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L’Europe a-t-elle un futur ?

Chaque année durant la dernière semaine d’août, plus de 800.000 personnes se retrouvent dans la cité balnéaire de Rimini pour des journées remplies de rencontres, d’événements culturels, d’expositions, de tables rondes abordant tous les thèmes de l’activité humaine. Ce « Meeting », lancé en 1980 par quelques amis voulant partager l’expérience d’amitié et de culture vécue dans le mouvement Communion et Libération, a atteint ainsi la stature d’événement national incontournable aussi bien sur le plan politique qu’économique, social et artistique. Pour la première fois cette année s’est tenu à Cologne, en Allemagne, un « Rhein-Meeting » de deux jours, sur le thème : « Europe, identité ou stratégie ? ». Nous voulons en redonner deux conférences, dont le ton à la fois lucide et plein d’espérance se détache dans le panorama actuel de la réflexion sur l’avenir de notre continent. En voici la première de Bernhard Scholtz, président de la "Compagnia delle Opere", une association italienne d'économie solidaire.


Bernhard Scholz (à gauche) et Gianluca Carlin, prêtre de la Fraternité San Carlo et organisateur du Rhein Meeting
© Jean-Marie Porté

 

En préambule, pourquoi se pose la question de l'identité européenne ?

Parce que l'Europe est un espace extrêmement particulier dans l'histoire de l'humanité : l'espace où le christianisme a pris forme et s'est affirmé comme composante de la société humaine. L'espace où, de par l'irruption de cette nouveauté, s'est développée une conception originale de la politique, de la rationalité, de la science, etc. Ce sont ces valeurs mêmes qui permettront la laïcité, les Lumières, et qui permettent d'affirmer l'existence d'une identité européenne.
Cependant, une certaine confusion règne à l'heure actuelle du fait de la situation particulière des institutions européennes. Là où les pères fondateurs avaient pour but la paix, utilisant l'économie comme moyen de la garantir, l'Union semble aujourd'hui avoir détrôné la finalité au profit du moyen, ce qui rend sa légitimité particulièrement fragile. D'où cette recherche fébrile que l'on observe de fondements des valeurs européennes – qui les voit dans la révolution française, qui dans les Lumières, qui dans le christianisme – recherche qui n'a pas sa place au niveau politique. Oui, l'Union est un merveilleux instrument finalisé à la sauvegarde de la paix et de la liberté des peuples qui la composent, permettant de garantir leur prospérité au milieu d'un monde toujours plus concurrentiel, non, elle n'est pas autre chose que cet instrument de sobre gestion, surtout pas une entité créatrice de valeurs, sous peine de devenir un monstre.

Monsieur Scholz, quels sont les défis politiques qui attendent l'Europe ?

Trois crises imbriquées les unes dans les autres fragilisent l'Europe : la crise financière, la crise de la dette et la crise de l'Euro. Les trois reposent sur une mentalité répandue autant sur le plan individuel que social : profit, court terme, déresponsabilisation. C'est la mentalité du trader du dimanche qui se met à son ordinateur le soir et place son argent en vue d'un profit maximal et immédiat ; celle de l'individu qui croit résoudre une situation de crise en la repoussant dans le futur. Si ces manières détestables ne trompent personne, elles se sont pourtant insinuées, sous le masque de techniques respectables, dans notre culture commune. Les trois créent des tensions croissantes, générant une atmosphère de suspicion dont on ne peut sortir qu'en abordant ces questions avec objectivité et responsabilité. Objectivité, c'est-à-dire en recherchant sobrement les causes et les solutions possibles : réglementation financière, combat réel de la dette, politique monétaire créative. Responsabilité, au sens où chaque pays a le devoir d'assumer ses responsabilités, afin que l'ensemble s'assainisse. Il est impossible par exemple de parler de réduction de la dette au niveau européen si chaque membre ne s'engage pas effectivement en ce sens, et non dans une fuite en avant nocive.

Pensez-vous qu'il faille lutter pour conserver l'Euro ?

Il est certain que l'Euro cause des instabilités pesantes dans certains pays de l'Union. Il me semble néanmoins qu'il est un bon outil pour la protection des intérêts européens dans un monde peu enclin à faire des cadeaux. La situation de l'Europe est en effet exposée : 8% de la population de la planète génère 25% de son PIB et dépense 50% de ses prestations sociales. Dans le contexte de la globalisation, le fonctionnement – ou non – de notre système économique aura des conséquences directes sur notre qualité de vie. Il s'agit du financement de nos hôpitaux, écoles, services en tous genres.

Voyez-vous aussi un défi dans la réduction de la bureaucratie européenne ?

