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« La compassion en entreprise, un oxymore ? »

d'Arnaud de Malartic   22 mai 2013
Temps de lecture 3 mn

C’est sur cette question un peu provocante que s’ouvre un article très intéressant de Catherine Bernard paru dans le journal Libération le 5 mai dernier[1]. Dans cette rubrique « Enquête » l’auteur se rend compte que les mots « compassion » et « économie » sont de plus en plus souvent associés. Elle note même l’organisation le 30 avril dernier à l’université Stanford d’une conférence au titre audacieux : « La compassion et le monde des affaires »[2]. Faut-il y voir un phénomène de mode passagère ou un véritable désir d‘intégrer au sein de l’entreprise une notion essentielle pour son développement ?


© Guillaume de Chateauvieux

Un constat : souffrance et solitude
L’auteur part tout d’abord d’un constat relayé sans cesse par les médias aujourd’hui : la souffrance sur le lieu de travail. Les récents suicides au sein même de l’entreprise ne relayent pas une réalité marginale mais sont sans aucun doute le reflet d’une souffrance croissante de la part de nombreux salariés. Une souffrance multiple faite de stress, de violence, de burn-out, de compétition exacerbée, de sentiment de n’être qu’un pion, un produit jetable en cas de besoin ou de retournement de tendance.

Or ce que remarquent de plus en plus d’entrepreneurs et de responsables d’entreprises c’est que tout cela a un coût et arrive donc « au détriment de la productivité ». Une réflexion s’impose donc peu à peu sur le comment éviter cette souffrance. L’homme, être rationnel, ne peut que s’interroger sur ce problème et tenter d’élaborer une solution. 

Une nouvelle anthropologie
Cette solution passe d’abord par une nouvelle approche de l’homme. Catherine Bernard note que « les neurosciences l’ont démontré : l’homme n’est pas uniquement mû par son intérêt personnel ». Il y a donc chez lui « un besoin de faire plaisir aux autres, voire de soulager la peine ». Rester passif devant la souffrance d’autrui nous dérange mais qui réussit à soulager la peine de son prochain obtient « une dose massive de dopamine injectée dans nos structures cérébrales », molécule que les scientifiques appellent « le circuit de la récompense ». La conclusion de notre journaliste est donc simple : « aider rend heureux » et permet même d’avoir des effets positifs sur la santé. L’homme n’est donc pas fait uniquement pour maximiser son profit personnel et ce, parfois au détriment des autres, mais il porte en lui un désir d’aider, de soulager celui qui souffre. En un mot : de compassion.  

La compassion comme principe de survie des sociétés
Et l’article va plus loin lorsque son auteur se demande si la compassion n’est pas le facteur principal de survie des civilisations. « Car isolés, sans soutien, la plupart des individus en souffrance se retrouvent incapables de surmonter les obstacles et deviennent donc des fardeaux pour la communauté qui, inéluctablement, décline ». La conclusion est simple là aussi : « l’individualisme forcené n’est pas à terme soutenable ». La compassion  est ce qui aide à sortir de ce mal moderne qu’est la solitude. A terme toute la société en bénéficie. Et le champ d’application est vaste : économie, politique, services de santé, services sociaux… Ce qui est intéressant c’est donc ce lien, pas habituel, établi entre compassion et efficacité.

« Comment libérer cette compassion naturelle ? »
C’est la question en sus du dernier paragraphe de l’article. Comment faire alors que « la recherche de l’intérêt personnel a été poussée à l’extrême ces vingt dernières années ? ». Ce qui intrigue notre journaliste c’est de voir que de grands entrepreneurs, des personnes dont le temps est précieux, consacrent énormément de temps à travers des réseaux comme OpenSimulator, « à développer des programmes que chacun, y compris leurs concurrents peuvent utiliser gratuitement ». Pour elle c’est bien la preuve que l’altruisme fait partie de nos gênes et qu’il n’y a pas de contradiction entre compassion et business. Et qu’il convient donc de « s’entraîner » à la compassion. La phrase de conclusion n’est cependant pas très optimiste : « Mais dans notre monde gouverné par les chiffres, la route sera évidemment très longue… »

Que penser d’un tel article ?
Tout d’abord nous ne pouvons que nous réjouir de voir remettre à l’honneur un mot qui avait tendance à tomber en désuétude, à être associé à une conception misérabiliste de la pitié ou à un paternalisme condescendant. En entreprise qui parlait compassion était souvent affublé du sobriquet de « boy scout » c’est à dire de quelqu’un qui est bien gentil mais qui vit en dehors de la réalité.

Catherine Bernard se penche sur la réalité de la souffrance en entreprise, sur la solitude de beaucoup de salariés, sur le coût social d’une conception unidimensionnelle de l’homme qui ne voit en lui qu’un être égoïste cherchant à maximiser son profit. Elle constate que la compassion permet à l’homme de se sentir plus lui-même, d’être heureux, plus heureux que dans une recherche égoïste de plaisir.  

Quelques limites cependant…
Il existe néanmoins un travers inhérent à cet article : celui d’envisager la compassion comme une « méthode » de management parmi d’autres. Une compassion qui serait amputée de sa dimension de gratuité ne serait plus une authentique compassion.

