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Pourquoi avons-nous besoin d’un Pape ?

Aujourd'hui s'ouvre à Rome le conclave qui doit conduire à l'élection du 266ème successeur de Saint Pierre. Une question occupe évidemment tous les esprits : qui sera-t-il ? A quoi ressemblera-t-il ? C'est l'occasion de nous interroger sur la nature et l'utilité du ministère pétrinien. Qui est le Pape, et pourquoi avons-nous besoin de lui ?


La Basilique Saint-Pierre CC BY-NC-ND Søren Hugger Møller

La papauté : voici ce que le théologien suisse Hans Urs von Balthasar appelle « le scandale central du catholicisme : un pécheur revendique un élément d'infaillibilité. »[1] D'où vient une affirmation aussi choquante, et quel en est le sens ?

A la question que leur pose Jésus (« Les gens, qui disent-ils que je suis ? »), les disciples ont répondu en énumérant les hypothèses plus ou moins ingénieuses qu'ils ont glânées au cours de leurs voyages et conversations : Elie, Jean-Baptiste, un prophète, etc. Après quoi Jésus se tourne vers eux : « Et vous, leur demanda-t-il, qui dites-vous que je suis ? ». Pierre prend la parole et répond : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu Vivant ». Se faisant, et c'est cela qui constitue la nouveauté radicale de son intervention, Pierre ne formule pas une hypothèse de plus (qui lui vaudrait, par chance, de tomber juste là où les autres tombent faux), mais il pose un acte de foi : il répète, peut-être même sans trop les comprendre, des mots qu'il a entendus de la bouche de Jésus lui-même, et dans lesquels il met sa foi. Pour le dire simplement : c'est un acte de confiance totale en Jésus. C'est pour cela que la foi de Pierre est infaillible, qu'elle est une pierre de fondation solide et sûre, parce qu'elle n'est pas un point de vue particulier, une hypothèse, mais une confession de foi objective, et à laquelle toute personne peut se rallier, à commencer par les Onze. Comme le note justement Soloviev, cité par Balthasar : « C'est seulement dans la confession de Pierre que l'idée messianique se dégage de tout élément nationaliste et prend pour la première fois sa forme universellement valable. » Jésus, avant la Passion, priera pour Pierre, « pour que sa foi ne défaille pas » et que, une fois revenu (de son reniement), il soit là pour « affermir la foi de ses frères ». (cf. Luc 22, 31-32)

Voici donc affirmée l'origine évangélique de la primauté de Saint Pierre. Nous voici également en bonne voie pour comprendre l'importance, ou mieux : la nécessité de la papauté. Balthasar se demande en effet : « En quoi peut consister l'unité de l'Eglise si ce point de relation vient à manquer ? » Et de citer un théologien protestant qui reconnaît avec lucidité : « Il est faux et troublant de parler d'unité là où cette unité n'est jamais que recherchée, présente dans les idées sans que l'on soit capable de rien montrer qui soit qui permette de voir numériquement réalisée cette soi-disant unité. » [2] Certes, on pourra toujours mettre le doigt sur telle ou telle division advenue au cours de l'histoire. Cependant, il ne s'agit pas à proprement parler de divisions mais de groupes qui pour différentes raisons se sont détachés et éloignés de l'unité catholique, restée par ailleurs intacte. Que l'on s'émerveille plutôt de voir que l'Eglise Catholique a pu voir surgir en son sein des personnalités aussi puissantes et diverses que Saint Benoît, Saint François d'Assise ou encore Saint Ignace de Loyola, et que les vastes mouvements qui sont nés dans leur sillage n'ont pas conduit à la formation de nouvelles églises, et cela malgré les tensions qui ont pu surgir entre lesdits mouvements et la hiérarchie ecclésiastique, mais au contraire ont participé au renouvellement de l'ensemble de la catholicité. Ce miracle, qui ne s'oberve à un tel degré que dans le catholicisme, appartient au mystère d'unité qui a son principe dans le ministère pétrinien. Comment donc le pape assure-t-il cette mission de « gardien de l'unité » ? De deux façons, nous dit Balthasar.

