Home > Cinéma, Théâtre > Une rencontre avec Andrei Tarkovsky

Une rencontre avec Andrei Tarkovsky

Dmitry Trakovsky est le réalisateur de « Meeting Andrei Tarkovsky », un documentaire qui a reçu différents prix et qui l'a amené à parcourir le monde pour rencontrer et interviewer amis et collaborateurs du réalisateur russe. Mercredi 19 février, au Point-Cœur de Brooklyn, il était accompagné de Michal Leszczylowski, monteur de la dernière œuvre de Tarkovsky « Le Sacrifice », pour partager leur expérience de « Meeting Andrei Tarkovsky ». Un portrait exclusif et vivant de celui que Bergman et Kurosawa regardaient comme un des maîtres du septième art.

Michal Lesacaylowki, dans le documentaire, votre interview, avec quelques autres, ressort comme plus personnelle, plus incarnée…

Michal. Peut-être parce que je le traite lui-même comme une personne incarnée. Il était drôle et plein d'esprit… nous avons aussi bu beaucoup de bière ensemble ! Il était un génie normal. Il a fait un film sur lui-même (« Directed by Andrei Tarkovsky »), pour se construire un monument, car il n'en avait pas. Je le perçois comme une personne extrêmement sensible, un être humain avec beaucoup de sagesse. Malheureusement, il est né en Russie soviétique… C'était comme une guerre vous savez, sa vie fut comme une guerre. Il n'a réalisé que cinq films en Russie… Pour trois d'entre eux, il a dû mendier au plus haut niveau possible, au comité central du partie communiste. Donc il n'a fait que deux films dans les standards. Trois étaient comme des exceptions. Après « Le Miroir », il était considéré comme mort [par ses collègues réalisateurs russes]. Une fois, il m'a montré un article d'un magazine de cinéma russe dans lequel il y avait une lettre ouverte intitulée : « Comment aider Tarkovksy, parce qu'il a perdu son chemin », il est artistiquement perdu, donc nous autres, réalisateurs de films, nous devons l'aider.

D'où lui venaient sa profonde relation au christianisme et sa compréhension de Dieu, et pensait-il qu'il était un réalisateur religieux ?

Dmitry. De toute évidence, on trouve dans la poésie de son père (son père était le poète Arseny Tarkovsky) un reflet de son monde spirituel. Je pense qu'il y a là une certaine culture, la religion était entremêlée à leur communauté, je suis donc certain qu'il était religieux, et chrétien, mais je ne suis pas sûr qu'il aurait dit qu'il était un réalisateur religieux. Il ne semble pas y avoir de contenu dogmatique dans ses films.

Michal. Je dirais exactement la même chose, le désir du père, cette force dans laquelle puisent beaucoup d'artistes – père, mère, et cela s'applique à nous tous – était ce qui mettait en mouvement Tarkovsky. Son père était un poète, et lui aussi est devenu un poète du cinéma, ce qui n'était pas son intention au départ. Il a essayé de faire des choses différentes, au début filmer était annexe. Il était une personne profondément spirituelle, ouverte à l'existence au niveau spirituel, pas religieux dans le sens d'aller à l'église et aux cérémonies… Mais bien plus dans l'écriture et la lecture, dans les discussions sur Dieu, oui, et dans la tradition chrétienne. […] Le spirituel était toujours présent. Mais il n'était pas tant dans la structure religieuse, allant à l'église.

Dans le film, une des personnes interviewée le cite peu avant sa mort disant : « Je voudrais qu'on se souvienne de moi comme d'un homme pécheur ».

Michal. Oui, il était une personne très humble, il se voyait lui-même comme une personne comme les autres, un être humain normal. Il ne se mettait jamais en avant.

Dans votre interview vous dites que « Tarkovsky était un serviteur de l'œuvre d'art ». Je voudrais en savoir plus là-dessus. Pourriez-vous nous dire comme il était un serviteur ?

J'ai monté des films pendant quarante ans, et je me suis assis avec beaucoup de réalisateurs dans des salles de réalisation, mais seulement un d'entre eux a montré cette sorte d'humilité, et c'était Tarkovsky,… Nous étions assis, travaillant, et tout à coup il a dit : « Vous savez, je me sens petit comme cela [il leva la main droite et montra l’espace entre son index et son pouce], je me sens petit comme cela quand je regarde les images… ». Il était vraiment humble. C'est une des choses les plus importantes que j'ai apprise de lui. J'étais jeune, j'avais peut-être vingt ans de moins que lui, et donc je le regardais comme le maître de l'univers ! [rires]. Je garde en moi cet esprit pour toujours. Et je vis vraiment ainsi, je vis de cet esprit depuis. J'enseigne le montage, entre autres choses, j'essaie de l'enseigner et c'est très difficile dans le monde d'aujourd'hui d'expliquer à quelqu'un que l'ego n'est pas le plus important dans la vie ! C'est lui qui me l'a montré, vraiment, il était vraiment un serviteur vous savez…

