présenter sa pauvre vie.
Apporte-moi maintenant les choses brisées, le parfum des promesses jamais prononcées, les éclats portés toute une vie, la croix abandonnée en route[4], dit-Il.
L’amour a été confiné dans les solitudes du désir[5], c’est pourquoi oui, Tu dois m’aider à rouler la pierre, car je ne peux la bouger seul[6], répond le poète.
L’aveu culmine dans Come Healing, entonné par les trois chanteuses préférées de Cohen et repris par sa voix rauque, viens guérir l’esprit et le corps, viens guérir la raison et le cœur[7]. Le chant se transforme en prière.
Leonard prie, prie d’être enfin mené à la maison, là où il n’est plus de peine, de fardeau, de voile ou de rôle[8]. Là où le cœur d’au-dessous enseigne au cœur brisé de la surface[9], là où l’amour est indivis[10], où se déploient pleinement le désir de la branche de porter le petit bourgeon, le désir des artères de purifier le sang[11].
Mais cette perspective du repos final n’anéantit pas la vie passée, si dure et incomplète qu’elle ait pu être. L’artiste l’évoque plusieurs fois comme une mission, une tâche à accomplir, et considère avec tendresse ce banjo cassé qu’il est, ballotté par une mer sombre et infestée[12]. Ou comme il le dit avec une délicieuse auto-ironie,
[Leonard,] sportsman et berger,
bâtard paresseux vivant dans un costard, […]
voulait écrire une chanson d’amour,
un hymne de pardon,
un manuel de survie dans la défaite,
un cri qui surpasse toute souffrance,
un sacrifice rédempteur
mais ce n’est pas ce que je désire qu’il réalise,
je veux le convaincre de ce qu’il n’a pas de fardeau,
qu’il n’a pas besoin de vision,
qu’il a juste ma permission de réaliser mon offre instante,
DIRE ce que je lui ai demandé de répéter…[13]
Bref, ce qui touche peut-être le plus dans ce disque est le oui prononcé par Leonard Cohen à sa vie et à sa mission, au moment de la remettre à un autre. Un oui bien rare qui donne à celui qui l’écoute, dans sa tendresse automnale, une joie profonde.