Un "apostolat de présence"
On insiste souvent sur l'aspect de proclamation du dogme et de condamnation des erreurs. Cependant Balthasar a l'audace de nous dire que ce n'est là qu'un aspect secondaire du ministère pétrinien. Sa mission n'est en premier lieu ni celle de proclamer un enseignement ni celle d'émettre des jugements. En effet, il découle de ce que nous avons dit précédemment que la mission du Pape se situe premièrement au niveau de sa foi : elle est un "être" avant d'être un "faire". « [Le Pape] exerce au plus haut degré, écrit Balthasar, ce que l'on appelle aujourd'hui un "apostolat de présence" : sa seule présence fixe un lieu pour tous, rappelle à tous qu'ils sont membres d'un ensemble plus vaste (dont il fait lui-même partie) ; elle les délivre du sentiment de l'isolement et les sauve des voies sans issue du pluralisme. » [3] Ce n'est donc ni Saint Pierre ni ses successeurs qui, en tant que tels, sont facteur d'unité de l'Eglise, mais c'est le Christ et l'acte de foi par lequel nous entrons en rapport avec lui. Cette foi "une, sainte, catholique et apostolique" trouve en la personne de Pierre et de ses successeurs, en vertu de la prière du Christ, son expression pour ainsi dire sacramentelle : son signe visible et infaillible.

Le pouvoir juridique du Pape
Au-delà de cet aspect de présence, la mission du pape comprend aussi un second aspect, plus actif si l'on veut, celui par lequel le pape définit le dogme et condamne les erreurs, en matières dogmatiques et morales. Cet aspect de sa mission est conséquent à la présence du péché, à l'extérieur comme à l'intérieur des frontières de l'Eglise. En effet, pourquoi est-il nécessaire de donner une forme dogmatique à des vérités par ailleurs ancrées depuis longtemps dans la conscience chrétienne, comme ce fut le cas par exemple du dogme la maternité divine de Marie ou, plus proche de nous, celui de son Assomption ? Cela fut nécessaire parce que la pureté de la révélation se trouvait alors, sur ces points précis, menacée de réduction par des courants de pensées idéologiques. C'est alors qu'il revient au pape de sortir de son silence pour proclamer ou interdire. Cependant, on aurait tort de ne voir là que l'expression d'une autorité purement juridique. Le pape fait au contraire preuve dans l'exercice de cette fonction d'une autorité au plein sens du mot : il s'agit pour lui d'assumer sa mission paternelle au service de l'humanité.[4] Lorsqu'il fait œuvre prophétique en rappelant la vérité, à temps et à contre-temps, il sait donner à l'humanité la seule nourriture qui peut l'épanouir vraiment. Lorsqu'il interdit et condamne, c'est pour protéger l'homme du mensonge et de l'esprit du monde qui réduisent dans son cœur l'image du Christ et la nôtre.


Eugène Burnand, Saint Pierre et Saint Jean courant au tombeau

Le Pape n'est pas le centre de l'Eglise
La mission du Pape s'étend donc à toute l'Eglise et elle est nécessaire à son unité. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici le bon mot de Saint Jérôme qui écrivait, avec autant d'humour que de lucidité, que sans le Pape « il y aurait dans l'Eglise autant de schismes qu'il y a de prêtres » ! [5] Pour autant, il ne faut pas surévaluer cette fonction. « Ce n'est pas Saint Pierre comme figure isolée qui occupe le centre », nous rappelle Balthasar.[6] L'Eglise ne découle pas de Saint Pierre, qui n'est nulle part dans la tradition désigné comme "le père (la source) de l'Eglise." Le centre vital, ou pour prendre une métaphore biologique, le coeur de l'Eglise, n'est pas à Rome. C'est Marie, et Marie seule, qui est source de l'Eglise et qui occupe la première place. Il serait également faux de voir l'Eglise comme un assemblage de deux réalités vaguement superposées ou subordonnées : d'une part la structure, qui aurait son centre dans la papauté, et de l'autre la sainteté et la vie, avec leur centre en Marie. Non, nous dit Balthasar : il n'y a qu'une Eglise, l'Eglise mariale, à l'intérieur de laquelle se trouve toute la diversité des charismes ou missions, au nombre desquels le charisme de l'autorité, et spécifiquement le ministère pétrinien. L'être chrétien, c'est à dire la vie surnaturelle de foi, d'espérance et de charité, prend sa source dans le Oui total que Marie donne une première fois à l'Annonciation, et une seconde à la Croix. Contrairement à Saint Pierre, Marie n'a pas besoin d'une "succession", puisque par son Assomption elle participe déjà pleinement de la résurrection de son Fils et qu'elle est donc, au même titre que Jésus, pleinement, personnellement et maternellement présente à l'Eglise toute entière et à chaque chrétien.

