de Caroline Cousin 22 janvier 2013
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Hugues De Tailly et Benoît Perier ont créé il y a 15 ans Bergams (www.bergams.com), une entreprise de distribution de produits frais.
© Bergams
Pourquoi avoir créé votre entreprise ?
Benoît : L’objectif pour moi était assez clair : je souhaitais être uni. Dans le travail que j’exerçais (en grande distribution), je ne parvenais pas à cette unité tant recherchée. Il fut alors clair pour moi que la seule manière de pouvoir vivre cette unité était de créer ma propre entreprise. Et que pour cela, je devais m’associer. Ma rencontre avec Hugues fut donc déterminante. Mon but est de réussir ma vie sur les trois plans, spirituel, familial et professionnel. Aujourd’hui, dans notre société actuelle, il faut tout miser sur sa carrière. Du coup, on ne maîtrise plus du tout ses propres priorités. Pour moi, voir grandir mes enfants et passer du temps avec mon épouse passait avant tout, ainsi que le désir d’être moi-même au travail. Ainsi, en créant mon terrain de jeu, je pouvais ainsi gérer mes priorités.
Qu’entendez-vous par « être uni »?
B : Cela veut dire être pleinement soi à tous les moments de la journée. J’ai reçu un « capital » talent et ce qui me relie au monde par ces talents c’est ma foi. Je suis convaincu que l’entreprise peut promouvoir les talents de chacun, et ainsi rendre libre. Nous avons tous une vocation. Celle d’Hugues et moi est d’être entrepreneur au service du royaume de Dieu. Nous sommes tous les deux dépassés par ce projet d’entreprise. Il ne nous appartient pas, dans le sens où nous le vivons dans une providence permanente. Il suffit de regarder toutes les rencontres que nous faisons et qui nous ont permis d’avancer.
Hugues : Le contexte de l’entreprise est un prétexte. Le travail, quant à lui, est fondateur et essentiel dans la réussite de toute démarche. Il rend possible l’aventure humaine. L’entreprise est un outil au service du monde et de la foi, sans aucune autre ambition. Dans cette optique, Benoît et moi, nous sommes « accueillis » et vivons dans une vraie fraternité. « Il les envoya 2 par 2 » : notre association répond à cet appel du Christ.
Avez-vous rencontré d’autres entrepreneurs ayant la même vision de l’entreprise que la vôtre ?
H : Ce que nous vivons est une aventure personnelle. Dans le sens où elle répond à notre vocation propre. Mais bien que personnelle, elle est vécue dans le monde. Tous les évènements de notre vie nous ont permis de construire cette aventure. Il est vrai que nous n’avons pas rencontré souvent cette même vision des choses. Cependant, nous en connaissons quelques-uns. A leur manière, ils ont tous ce désir de vivre une belle aventure humaine, et de foi. Chacun répond à sa mission, en fonction des talents reçus.
Comment est accueillie votre vision de l’entreprise, que ce soit auprès de vos fournisseurs et clients, mais aussi au sein des salariés ? Ne dit-on pas de vous que vivez dans l’utopie ?
H : C’est une utopie en un sens, oui. Nous rentrons dans le jeu de créer une richesse. Après, c’est le sens donné à la richesse créée qui est importante. C’est un chemin d’humanité. Ce qui rassemble les salariés est le projet d’entreprise. Personne ne peut être opposé à l’amour dans l’entreprise. Il nous arrive d’être critiqués au sein de l’entreprise pour nos décisions parfois trop lentes, ou pas suffisamment marquantes. Mais au final, les salariés restent ! Nous voyons l’entreprise dans le moment présent, MAINTENANT.
B : Aujourd’hui, le modèle économique actuel cloisonne les personnes. Mais nous, nous choisissons de décloisonner : Notre point de vue est que nous sommes dans une entreprise par notre humanité et non par notre fonction. Cela est très troublant et fragilisant forcément… Elle est une aventure qui s’appuie, à nos yeux, sur la relation humaine avant tout. Le plus difficile est de faire la différence entre le rêve et la réalité. Il faut accepter son humanité. D’ailleurs, j’ai été davantage motivé par une angoisse (de ne pas réussir) que par mon rêve.