Proportionnellement, la bureaucratie européenne est comparable en nombre aux institutions étatiques. En revanche, il convient très certainement de travailler à sa transparence et sa démocratisation. Pour l'instant, elle souffre d'un anonymat peu propice à la prise de responsabilités – on n'a pas de visage en face de soi – et d'un manque cruel de transparence. Sinon « Bruxelles » restera un alibi, alors qu'il nous faut des personnalités élues, clairement identifiables, qui assument leur mandat.
Ceci d'autant plus qu'il est dangereux de rester dans le flou en ce qui concerne la prise de décision au niveau européen. Il faut absolument qu'il soit clair que les décisions – en temps de crise, souvent douloureuses – sont prises de façon collégiale, pour que ne vienne pas la tentation de se mettre à en accuser Madame Merkel, Monsieur Hollande ou qui que ce soit d'autre. Il y a là un potentiel sournois de conflits dû au manque de clarté.
Bref, je plaide pour une consolidation de la légitimité démocratique des leaders (par exemple le président de la commission) et une structuration plus claire des décisions.
Cependant, même si tout cela est mis en place de façon cohérente et raisonnable, je ne vois toujours pas de futur à l'Europe.

Que voulez-vous dire par là ? La résolution des défis politiques ne suffit pas à garantir la pérennité de notre continent ?

Absolument pas. Le problème est en amont, c'est un problème d'identité des peuples qui composent l'Union, un problème de fidélité à ce qu'ils ont de plus original. Un exemple, celui de la crise financière. Comment peut-on être assez stupide pour croire que la maximisation d'un profit à court terme peut être une solution raisonnable ? Si le profit est un moyen en vue de réalisations humaines, le faire passer au plan de fin a quelque chose de l'adoration du veau d'or. Or la culture européenne a ceci d'unique qu'elle s'est construite sur le démasquage des idoles.
Le christianisme, dans sa rencontre avec la philosophie grecque, puis la politique romaine, a été la force qui a démasqué les veaux d'or, appelant passager ce qui l'est. Non, César n'est pas un dieu. Non, l'Etat n'est pas la finalité de la personne. Non, la dispute philosophique en soi ne comble pas la soif d'infini de l'homme. Et cela vaut pour toute l'histoire de notre continent, où cette force a continuellement préservé nos peuples de ce basculement meurtrier qu'est l'absolutisation d'un moyen. Remettre l'argent, la science, l'Etat, l'économie, la raison, etc. à leur place n'est donc rien d'autre qu'une question de fidélité à ce que nous sommes.

C'est un problème de valeurs alors, il s'agit de convaincre les européens de ce nécessaire ressaisissement moral ?

Justement pas. Si le christianisme est une force novatrice et capable de transformer le monde, c'est précisément parce qu'il n'est pas une instance moralisatrice. Allez donc voir une personne qui demande l'euthanasie en lui disant qu'il faut qu'elle pense à la dignité de la personne humaine ! Que c'est une valeur essentielle du génie européen ! Elle souffre, et elle vous enverra voir ailleurs si elle y est. Non, le christianisme offre l'expérience personnelle d'une présence, d'une amitié qui surmonte tout et est capable d'accompagner jusque dans la tragédie. Ce qui à coup sûr réduirait à néant le futur de l'Europe serait de faire passer le christianisme pour une institution vouée à l'édiction de valeurs morales. Ce serait une catastrophe irréparable, l'Europe aurait alors réellement perdu son âme. Non, le christianisme n'est pas seulement un appel à un système de valeurs, il est le baiser au pauvre.

Il faut pourtant bien vivre raisonnablement ?

Certes, mais si cela suffisait, le Christ n'aurait jamais eu besoin de venir. On voit bien ce qui se produit à l'heure actuelle. L'homme a cru pouvoir vivre uniquement de la morale et de la raison, et est en train de s'apercevoir que ça ne fonctionne pas. Il me semble que nous vivons une chance unique, le moment de reproposer l'expérience originelle de la présence. Qu'un businessman soit réellement présent dans ce qu'il fait, un homme politique, un chercheur, un père de famille… pas corseté par de petites règles morales, mais vivant pleinement, passionnément, ce qu'il fait, avec l'humilité de ne pas croire sauver le monde par son activité. Pour moi en tant qu'entrepreneur, c'est très concret. Etre vraiment présent, c'est chercher à comprendre au jour le jour quel est le véritable visage de mon entreprise, quelle est sa dynamique intérieure.
Si l'Europe redécouvre cette passion originelle, elle recouvrera cette attractivité qu'elle a pour l'instant presque complètement perdue. Ou du moins si elle est attractive, c'est au maximum comme une pièce de musée.

Ce qui est en jeu est donc quelque chose de très personnel ?

Tout à fait. Mais attention, on parle beaucoup aujourd'hui de responsabilité personnelle. Je pense que c'est un mot ambigu. On peut le comprendre comme un devoir moral de plus. Or la responsabilité est l'attitude naturelle de l'homme libre, de celui qui fait toute chose, même la plus insignifiante, en y étant pleinement présent, en y dévoilant son moi, son visage, son tempérament et ses limites. Tout le contraire des masses anonymes – regardez par exemple l'incroyable non-jugement des gens face aux discours des médias.
Allez contempler les bureaux des banquiers qui ont fait partir en fumée des milliards en 2008. Ils étaient couverts de dossiers de certification éthique, de règles d'investissement responsable, croyez-moi. Est-ce que cela a empêché quoi que ce soit ? Non. Si un seul responsable avait activé son jugement humain, même une minute, rien de tout cela ne serait arrivé. Mais pas un seul n'était libre d'être lui-même. Et bien si l'Eglise devient une productrice de papiers en plus, et non le lieu où tout homme est accueilli inconditionnellement, ce sera une grande catastrophe pour l'Europe.