Il y a une antériorité non seulement chronologique mais ontologique de la mission de Marie par rapport à celle de Saint Pierre. « Qualitativement, écrit Balthasar, la foi de Marie qui "laisse faire" devient la forme déterminante intérieurement offerte à tout être et à toute activité au sein de l'Eglise Catholique, alors que la charge pastorale de Pierre embrasse celle-ci toute entière comme son objet, mais n'est pas communicable dans son unicité spécifique. Pour ces deux raisons, l'universalité pétrinienne subit l'influence formatrice de Marie, tandis qu'elle-même n'exerce pas d'action réciproque. » [7] En ce sens il est juste de dire que le Pape, en tant que chrétien, est "l'un d'entre nous," au sens où Saint Augustin le disait si justement de lui-même : « Si ce que je suis pour vous m'épouvante, ce que je suis avec vous me rassure. Pour vous en effet, je suis l'évêque ; avec vous je suis chrétien. Evêque, c'est le titre d'une charge qu'on assume ; chrétien, c'est le nom de la grâce qu'on reçoit. » [8] Avec deux différences majeures cependant : d'une part la charge du successeur de Pierre s'étend non pas à un diocèse particulier, mais à la totalité de l'Eglise, et de l'autre il bénéficie, selon les mots de Soloviev d'un « secours direct du Père céleste [pour formuler] le dogme fondamental de notre religion. »[9]

Le Pape à la lumière de Saint Joseph
Le Pape assume donc en regard de Marie et de l'Eglise un rôle analogue à celui de Joseph au sein de la Sainte Famille : il n'est pas la source de cet enfant, il est introduit dans un mystère qui le précède et le dépasse, mais il se voit néanmoins confier la charge de protéger cet enfant et sa mère, de protéger le mystère de leur union. De la même manière, le Pape n'est pas source de l'Eglise, mais c'est à lui qu'est confiée la charge de la servir et de la protéger.

Il n'y a pas d'antagonisme entre la vie et la structure, entre Marie et Pierre. Au contraire, c'est précisément parce que le christianisme est fondamentalement marial et qu'il consiste dans la silencieuse et fragile dissémination des vertus théologales, de personne à personne, qu'il a besoin d'un père, d'un Saint Joseph, d'un successeur de Pierre. Nous avons besoin de lui car le Royaume, loin d'être encore « la plus grande plante du jardin », est cette petite semence toujours menacée par les mauvaises herbes, de l'extérieur comme de l'intérieur. Nous avons besoin d'un visage qui nous remet face à l'objectivité de la foi, et nous « délivre du sentiment de l'isolement et […] des voies sans issue du pluralisme. » Nous avons besoin du pape qui, par sa présence et, quand il est besoin, par sa parole et par ses actes, indique et protège, au milieu du monde, ce lieu de rencontre avec Dieu qu'est l'Eglise. « La rencontre nuptiale de la créature avec Dieu ne cessera en aucun cas. C'est pour elle que la construction des structures est maintenant érigée et sera plus tard démontée : cette rencontre doit donc être le véritable noyau de l'Eglise. » [10]