Dans Caritas in Veritate, Benoît XVI rappelle l’importance de de se mettre au service de l’Eglise et du Christ par une attitude juste et respectueuse dans notre travail, ayant le souci du bien commun. Comment mettez-vous cela en pratique, au sein de l’entreprise et dans votre environnement économique ?
B : La notion de partage, entre les salariés et nous deux, est très importante. Elle rend l’aventure possible. Et cela se voit sur le rayonnement de nos salariés autour d’eux. Par ailleurs, nous considérons l’argent avec équilibre, sans compter rigoureusement. Nous faisons attention à fixer nos salaires de manière juste, en nous basant toujours sur la notion de partage. Nous ne sommes pas dans l’économie permanente, car l’argent peut être aussi un élan.
H : Pour nous, c’est avant tout une manière d’être et de vivre dans le monde et avec le monde. Par notre entreprise, nous aidons le monde et participons à l’avènement de règne de Dieu : avec nos fournisseurs, nos relations sont basées sur la confiance. Avec la plupart d’entre eux, nous n’avons pas de contrats. Au sein de l’entreprise, nous attachons de l’importance à redonner au temps sa valeur gratuite : nous tâchons de nous rendre disponibles pour nos salariés. Et nous ne leur mettons pas la pression. Par ailleurs, nous reversons 10% de notre résultat pour le social et l’insertion. Nous aidons aussi de jeunes entrepreneurs dans différents projets et belles initiatives. Nous devons être des témoins, des points d’interrogation poussant l’autre à la remise en question et la réflexion.
Quelle est votre position face à la crise que traverse la France en ce moment ?
H : On ne peut nier que nous traversons des temps difficiles. Mais cela va pousser les gens à changer les modèles. Nous arrivons à la fin d’un système, et en découle une quête de sens. La crise religieuse très présente n’est pas forcément mauvais signe. Cela pousse les jeunes à réfléchir. Il y aura toujours la tentation de retomber dans le même schéma financier, bien sûr. Mais l’Homme va inventer, et j’ai beaucoup d’espérance dans la jeunesse : aujourd’hui, nous voyons des chaires d’entreprenariat qui se développent dans les grandes écoles et facs. Notre travail est dans la transmission de cette espérance.
B : Aujourd’hui, le seul projet que propose la société est uniquement d’être consommateur. Il n’y a pas de valeur commune. Mais ça reviendra. Comme le disais Hugues, cela fait partie de la quête de l’Homme. Et puis, regardez, il n’y a jamais eu autant de bénévoles qu’aujourd’hui ! Il y a une vitalité incroyable. L’économie solidaire se développe. L’Homme est vraiment en recherche de la vraie joie.
Beau témoignage. Il aurait été intéressant de connaître l'évolution de la société depuis 15 ans : où en sont-ils aujourd'hui par rapport au début ?
Tout cela me parle beaucoup puisque je suis d'un côté entrepreneur (associé dans une boutique de commerce équitable) et salarié (dans l'immobilier). Je pense que dans tout travail, le plus beau témoignage de notre Foi est la CONFIANCE : confiance mutuelle et confiance en soi-même. Créer des liens de confiance, d'une façon parfaitement gratuite, dans toutes les situations, même les plus difficiles, est ce qu'il y a de plus fructueux : semant la charité, nous récoltons forcément un jour les fruits de la charité. Et même si nous ne récoltons rien en bout de compte, ce n'est pas grave, nous avons déjà fait (ou du moins essayé de faire) le bon plaisir du Père, que demander de mieux !
Travaillant dans mes deux activités sur des postes très axés "relationnel", je suis toujours surpris de la soif qu'ont mes interlocuteurs de CONFIANCE et de la gratitude, voire de l'étonnement, que cela leur inspire. Voici, de mon point de vue, la grande force du Chrétien dans le monde du travail (et dans tout le reste…), qui lui est directement insufflée par l'Esprit-Saint de Dieu.