de Theodore Oberman 15 février 2013
Temps de lecture 6 mn
Abraham Lincoln est une des grandes icônes de l’histoire et du folklore américains. Sa vie touche au mythe. Il a même été dit qu’on n’a jamais autant écrit sur une personne, si ce n’est sur Jésus-Christ.
D’origine modeste, Lincoln incarne les idéaux américains de développement personnel et d’autonomie. Il n’y a rien de petit dans cet homme appelé justement le « Grand Emancipateur » pour le rôle qu’il a joué dans l’abolition de l’esclavage et pour tout ce qu’il a fait aux Etats-Unis.
Quand il a été élu président en 1860, l’esclavage semblait être une institution intouchable, s’étendant sur des milliers de kilomètres et enchaînant plus de trois millions de personnes dans un asservissement à vie. Son pouvoir n’avait pas diminué malgré le dégoût moral qu’il provoquait. Onze états préféreront faire sécession de leur pays plutôt que de risquer la moindre limitation dans la richesse et le pouvoir qu’il générait.
C’est certainement une tâche redoutable que de dire quelque chose de nouveau sur Lincoln. C’est encore plus redoutable de tenter de faire tenir toute sa vie en un film de deux heures. Heureusement, le « Lincoln » de Steven Spielberg est au-dessus de cette tâche car il limite son champ aux trois derniers mois de sa vie, ce qui permet au spectateur de voir la profonde humanité de ce grand leader, plus qu’aucun biopic n’aurait pu le faire.
Ces trois derniers mois ont été moins mouvementés que les quatre années qui ont précédé. La guerre civile américaine est achevée et Lincoln a été réélu. Cela aurait été le moment d’accomplir de grands objectifs, maintenant que le fléau de la guerre était passé. Il y a encore une urgence à ce moment-là. Même si Lincoln avait libéré les esclaves des états rebelles par un décret (émis pendant la guerre), se posait la question de savoir s’ils pourraient rester libres une fois la guerre finie. La seule façon de garantir leur liberté de façon définitive était de modifier la constitution américaine, ce qui était une tâche difficile. Cet amendement est le point focal du film.
Cela aurait pu facilement devenir sec et légaliste mais le scénariste Tony Kushner a réduit au minimum les querelles constitutionnelles pour montrer davantage les échanges entre les différents personnages, qui révèlent pleinement leur humanité, et non simplement leur intérêt historique. Steven Spielberg parvient souvent à tisser une bonne histoire, grâce à des détails poignants de moments-clé dramatiques, et d’éblouissants panoramas d’action et de couleur. Les scènes de guerre et ses effets sont particulièrement remarquables. Même si cette guerre était juste et nécessaire, la description que Spielberg en fait n’édulcore rien. La guerre est un enfer : brutal, destructif et implacable.
Un grand film implique de grands acteurs : toutes les parties sont ici jouées à la perfection : Michael Stuhlbarg dans le rôle de représentant du Kentucky qui rompt avec son parti pour soutenir le 13ème amendement abolissant l’esclavage. L’air de soulagement qu’il exprime à propos de ce vote, la libération de ce grand fléau de la société américaine, est une pure catharsis. James Spader apporte une touche d’humour en jouant William Bilbo, qui séduisait de possibles voix « pour » en échange de postes de mécènes. William Steward, le secrétaire d’Etat de Lincoln, est bien servi grâce au merveilleux acteur vétéran David Strathairn. Steward était un rival de Lincoln, qui a accepté de servir dans son cabinet. Alors qu’il se considérait dans un premier temps supérieur au Président, avec le temps, il finit par voir tout le talent de Lincoln. Strathairn joue le rôle d’un politicien habile et calculateur, qui ne semble jamais perdre le sens moral du moment. Il donne une performance parfaitement équilibrée et nuancée.
En tant qu’épouse de ce grand président, Mary Todd Lincoln a été objet de dédain en son temps, calomniée comme sympathisante de la Confédération et dépensière. Elle a aussi durement souffert, dépeinte comme une hystérique superstitieuse qui aurait tiré vers le bas le grand Lincoln. Le jeu de Sally Field permet de se défaire de cette impression simpliste et injuste. On ressent une profonde compassion pour cette femme, qui, ayant déjà perdu deux enfants, redoute l’idée d’autoriser son aîné à aller à la guerre. Son habilité à montrer du courage pendant des moments d’émotions angoissantes et sa vulnérabilité dans sa sévérité sont très bien rendues, et permettent de réaffirmer la place de Sally Field comme l’une des plus grandes actrices contemporaines.