Jean-Paul II et Hans Urs von Balthasar

Photo en page d'accueil : CC BY Catholicus Fluminensis


[1]. Et il souligne une fois encore que « le paradoxe de Pierre, que les catholiques ne ramènent pas à des "prétentions", [se fonde] sur l'ordre et la promesse de Jésus, et donc sur l'obéissance de Pierre. » Hans Urs von Balthasar, Le Complexe Anti-Romain, Médiaspaul, Paris, 1998, p. 210
[2] Hans Urs von Balthasar, Le Complexe Anti-Romain, Médiaspaul, Paris, 1998, p. 107. Le théologien protestant dont il est question est Lechler (cf. la référence donnée par Balthasar).
[3] Hans Urs von Balthasar, Le Complexe Anti-Romain, p. 261.
[4] Balthasar caractérise cette dimension du ministère pétrinien comme "excentrique" en ce sens que pour faire face au péché et le dénoncer, il doit en quelque sorte "s'éloigner" du centre qui est l'amour, comme un père de famille qui doit occasionellement quitter le mode normal et pacifique de sa paternité pour redresser le comportement de ses enfants. « L'excentricité de son service central oblige Pierre à rendre la justice et à la faire prévaloir ; mais, bien que procède du centre de l'amour et soit "couvert" par l'amour, il risque toujours, pour ceux qui sont seulement en route vers l'amour (et qui ne l'est pas, sauf Marie ?), d'être confondu comme droit abstrait et "pouvoir" avec cette "domination" que les "chefs" exercent sur les peuples. En effet, pris à part, Pierre est obligé de sortir des rangs (que ce soit du peuple avec lequel il est en communion, ou bien des évêques qui forment le collège avec lui) ; mais il ne le fera pas comme "seigneur" de ceux qui lui sont échus en partage (1 P 5, 3) : il le fera comme un serviteur qui, loin de sortir de la communion et du collège, les renforce (Lc 22, 32) plutôt en les dégageant et les rendant libres. » (Hans Urs bon Balthasar, Le Complexe Anti-Romain, p. 240)
[5] Cité très à propos par Paul VI à 1964 dans son encyclique Ecclesiam Suam : « Une pensée à cet égard Nous afflige, celle de voir que c'est précisément, Nous, défenseur de cette réconciliation, qui sommes considéré par beaucoup de nos frères séparés comme l'obstacle, à cause du primat d'honneur et de juridiction que le Christ a conféré à l'apôtre Pierre, et que Nous avons hérité de lui. Certains ne disent-ils pas que si la primauté du Pape était écartée, l'union des Eglises séparées avec l'Eglise catholique serait plus facile ? Nous voulons supplier les frères séparés de considérer l'inconsistance d'une telle hypothèse ; et non seulement parce que sans le Pape l'Eglise catholique ne serait plus telle, mais parce que l'office pastoral suprême, efficace et décisif de Pierre venant à manquer dans l'Eglise du Christ, l'unité se décomposerait ; et on chercherait en vain ensuite à la recomposer sur des principes qui remplaceraient le seul principe authentique, établi par le Christ lui-même : « Il y aurait dans l'Eglise autant de schismes qu'il y a de prêtres », écrit justement saint Jérôme (Dial, contra Luciferianos n° 9 ; P.L. 23, 173).
[6] Le Complexe Anti-Romain, p. 310.
[7] Le Complexe Anti-Romain, p. 235.
[8] Saint Augustin, Sermon 340, 1 : PL 38, 1483 (cité dans Lumen Gentium, n°32).
[9] Cf. Le Complexe Anti-Romain, p. 316.
[10] Hans Urs von Balthsar, Qui est l'Eglise ?, Socomed Médiation – Éditions Parole et Silence, Saint-Maur, 2000, p. 54.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 Commentaires

  1. Bruno ANEL

    On pourrait ajouter ceci, au moins à titre d'hypothèse:  le samedi saint, la foi en Jésus n'est-elle pas toute entière portée par Marie qui serait en quelque sorte une préfiguration de l'Eglise à elle seule ? La piété populaire et certains docteurs se sont plu à imaginer des apparitions de Jésus réssuscité à Marie, mais les évangélistes n'en parlent pas. D'où la question: en avait-elle besoin ? "Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu", dit Jésus.

     

  2. Très bel article, archi-limpide et lumineux sur un sujet pas facile du tout à aborder avec ceux qui ne partagent pas notre foi.

    Vraiment, merci, et un grand bravo !

  3. GM

    8 minutes de temps de lecture recommandée…peut-être mais je pense surtout que ce beau texte exigeant va m'accompagner pendant toute cette période de conclave. Merci!

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