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Albert Camus, un centenaire sous silence

de Denis Cardinaux   

Il est des dates qu’il ne faut pas manquer. Pourtant, en France, nous venons de bouder très officiellement le centenaire d’un des écrivains les plus lus et les plus traduits : Albert Camus.


CC BY-SA Mitmensch0812

Homme de gauche, on ne lui pardonne pas de ne pas avoir été prisonnier de son camp[1]. On lui pardonne encore moins de n’avoir pas pu se faire à la disparition de l’Algérie de son enfance. On voit comme une contradiction avec son idéal de l’artiste défenseur des humiliés le fait qu’il ne se soit pas passionné pour la violence et le meurtre. Il s’en était expliqué pourtant dans le discours de réception du prix Nobel, prononcé à l'Hôtel de Ville de Stockholm le 10 décembre 1957 : « Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la vie libre où j'ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m'aide encore à me tenir, aveuglement, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.[2] »

Une telle absence d’hommage n’est pourtant pas étonnante, l’écrivain avait dit en effet dans le même discours : « Toute publication est un acte et cet acte expose aux passions d'un siècle qui ne pardonne rien. La question n'est donc pas de savoir si cela est ou n'est pas dommageable à l'art. La question, pour tous ceux qui ne peuvent vivre sans l'art et ce qu'il signifie, est seulement de savoir comment, parmi les polices de tant d'idéologies, (que d'églises, quelle solitude ![3]) l'étrange liberté de la création reste possible. » Les lecteurs de La peste en conviendront, Camus est avant tout obsédé par la dignité de l’homme et par son destin dont la création artistique est le signe éminent : « Quand on a vu une seule fois le resplendissement du bonheur sur le visage d'un être qu'on aime, on sait qu'il ne peut pas y avoir d'autre vocation pour un homme que de susciter cette lumière sur les visages qui l'entourent ». A l’auteur d’une telle phrase, il convient de rendre un hommage respectueux.

Laissons-le parler, alors, lui qui en avait le don, laissons-le parler de son art et du sens qu’il reconnaît à cette vocation décriée :
« Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l'artiste à ne pas s'isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel. »[4]

 

Discours de réception du prix Nobel, 1957

 


[1] http://www.lefigaro.fr/livres/2013/11/07/03005-20131107ARTFIG00404-le-centenaire-d-albert-camus-divise-autant-qu-il-federe.php
[2] Albert Camus, Le discours de Suède, 26e édition, Collection NRF, Éditions Gallimard, Paris 1958.
[3] Camus poursuit : « Il ne suffit pas de dire à cet égard que l'art est menacé par les puissances d'État. Dans ce cas, en effet, le problème serait simple : l'artiste se bat ou capitule. Le problème est plus complexe, plus mortel aussi, dès l'instant où l'on s'aperçoit que le combat se livre au-dedans de l'artiste lui-même. La haine de l'art dont notre société offre de si beaux exemples n'a tant d'efficacité, aujourd'hui, que parce qu'elle est entretenue par les artistes eux-mêmes. Le doute des artistes qui nous ont précédés touchait à leur propre talent. Celui des artistes d'aujourd'hui touche à la nécessité de leur art, donc à leur existence même. »
[4] Le discours de Suède.

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3 Commentaires

  1. Arnaud Guillaume

    Merci beaucoup pour cet article qui refait entendre la voix d'un très grand. Je crois que ce qui n'a pas été pardonné à Albert Camus par la gauche c'est son refus jusqu'au bout de faire sien le principe révolutionnaire "la fin justifie les moyens". Ce sera le thème de la nouvelle "les justes" ainsi que de son livre "l'homme révolté" qui analyse à travers le temps l'application de ce principe. Il y refusera jusqu'au bout à Sartre et à ses suiveurs le droit de sacrifier des millions de gens sur l'autel du  "Sens de l'Histoire", nouvelle divinité du XX siècle.    

  2. Bruno ANEL

    Un grand merci pour ce résumé et ces extraits. On a dit avec condescendance de Camus qu'il était un "philosophe pour classes terminales". Je trouve que c'est plutôt un compliment.

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