Bien que Lincoln était Républicain, il n’était pas un de ces « Radicaux » et ne les a pas suivis dans leur désir de punir la société esclavagiste du Sud. Leur leader était l’agitateur Thaddeus Stevens, un homme maladif et boiteux, ayant l’esprit le plus vif du Congrès. Il est admirablement joué par Tommy Lee Jones. Jones vole presque le film dans une poignée de scènes, particulièrement son discours devant le Congrès où il dissimule ses vraies croyances dans l’égalité des races pour promouvoir l’amendement anti-esclavage. Spielberg connaît bien les forces de ses acteurs, et dans la dernière scène de Jones, la caméra s’attarde longuement sur un visage qui a beaucoup souffert et qui expérimente à présent une grande joie.
Il y a des gens qui ne considèrent pas Daniel Day-Lewis comme le plus grand acteur du moment. Son Lincoln devrait rendre difficiles de telles affirmations. Dire que Day-Lewis « joue » Lincoln est incorrect : il devient Lincoln. Sa performance révèle Lincoln dans toute son humanité. Nous pouvons toucher le combat moral et politique que Lincoln a affronté, son désir de mettre fin à la guerre, et son insistance sur le fait que rien ne pourra empêcher la totale abolition de l’esclavage. Nous touchons aussi à ses combats personnels, entre Mary qui refuse de laisser son fils aîné, Robert, répondre à l’appel de l’armée et le désir de Robert de rejoindre le combat. Nous voyons son humanité révélée dans sa douceur envers son plus jeune fils, dans ses échanges avec ceux qui sont frappés par la guerre, et son humour remarquable dans des moments de tension. Daniel Day-Lewis nous livre une performance historique.
En gros, je suis d'accord avec cette analyse et ayant vu le film, j'en suis sorti plutôt content.
Disons que je lui donne 12/20….
Ce qui me retient toujours dans l'emballement dont vous faites preuve, c'est que la vision donnée ici de l'Amérique abolitionniste est un peu "idéale.
Quid du massacre des Indiens par les Yankees calvinistes ? les mêmes qui voulaient la peau des Etats du Sud parce que leur puissance industrielle et financière ne pouvait pas ne pas faire main basse sur un champ immense d'application de leur stratégie économique.
Et l'on en sait les conséquences au fil du temps …..
Bon film,mais que ceux qui s'imaginent les choses de façon trop simpliste aillent revoir cet autre film ancien déjà qui décrit une autre réalité de l'Amérique soi-disant "soucieuse du droit des peuples" …. "Danse avec les loups"
Merci bekeongle pour cette mise au point même si je vs trouve très clément vis a vis de l'auteur de l'article. Faire une critique d'un film, très bien, mais en faire une extrapolation sur la réalité historique, c'est franchement abusé. Le blog gagnerait à mettre en ligne des articles moins caricaturaux. On aurait pu redéfinir le titre de l'article comme tel: les gentils nordistes abolitionnistes contre les méchants sudistes traditionalistes…ça laisse à désirer!
Je tiendrai juste à rappeler qq évidences sur les faits et le contexte de l'époque:
1. la situation était bien plus contrastée: par ex, les sudistes réfléchissaient déjà sur des lois d'abolition de l'esclavage avant la guerre.
2. d'après la constitution fédérale, il est prévu que des états puissent faire sécession. Or les états du sud sont très riches des plantations cotonnières, une manne agricole que lincoln ne peut laisser passer. Les nordistes déclarent donc la guerre aux sudistes par intérêt.
3. 10 % des noirs rejoignent les nordistes. La majorité reste fidèle à leur maître. Encore plus surprenant, des noirs vont rejoindre les rangs sudistes au cours du conflit.
4. la loi sur l'abolition fut principalement votée pour s'attirer l'opinion publique particulièrement celle de l'Angleterre qui était le principal commerçant avec le sud. Et on peut se demander si celle-ci fut effective…
5. Enfin, ce conflit fit 620 000 morts en 3 ans…
Un très grand merci à Spielberg pour ce film qui ne défend pas une idéologie, mais nous montre un homme, nous invite à une rencontre et nous rappelle par là que l'histoire n'est pas de simples grandes lignes ou de grands chiffres mais le lent résultat d'hommes qui avancent à tâton.
Il nous montre un homme pétri de sagesse mais aussi fragile (la manière dont sont achetées les voix démocrates pour le vote du 13° amendement est-elle toujours louable?), un homme infiniment conscient de la portée décisive de chacun de ses actes, mais qui s'efface toujours humblement devant le temps des choses; un homme passionné, servant ses convictions jusqu'à la mort, mais aussi en proie aux doutes et à la peur …
Un très grand merci aussi pour ce bel article, qui invite à regarder le film pour ce qu'il est, notamment le travail d'un réalisateur et d'un acteur exceptionnel, qui se sont mis complètement au service d'un plus grand qu'eux . Il me semble que Spielberg atteint un sommet car il s'affranchit de toute idéologie et ne démontre pas, mais contemple et aide à contempler.