de Jean Despruniée
Poursuivons avec Sophie Keller, économiste et entrepreneuse, la réflexion que nous avons commencée hier. Après nous avoir parlé, dans sa première interview, des raisons qui l’ont poussée à se lancer dans l’écriture de « L’économie qu’on aime » et des entrepreneurs qu’elle a rencontrés, elle nous livre quelques autres observations au sujet de sa vision de l'économie.
A l’époque où la concurrence est vue à la fois comme l’unique moyen de régir les relations économiques et en même temps la responsable des délocalisations et du chômage, pourquoi parler de la coopération dans l’économie ?
La coopération est extrêmement féconde pour les entreprises qui veulent créer de l’emploi et du développement. On s’est immergé dans de nombreuses entreprises de territoire qui choisissent la coopération comme un véritable modèle de développement. Les dirigeants à la tête de ces entreprises pensent alors l’entreprise non pas en fonction de ses propres limites (ses activités, sa rentabilité économique, etc.) mais bien comme un puissant levier pour agir au service du développement du territoire. Cela change complètement la donne de ne pas réduire l’entreprise à ses frontières (quelle est mon activité ? comment la développer ?) mais comme un moyen d’agir sur le territoire, et c’est là que l’aventure entrepreneuriale prend un tour beaucoup plus collectif ! Les partenariats avec les autres acteurs sont puissants.
Choisir la coopération donne lieu à de nouveaux modèles et de nouvelles manières de faire : REPLIC, société coopérative d’intérêt collectif installée dans le Languedoc Roussillon a monté dix entreprises d’utilité sociale dans la région, qui offrent du travail à des personnes au chômage de longue date (un traiteur solidaire, une entreprise de location de vélo électrique, une structure dans le lavage écologique des bureaux, etc.). Ainsi, REPLIC initie ces activités économiques à partir d’opportunités du territoire et ensuite trouve les porteurs de projet qui porteront chacune de ces activités dans un cadre collectif. La coopérative REPLIC est aussi originale car elle propose notamment aux acteurs publics du territoire, aux fédérations locales et à d’autres acteurs locaux, de jouer un rôle entrepreneurial en leur proposant d’être membres de la coopérative et en les mettant dans une posture d’actionnaire de ces entreprises et de générateurs d’activité. Les collectivités ne sont plus uniquement distributeurs de subventions, elles voient leur rôle s’enrichir, elles sont alors réellement aux manettes grâce à ce nouvel outil qu’est REPLIC et doivent réfléchir activement aux opportunités économiques de leur territoire. Du coup la manière de réfléchir et d’agir d’un élu change quand on lui donne ce pouvoir d’action et le développement du territoire devient un projet commun où on doit parler le même langage et développer ensemble des projets.
Et ça marche économiquement ?
Oui, car il ne s’agit pas de projets qui sont « à l’extérieur du marché », soutenus artificiellement par du capital ou des subventions. Nous sommes sur un territoire mais pleinement dans l’économie mondiale et nous agissons à l’intérieur de celle-ci de façon à être le plus efficace. Cela marche si bien qu’on assiste même à la relocalisation d’activités : dans la Drôme, l’entreprise automobile Ford (qu’on ne soupçonnera pas d’être un acteur de l’économie sociale ou un doux rêveur guidé par une vision purement philanthropique) a relocalisé des activités de sous-traitance automobile. La relocalisation effectuée répond à une véritable rationalité économique ! Aujourd’hui des entreprises relocalisent car elles n’avaient pas calculé de façon satisfaisante le coût global des délocalisations, qui s’est avéré bien plus élevé que prévu (à cause du surenchérissement des coûts de transport, des risques de vol de propriété intellectuelle, de manque de flexibilité, etc.) Pour Ford, prise isolément, la production même de la pièce lui coûte sept fois plus cher qu’avant (ils étaient installés en Afrique du Nord) mais au final ils y gagnent au global en considérant l’ensemble des autres coûts (transport, qualité de la production, réactivité…).
Quel est le profil de chefs d’entreprise que vous avez rencontrés ?
Pas un profil unique mais en tout cas on est loin de l’image véhiculée par les médias d’un entrepreneur uniquement mû par l’appât du gain et dans un système d’opportunités économiques. Nous avons rencontré des personnes qui nous ont aidés à revisiter ce qu’est l’entreprise : un outil efficace d’action et de transformation de la société lorsqu’il est mis au service d’une vision. Et cette vision que nous ont partagée les entrepreneurs que nous avons rencontrés peut être multiple : amour d’un territoire, goût d’un savoir-faire… L’entreprise, c’est toute cette réalité diverse alors qu’on a souvent une vision monolithique de l’entreprise dont l’unique but serait d’arriver à améliorer ses résultats au service de l’enrichissement de quelques-uns.