Le danger serait donc de ne voir la compassion que comme une technique, de s’y « exercer » uniquement pour recevoir la dose nécessaire qu’elle irriguerait généreusement dans nos cerveaux assoiffés de dopamine. Réduite à une méthode, à une technique de bien-être, elle perd donc automatiquement son sens pour ne devenir qu’une facette des multiples façons de maximiser le profit personnel.

Une authentique compassion
La recherche anthropologique est bien évidemment la plus intéressante. L’homme n’est donc ni « passion inutile » (Sartre) ni paquet d’instincts « dominé par le principe du plaisir » (Freud). Il est fait pour le don mais il existe en lui une fracture qui le pousse à se rechercher lui-même et à se suffire à lui-même. Pour qui désire aller plus loin, la question que provoque cet article est : où trouver la source de la compassion ? Qu’est-ce qui pousse l’homme à ne pas se renfermer sur lui-même mais à chercher son bonheur dans le don gratuit de lui-même ? Allons plus loin et demandons nous si cette question anthropologique ne recèle pas en elle-même une question théologique : Et s’il y avait une personne à l’origine de cet élan de compassion ? Est-elle venue à notre rencontre ? Nous a-t-elle montré un « chemin » ?   


[1] http://www.liberation.fr/economie/2013/05/05/entreprises-le-coeur-valeur-en-hausse_901040
[2] Avec comme orateurs principaux : Scott Kriens (Juniper Networks), Steve Luczo (Seagate) Jeff Weiner (LinkedIn)…

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 Commentaires

  1. Clement R.

    Merci pour cette analyse qui pointe, justement je pense que la compassion, l'amitie en entreprise ne peut pas etre une "technique". En effet, le risque d'instrumentalisation arrive dans l'entreprise lorsque l'on decorrele la vie en entreprise et la vie en dehors de l'entreprise, que l'on compartimente sa vie en somme.

    Je passe pres de 12h au travail chaque jour et si je devais avoir une posture differente dans mes relations au travail et en dehors, je deviendrai schizophrène ou terriblement manipulateur. La gratuite est donc le ciment entre toutes mes activites, en famille, au travail, dans mes loisirs.(en tous cas ce vers quoi je tend)

    Cette nouvelle anthropologie comme elle est nommee dans cet article n'est rendu possible que si le travail est consideree comme une partie noble de ma vie, un lieu dans lequel je suis appele, tout autant qu'ailleurs et non comme joug impose qui me permet de gagner de l'argent pour vivre et si possible pour avoir quelques loisirs et maximiser mes vacances.

    Oui la compassion reelle et naturelle de l'homme, celle qui certainement nous vient d'un Autre, est possible en entreprise car elle est possible dans toute notre vie.

    un petit lien pas entierement direct qui montre comment la compassion reveille la consicience de l'homme : http://www.lefigaro.fr/livres/2012/04/25/03005-20120425ARTFIG00541-blaine-harden-rescape-du-camp-14.php

  2. B. Lechevalier

    La compassion au travail, un vrai sujet ! Si on n'y arrive pas toujours, on s'y essaie jour après jour, surtout quand on est en responsabilités car je ne vois pas bien comment on peut manager sans compassion. La compassion n'est pas une posture – ça se verrait tout de suite – , elle ne peut pas non plus guider nos actes quotidiens car certaines décisions – financières notamment -ne s'encombrent pas de sentiment… en revanche, recruter, manager, motiver des équipes sans compassion est une aburdité en tant que tel. Ceci dit, j'ai quitté le monde des grands groupes pour rejoindre celui de la PME, c'est un environnement qui me semble-t-il laisse plus de place à la compassion car les relations humaines y sont plus humaines. Je crois que la pression des chiffres à CT qui dicte le comportement des grandes entreprises s'accomode mal de la compassion.

    Je ne pense pas qu'il faille rechercher une récompense à travers l'exercice de la compassion, pas plus qu'il ne faut chercher une récompense à essayer d'être juste dans ses décisions. Autrement dit, toute tentative de dire "soyez compassionnel, vous gagnerez en compétitivité…" est vouée à l'échec. La compassion n'est pas une méthode de management, sa pratique peut éventuellement faciliter les rapports, rassembler et au final contribuer à donner du sens… et donner du sens à ce que l'on fait à son travail n'est-ce pas ce qui est le plus important de nos jours.

  3. Diane M.

    Question très intéressante et actuelle que celle de la compassion en entreprise.

     

    Compassion souvent absente, d'où mal-être, remise en question, déceptions, baisse de la confiance en soi ; voire même déséquilibre profond, burn-out et dépression.

     

    Compassion nécessaire pour se sentir aidé, soutenu, compris, épaulé, accompagné, écouté, et ne pas se sentir seul.

     

    Compassion simple : pour ressentir et éventuellement remédier à la souffrance d'autrui, une simple écoute bienveillante et tolérante apporte déjà beaucoup. Pour cela, pas besoin d'instrumentaliser la compassion, ni de former théoriquement ou massivement des salariés. Si la volonté d'aider, de manière authentique et naturelle, est présente, et si du temps est donné pour cela, on peut déjà à mon sens parler de compassion.

     

    Si c'est simple, utile, et si en plus on apprend que ça fait du bien à celui qui exprime sa compassion et qu'au final ça améliore la productivité de l'entreprise, pourquoi ne pas distiller des gouttes de compassion dans le quotidien de nos vies professionnelles ?