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Bachar el-Assad n’est pas encore tombé

De Cyril R.   

Pour comprendre ce qui se passe en Syrie, il faut nécessairement passer par le prisme confessionnel. A la différence de l’Egypte et de la Tunisie, il y a en Syrie une diversité confessionnelle forte, des communautarismes ancrés et à peine masqués par le nivellement laïque et socialiste en trompe-l’œil mis en place par le parti Baath, au pouvoir depuis plus de cinquante ans, et surtout un régime dominé – depuis la prise de pouvoir par Hafez el-Assad en 1970 – par une confession minoritaire : les alaouites ; si bien que tout mouvement démocratique ne peut aboutir qu’à un renversement du pouvoir, ce que refusent évidemment les alaouites, mais aussi, notamment, la plupart des chrétiens, qui prennent position, le plus souvent, en fonction de réflexes de groupes et par sentiment de peur (peur que l’on peut comprendre, soit dit en passant).


CC BY-NC-SA Ammar Abd Rabbo

Cette configuration explique la résistance du régime qui s’appuie sur des forces de répression noyautées par les alaouites. L’armée n’a pas éclaté, comme en Libye, ou ne s’est pas désolidarisée du Président comme en Tunisie ou en Egypte, car un lien communautaire puissant la relie avec la famille Assad. Les alaouites se disent qu’ils ont tout à perdre d’un nouveau régime dominé par des islamistes. Cela dit, dans les premières semaines du mouvement, la contestation dépassait les différences confessionnelles car la révolte est aussi motivée par des causes sociales et économiques profondes, comparables aux révoltes égyptienne et tunisienne. Mais la répression brutale (et stupide), dès le début du mouvement et sans que jamais le pouvoir en place ne fasse la moindre concession digne de ce nom ou ne semble prendre la mesure de ce qui se passait vraiment dans le pays, a encouragé la révolte à prendre un tour armé et violent, ce qui était probablement d’ailleurs un objectif inavoué du clan au pouvoir. En effet, polariser la société et le peuple syrien pouvait sembler à ce moment-là être une façon de favoriser, à terme, le maintien de la domination alaouite.

La "communauté internationale" n’est pas unie sur le dossier syrien. Pour faire simple, un axe sino-russe s’oppose à l’alliance atlantique : les premiers soutiennent l’axe pro-iranien, également appelé “arc chiite”, auquel appartient la Syrie (bien que la grande majorité de sa population soit sunnite), et le deuxième l’axe turco-qatari-saoudien qui souhaite voir s’écrouler le régime syrien. Si la "communauté internationale" veut arrêter le massacre, il faut qu’elle arrête de soutenir les belligérants, mais cela se traduira par la victoire du régime qui est mieux armé et organisé que l’opposition, et qui tient encore les choses en main dans l’essentiel du pays, même si des zones entières sont aujourd’hui tenues par les groupe rebelles. Dans le cas contraire, la violence ne peut que s’amplifier et peut-être aboutir à la chute du régime dans quelques mois ou années, après une guerre civile sanglante et laissant une Syrie en miettes.

De leurs côtés, la Russie ne veut pas perdre son allié, et la Chine soutient la Russie car tous deux refusent de voir les Etats-Unis triompher sur ce dossier et faire progresser les (soi-disantes) valeurs démocratiques. Il est pour le moment difficile d’imaginer une sortie de crise orchestrée par la Russie, car il n’existe pas d’alternative politique qui garantisse la position russe en Syrie. Le triomphe de l’opposition signifierait le basculement de la Syrie dans le camp turco-qatari-saoudien et par conséquent occidental. Soit dit en passant, l’Arabie saoudite soutient la révolte syrienne après avoir maté dans le sang l’année dernière son petit voisin, le Bahreïn, dont la population majoritairement chiite est dominée par une monarchie sunnite émanant des Saoudiens eux-mêmes (sans qu’aucun pays occidental, à commencer par les Etats-Unis, ne s’en soit ému à l’époque). La propagande du régime syrien estime que le pays est victime d’un complot international, et ne compte donc pas se laisser faire, même s’il n’a plus la capacité de nuisance des années 1980 pour allumer des contre-feux, quand Hafez el-Assad pouvait jouer le pompier pyromane au Liban. Le régime en place s’appuie donc sur son allié iranien (ainsi que sur son bras armé au Liban, le Hezbollah) pour potentiellement déstabiliser la région, et, bien sûr, sur le soutien politique russe et chinois.