Une autre idée reçue que vous dénoncez est qu’il faut nécessairement la croissance pour un retour à l’emploi…
C’est un mythe très puissant ! Mais si on s’arrête à cela, on baisse les bras et on arrête de travailler car on répète partout que statistiquement, s’il n’y a pas de croissance, on ne va pas créer d’emplois ! Mais c’est criminel de la part des économistes ! Concrètement, tout concourt à penser qu'en France, il y a plein de gisements d’activités et d’emplois qui ne sont pas exploités. Les gens nous disent : "Oui mais ce que vous dites, ça ne s’applique pas aux grandes entreprises qui ferment des sites de production, cela ne s’applique qu’aux petites PME…". On a souvent une image erronée de ce qu’est l’économie réelle. La majorité des entreprises en France sont des petites et moyennes entreprises dans les territoires, et ces même entreprises créent la majorité des emplois, souvent un à un, donc c’est moins spectaculaire que quand on annonce la suppression tragique de deux mille emplois dans une grande entreprise… L’économie, c’est un pari pour créer cette année un emploi, l’an prochain deux et puis dix. On n’est plus dans l’air des grands travaux et des créations massives d’emplois. Ce n’est pas ça l’économie ! On oublie que ce sont des personnes qui, à un moment, ont l’audace de lancer de nouvelles activités. Les entreprises rencontrées ne sont pas figées, elles créent des emplois mais savent aussi arrêter des activités qui ne marchent plus, relocaliser certaines productions. L’économie réelle, ce sont des réalités en mouvement, les emplois se créent et se détruisent. Bien sûr, on n’a pas réponse à tout, les emplois qui peuvent disparaître dans la sidérurgie… Il n’y a pas de forcément de solutions miracles ! En revanche, on a une réponse pour savoir quelle est la bonne posture à avoir pour recréer de l’activité, dans des créneaux qui ne sont pas exploités aujourd’hui, et repartir de là où on est avec les moyens qu’on a… Cette manière d’agir est transportable partout et appelle chacun à l’action.
Comment ce livre est-il reçu ?
Depuis quatre mois, on prend beaucoup la parole dans les médias et dans des conférences pour transmettre cette nouvelle vision de l’économie et on se rend compte qu’on touche les gens et que ce que l'on dit, ça porte ! On s’adresse à des entrepreneurs de territoire, mais aussi à des grands PDG, des politiques, qui sont touchés par « L’économie qu’on aime » et l’idée de repartir des personnes et de leur potentiel. Développer les territoires et les personnes qui s’y trouvent est une idée qui parle à tout le monde aujourd’hui, elle est très fédératrice ! Tout entrepreneur est un entrepreneur de territoire en puissance, notre livre n’invente rien, on révèle seulement des potentiels qui sont là ; on donne aussi de nouveaux moyens d’agir aux élus en considérant les entrepreneurs comme des alliés car très souvent ils ont un souci commun, celui de développer le territoire.
Je continue de voir des entrepreneurs et ce qu’on a écrit est confirmé par les rencontres que je fais aujourd’hui. Il y a un tel gisement d’activités en France si on part du principe que chaque personne, chaque territoire possède une richesse… J’ai rencontré un entrepreneur en Isère récemment : il y a dans son territoire du Trièves un patrimoine de vignes qui était en train de disparaître et voyant la richesse que cela représentait, il a relancé une activité de viticulture en replantant des cépages voués à l’abandon. Avec un collectif de personnes passionnées, il a replanté des vignes, construit un pressoir, trois jeunes viticulteurs sont d’ores et déjà venus s’installer. C’est une véritable micro-filière viticole qui est en train de se lancer ! Ils sont en train de faire la même chose avec les arbres fruitiers… Chaque territoire est une richesse qu’il s’agit de développer, cela ne fait pas de bruit, cela paraît microscopique mais il s’agit d’ores et déjà d’un mouvement de fond en marche qui a un potentiel de transformer largement l’économie si on diffuse ces pratiques qui font la preuve de leur efficacité pour trouver de nouvelles voies et sortir de la crise !