Dmitry. Est-ce que je peux vous contredire et révéler un secret ? Dans le métro, en venant ici, vous m'avez dit ne pas être humble. [rires]

Non, non, non ! Vous m'avez mal cité ! Il faut que vous croyiez dans les idées que vous portez, il faut que vous les défendiez, et ne pas être humble en les défendant ! Mais vous devez être humble en regardant la part qui est la vôtre. Vous défendez ce en quoi vous croyez mais cela n'exclut pas le fait d'être humble… continuez d'être humble !

Je suis curieux d'en savoir plus sur le fait que vous avez dit plus tôt que Tarkovsky était drôle et plein d'esprit, parce que comme quelqu'un l'a mentionné dans le film, on ne rit pas beaucoup dans ses films… Dans quel sens était-il drôle ?

Michal. Je ne me souviens pas de ses blagues… parce que j'étais bien meilleur que lui pour raconter des blagues ! [rires]. Mais il était si facile de vivre avec lui. Par exemple, nous avons dû voyager de Stockholm à Florence, et j’ai dit : « Faisons cela en voiture ! » Il était donc avec moi en voiture durant toute une semaine ! Il nous a fallu une semaine. Donc nous avons fait ce long voyage et nous nous sommes amusés tout du long ! Tout au long de l’Allemagne, du Danemark, de la Suisse… Il avait vraiment une façon de regarder les choses avec intelligence et pleine d’esprit. Bien sûr, j’étais moi un immigré en Suède et à cette époque, cela faisait déjà quinze ans que j’étais immigré et j’avais l’habitude d’être un immigré alors que lui venait d’arriver… Donc il fallait que je lui enseigne cela et nous faisions des blagues tout le temps à propos de la nostalgie d’avoir quitté son pays. Et lui plus spécialement, parce qu’il ne pouvait pas y retourner. Et bien sûr, il y avait les crises de rires à propos du système politique. Parce que vous ne pouvez pas prendre le système trop au sérieux sinon vous mourez, donc vous devez faire des blagues à propos du pouvoir… C’était le genre de blagues comme : « Staline demande à une personne en charge de la filmographie « Combien de films nous produisons ? » Et l’homme de lui répondre : « Cent par an ». Et Staline de dire : « Et combien d’entre eux sont bons ? » Et l’homme de lui répondre : « Trois ». Staline conclut : « Ok, à partir de maintenant nous n’en produirons que trois ». » C’était le genre de référence que nous avions. Nous comprenions l’idiot qui avait le pouvoir… et les artistes et les réalisateurs qui étaient parfois obligés de se compromettre avec le pouvoir… Et il y a de très nombreux exemples de cela, même parmi les plus grands noms que je tairai. Mais lui, Tarkovsky, était une exception, et c’est pour cela qu’il n’a fait que cinq films. Une fois, il m’a dit qu’en vingt ans de carrière comme réalisateur, il a été sans travail pendant quinze ans… […] Il s'agissait de survivre et de pouvoir se regarder dans le miroir et de dire : « Je ne suis pas devenu une prostituée (ou peut-être juste un petit peu). » Et être humble. C'est cela. Et peut-être de ne pas trop juger ceux qui se sont compromis….

 

Vous aimerez aussi
Tarkovski, père & fils
« Les huit montagnes », histoire d’une amitié
Flannery O’Connor: « La grâce nous vient à travers la violence » ( II )
Dostoïevski : Quand la miséricorde prend un visage

3 Commentaires

  1. Alina

    Merci pour cette belle rencontre !
    Une poesie de Arseniy Tarkovsky traduit de russe en français:

    Pas Assez

    Voici l’été fini
    Comme s’il n’avait pas été.
    Le soleil alanguit.
    Pourtant ce n’est pas assez.

    Tout ce qui s’accomplit,
    Léger comme une feuille palmée,
    Sur mes mains s’établit.
    Pourtant ce n’est pas assez.

    En vain ne s’évanouit
    Ni le mal, ni la bonté,
    Tout brûla et luisit.
    Pourtant ce n’est pas assez

    La vie dans son abri
    Prenait, protégeait, sauvait.
    La chance me sourit.
    Pourtant ce n’est pas assez.

    Les feuilles n’ont pas roussi,
    Les branches ne sont pas cassées…
    Le verre du jour reluit.
    Pourtant ce n’est pas assez.

    1967

Répondre à DC Effacer la réponse