Pouvons-nous attendre un dénouement semblable au scénario yéménite ? En Syrie, le cas de figure est différent du Yémen, où le départ du président Saleh a été négocié par les puissances régionales. Bachar el-Assad est jeune, son armée lui est encore fidèle, un nombre significatif de Syriens le soutiennent toujours (ce qui, bien sûr, ne saurait justifier moralement les exactions, réelles, de ses forces de sécurité et des milices paramilitaires) et la majorité des gens aspirent en fait surtout à un retour au calme plus qu’à un changement de régime (bien que la majorité des Syriens ne porte clairement pas le clan Assad dans son cœur). Un scénario yéménite ne sera possible que lorsque les Russes et l’Iran auront perdu espoir de voir le régime de Bachar el-Assad triompher de la rébellion. Nous n’y sommes pas. Pour reprendre le dessus il faut que le régime réussisse à éliminer l'opposition armée, et c’est ce qu’il essaie de faire. Il faudra encore des mois pour savoir qui l’emportera. Mais si le conflit dure et si, l'année prochaine, le pays est toujours dans la même situation, il sera dans une impasse complète, et c’est peut-être alors que la Russie modifiera sa stratégie. Un remplacement du Président ou un coup d’Etat sont envisageables. D’ici là, c’est sur le champ de bataille que cela va se jouer, avec les horreurs de la guerre que l’on connait.

Depuis quelques jours, à Damas, l’armée syrienne tente de reprendre le contrôle des quartiers périphériques de la ville. Cela a commencé il y a déjà trois semaines avec la ville de Douma qui se trouve au nord-est de Damas : un foyer de la rébellion qui a été repris et qui est aujourd’hui vidé de ses habitants et des rebelles qui s’y trouvaient. Il y a donc des poches de résistance qui sont dans la périphérie de Damas, que l’armée tente de détruire avant le ramadan, parce que le régime s’attend évidemment à ce qu’il y ait une offensive très forte contre ses troupes durant cette période. Les quartiers concernés par les combats actuels sont des quartiers qui échappent depuis plusieurs mois au contrôle du régime, des quartiers sunnites traditionnels avec une forte identité. Ce sont des lieux idéaux pour que les rebelles puissent s’y cacher. Ces derniers multiplient en ce moment les opérations ciblées, tandis qu’un attentat particulièrement efficace vient d’entrainer la mort du ministre de la Défense et de deux hauts responsables des services de sécurité du régime, dont le beau-frère du Président lui-même.

Ces nouveaux événements sont impressionnants, mais il faut le redire : l’armée ne s’est pas (encore ?) retournée contre Bachar el-Assad car les postes-clefs sont tenus par des alaouites, des fidèles du clan Assad. Il y a des désertions, des officiers qui passent en Turquie, mais ça n’est pas suffisant pour détruire l’organisation militaire syrienne ni aboutir à une sécession comme on a pu le voir en Libye l’année dernière. Cette armée, peu homogène mais dont certains corps sont bien équipés et prêts à en découdre pour défendre leur chef, est encore globalement contrôlée par le régime et tente donc de reprendre les quartiers périphériques de Damas, après avoir combattu à Homs, à Deir Ezzor, à Idleb… Va-t-elle y parvenir face à une opposition armée constituée de petits groupes non structurés, disposant d’une faible logistique et sans base arrière réellement stable, mais appuyée de l’extérieur par les régimes sunnites ? Combien de temps cela peut-il tenir dans un contexte où des poches de guérillas s’installent partout ? Allons-nous voir longtemps ce statu quo, c'est-à-dire le centre de Damas toujours tenu par l’armée syrienne, et les quartiers périphériques (ainsi que des régions entières du pays) qui échappent au contrôle du régime syrien ? Si le régime est incapable de reprendre le terrain, alors on pourra parler de tournant, mais nous n’en sommes pas là. Nous observons un processus d’effritement du régime syrien, pas de dislocation. Cela va durer encore des mois, sinon plus, avant qu’il ne s’effondre véritablement. Et c’est à condition que, d’ici-là, il n’ait pas réussi à reprendre la main sur le territoire avec l’aide de ses alliés. Ce dont on peut être certain, c’est que le sang continuera à couler, et que la Syrie en sortira détruite.