Et la réforme de l’UE ?

Pour moi, elle sera le résultat des changements culturels que j’ai évoqués auparavant. Si chacun d’entre nous se pose avec sérieux la question essentielle : « Qui suis-je », les choses bougeront. Je suis convaincu qu’on sous-estime de beaucoup l’influence personnelle. Non pas l’influence de qui vit sa vie « à quatre épingles », mais celle de qui fait le choix de la liberté. Cette influence-là déplace les montagnes. Oui, il ne nous faut pas des hommes meilleurs, mais des hommes plus libres !
 

Bernhard Scholz est depuis 2009 président de la „Compagnia delle Opere“, une association d’intérêt public italienne qui rassemble environ 35.000 petites et moyennes entreprises. Il est conseiller d’entreprise et dirige depuis 2006 la „Scuola d’Impresa della Fondazione per la Sussidiarietà“, une académie pour directeurs de PME.
Né à Müllheim (Baden), il étudie la politique puis se dirige vers le journalisme. Après avoir été porte-parole du diocèse de Freiburg, il est depuis la fin des années 90 conseiller d’entreprise à Milan.
En tant que président de la Compagnia delle Opere, Bernhard Scholz a publié de nombreuses contributions sur l’évolution actuelle de l’économie et de la société italienne et européenne.

 

 

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4 Commentaires

  1. Claire

    Merci pour cette retranscription passionnante. Il est rare de lire des choses d’une telle hauteur de vue, cela fait du bien et redonne un élan pour être plus libre !

  2. bekeongle

    C’est vrai que le discours tenu là est très intéressant car il met en mots concrets ce qu’on peut espérer de l’Europe dans un futur proche.
    Je crois que très peu de Français s’imaginent qu’il serait bon de larguer l’Europe ….
    Mais qu’elle soit à réformer, çà, nom d’un chien, on est nombreux à l’espérer !!!!
    Il a vraiment raison de remettre le christianisme à sa vraie place : nous ne pouvons oublier les leçons de l’histoire lorsqu’après la transformation de l’Empire Romain en « Cité » catholique à partir de Constantin, l’on a vu au fil du temps se déliter l’énergie première par perte de cette notion de fraternité juste et aboutir les conflits redoutables qui sont allés jusqu’ à la séparation entre Orient et Occident dont nous gardons les séquelles encore aujourd’hui.
    Et que dire de l’arrivée de la Réforme ….
    Donc on est d’accord: pas de religion d’ Etat mais une Europe gardienne des Religions et notamment de la nôtre qui a réalisé ce patrimoine unique.
    Une dernière chose : je trouve que son analyse n’est pas complète (mais sans doute faute de place ou de temps …) car le rôle toxique des USA ou surtout de ce qu’on appelle BAO « Bloc américano-occidentaliste » n’est pas évoqué du tout !
    Or les non-démocrates de Bruxelles jouent ce jeu dont l’Ukraine, la malheureuse Ukraine vient de faire les frais, après la Syrie, la Lybie, le Kossovo, l’Irak et on pourra allonger la liste à sa guise …. Qu’un furieux comme BHL, homme de gauche, juif toujours en alerte sur la Shoah, puisse venir sur le Maîdan pour appeler à un processus anti-démocratique en s’appuyant sur d’authentiques nazis, on en reste bouche bée !
    Cette Europe-là, nous n’en voulons plus ! Et notre espérance, c’est que le plus de gens tournent le dos à cette course à l’argent absolument immonde, cette course où les « élites » insensées mènent leur sarabande, sans changer de doctrine financière puisque les USA et eux seuls (pas question de laisser les banquiers de l’euro en faire autant ….) impriment leur dollars à raison de 80 milliards par mois !!!! vive le papier, c’est plus facile que l’or !

  3. Alain Bories

    Ce très beau texte témoigne d’un vrai désir de faire avancer les choses, mais sous-estime le caractère anti-démocratique de la construction européenne. Les traités sont signés, les structures sont en place, les effets sont spectaculaires : enrichissement inouï d’un petit nombre, plongée de masses entières en-dessous du seuil de pauvreté, saccage effréné de l’environnement (OGM, pesticides tueurs d’abeilles, etc.), embrigadement des média possédés par la haute finance, etc.
    Le pape François, dans La joie de l’évangile, ne mâche pas ses mots : non à l’argent qui gouverne au lieu de servir : voyez mon article infra.
    Votre article reprend le mythe funeste d’une « autre Europe », que nous servent, chacun à leur sauce, tous les partis politiques depuis 35 ans. Or, en vertu de l’article 43 du TUE, il faut l’unanimité des 28 états-membres de l’UE pour changer la moindre virgule d’un traité. Une seule solution : sorti de cette prison par l’article 50 du TUE. C’est ce que préconise en France un seul parti, l’Union Populaire Républicaine, qui présente des candidats dans toutes les circonscriptions aux élections du Parlement européen.

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