 

 

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6 Commentaires

  1. Jean L.

     

     
    Merci pour cet article qui a le courage de rappeler qu'une guerre est déclarée depuis de nombreuses années entre le monde des chïites pro-iranien (Hezbollah au Liban) et celui des sunnites Saoudien-Qataris, dont les premiers ambassadeurs sont les Frères Musulmans qui ne cessent de gagner du terrain dans toute la Méditerranée. Avant même l'Egypte, ils ont rêvé depuis bien longtemps du pouvoir en Syrie. 
    Quelle tristesse de constater que peu à peu, un partage s'effectue entre ces deux puissances, et que le fameux "droit des peuples à diposer d'eux-même" se limite à choisir son camp, celui de sa confession musulmane chïite ou sunnite. La pilule est  amère non seulement pour les chrétiens d'Orient pour qui l'horizon s'assombrit, mais également pour tous ces peuples du Proche-Orient. 
    Et dans tout cela, la voix de l'Occident et les visions politiques onusiens semblent de plus en plus inintelligibles. Il ne reste plus qu'à faire les pompiers et constater les dégâts…

     

  2. J.C.

    Très bon article! Merci à l'auteur de ces lignes. Il semblerait que l'opinion des instances internationales partage cette perplexité. Qui sait où vont conduire les renversements liés au printemps arabe? Et qui peut prévoir les conséquences d'une chute du régime syrien? Les bonnes intentions moraliso-démocratiques de certains gouvernements semblent à la peine… 

  3. poine

    Excellent article en effet.
    Il convient de préciser qu'une prise de pouvoir islamiste à Damas aurait des conséquences incalculables et imprévisibles pour le Liban, pour les Territoires palestiniens et pour Israël.
    La Syrie est de facto en paix avec ses voisins depuis plusieurs années, alors qu'on imagine mal une République islamique tolérer sans broncher la politique israélienne à l'égard des Palestiniens.
    Nonobstant les atrocités commises par le régime syrien actuel, on ne voit guère quel intérêt l'Occident aurait à favoriser l'apparition d'une situation porteuse de risques aussi considérables.
    Mais bien sûr le grand public ne sait pas tout…

  4. bekeongle

    D'ores et déjà, le Liban est entré dans une spirale inquiétante et l'on sait bien ce qui se passera pour eux si Bachar est éjecté.
    Néanmoins, un ami syrien dont la famille vit à Alep, et qui a épousé une française, nous disait récemment que, s'il ne souhaitait pas la victoire des terroristes chez lui, il ne pouvait plus soutenir le clan alaouite comme il l'a fait au départ  (il est sunnite mais vraiment "tolérant" au sens noble du terme, ses cinq enfants ayant été élevés dans la foi catholique …).
    Ils ne savent tout simplement plus sur quel pied danser ! et ce qu'en dit l'évêque de Homs révèle l'ampleur du désarroi des syriens. 
    Les bonnes consciences occidentales n'ont, comme vous le dites tous, aucune capacité à apprécier la teneur de tous les problèmes qui se posent dans ces pays-là, la "démo-médiocratie" ne pouvant rien proposer de plus que le "marché"….

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