Pour la Pologne, la profonde nuit de la captivité avait duré très longtemps. Au milieu de l'oppression totalitaire, quand l'espoir semblait éteint, une lumière soudaine et inattendue apparut. Le 16 octobre 1978, la bonne nouvelle d'une grande joie fut annoncée urbi et orbi : un Pape a été appelé d'une terre lointaine, une terre qui ce jour-là a commencé son chemin de retour vers l'espoir et la liberté, en même temps que d'autres pays opprimés.
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Karol Wojtyla savait ce que signifiait la liberté. Né deux ans après que la Pologne a retrouvé son indépendance, il a grandi avec un grand respect pour sa terre natale et la forte foi de ses ancêtres. Il percevait la liberté comme une grâce de Dieu et, par conséquent, elle ne pouvait absolument pas être détachée de la responsabilité, ou, dans une perspective plus large, détachée de l'amour. Quelques mois après le début de son pontificat, en 1979, le Pape, en visite dans son pays natal, déclare : « La liberté est un grand don de Dieu et nous devons l'utiliser correctement. L'amour est l’accomplissement de la liberté ». [1]
Karol Wojtyla a grandi dans un pays libre, mais cette liberté était encore jeune, immature, et apparemment non pleinement reconnue par les pays occidentaux. Elle fut confisquée une fois de plus par les décisions politiques opportunistes des puissances mondiales. À la suite de la conférence de Yalta, la Pologne perdit de nouveau son indépendance et subit l'influence politique de l'URSS, comme les autres pays européens du « bloc de l'Est ». Une fois de plus un pouvoir oppressif prenait le contrôle – un pouvoir visant à détruire la nation en atteignant profondément les âmes de ses habitants, et en leur enlevant leur foi, pierre angulaire de leur identité.
Face aux horreurs du XXème siècle, l'Eglise toute entière avait besoin d'un renouveau spirituel, mais dans les pays slaves il y avait besoin de plus encore : il fallait une libération réelle et concrète, qui n'était pas possible sans connaître d'abord une restauration de la foi. Karol Wojtyla avait un sens profond de ce qu’était la vraie liberté, et cela est resté la grande préoccupation de tout le pontificat de Jean-Paul II : insister sur la liberté des nations et se battre pour la liberté des âmes.
Juste après le début de la Seconde Guerre mondiale, le jeune Wojtyla écrivait à Mieczyslaw Kotlarczyk : « Nous sommes-nous vraiment libérés ? Je pense que notre libération doit être la porte du Christ. Je pense à une Pologne athénienne – mais supérieure à Athènes par l'immensité du christianisme. (…) la nation est tombée comme Israël, car elle n’a pas reconnu l'idéal messianique, son propre idéal, qui a été hissé comme une voile d'avant, sans jamais être actualisé. » [2]
Pour comprendre l'état d'esprit du Pape, et son arrière-plan culturel, il faut retourner à une autre époque d'oppression, à l’époque où, privés de leur liberté, les romantiques polonais cherchaient une consolation dans une vision messianique. Le messianisme romantique fut un mouvement philosophique très populaire en Pologne, au XIXème siècle. Issu de la tradition judéo-chrétienne, il invoque le Christ souffrant, tout en attendant la venue d’un Messie qui commencerait une nouvelle histoire de l'humanité. Dans la poésie messianique, bien connue et appréciée de Jean-Paul II, le rôle de Messie était accordé aux pays slaves, qui devaient sauver et unir tous les pécheurs – les autres nations européennes. L'objectif était de construire un Royaume des cieux sur terre, et la Pologne devait jouer un rôle crucial dans cette mission. C’était une époque où la nation polonaise saignait sur les champs de bataille, avec deux soulèvements majeurs (l’insurrection de novembre – ou guerre polono-russe – de 1830, et l’insurrection de janvier 1863) qui demeurent jusqu'à aujourd’hui les symboles-phares du patriotisme. Le Messianisme était un moyen de réconforter la nation tourmentée en donnant un sens transcendant à ses souffrances, un moyen de faire espérer que le sacrifice et la lutte n'étaient pas vains. Le rôle de la souffrance était tenu en haute estime dans son rapport avec la souffrance rédemptrice de Jésus-Christ. Cette union historique de la Pologne avec le Christ et Son offrande sera évoquée de nombreuses années après par le Pape, lors de sa première visite en Pologne : « L'Eglise a apporté le Christ à la Pologne, une clé pour comprendre cette réalité immense et fondamentale qu’est l’être humain. Car vous ne pouvez pas comprendre l’être humain sans le Christ. (…) Vous ne pouvez pas comprendre l'histoire de cette nation sans le Christ ». [3]
En tant qu’héritier des visionnaires romantiques, Jean-Paul II était convaincu que l'histoire du martyre de sa nation était étroitement liée à l'histoire du salut. Comme pour donner sens à l'élection au trône de Pierre d'un fils de la nation polonaise, après des centaines d'années de papes italiens, il affirme : « Aujourd'hui, la Pologne est devenue une terre avec une responsabilité importante. (…) À partir d'ici, avec beaucoup d'humilité, mais aussi avec une forte conviction, le Christ doit être proclamé. Ici, sur cette terre, à travers ce cheminement historique, nous devons relire le témoignage de Sa croix et Sa résurrection. Mais, mes chers compatriotes, si nous sommes d'accord avec ce que je viens d’oser dire, quel important devoir cela confère ! Sommes-nous capables d’en être à la hauteur ? » [4]. Encore une fois le Pape montrait qu’être choisi, de même qu’être libre, signifie assumer une responsabilité. Accepter, en pleine conscience, de prendre part à une mission qui entre dans un plan messianique de salut, un plan qui a été réalisé fidèlement pendant de nombreuses années par le Pape, à travers son Église.
L'une des principales caractéristiques de la poésie messianique a été la création d'un héros messianique, l'élu qui conduirait les nations. Lorsque Juliusz Slowacki, poète polonais de la période romantique, immergé dans cet environnement messianique idéo-spirituel, écrivit son poème, personne ne pouvait s'attendre à ce que son incarnation arriverait 130 ans plus tard. Ce poème, « Le Pape slave », a été re-découvert avec enthousiasme comme une prophétie, après la conclusion du conclave en octobre 1978.
Dans les temps troublés, Dieu fait sonner / L’immense cloche.
Et voici, que, pour un Pape slave, / Il prépare le trône. (…)[5]
Un Pape slave monte sur le trône de Pierre à une époque de crise et d'oppression, ce qui détermine la nature de son pontificat et la mission de l'Église. Le nouveau Pape est conscient que c'est seulement en étant proche des gens, de ses frères, en se joignant à ceux qui constituent l'Eglise, qu’il peut les unir et les guider sur la voie du renouveau :
(…) Entre les peuples, en frère, il fera / En donnant de la voix,
Que les esprits aillent vers leur but ultime / Par des monticules de sacrifices. (…)
(…) Il apportera santé, fera s’embraser l’amour / Et sauvera le monde
Il balaiera l’intérieur des églises, / En dégagera l’entrée
Il montrera Dieu dans l’œuvre de ce monde, / Clair, comme le jour.
Jean-Paul II mettait constamment l'accent sur l'importance de reconnaître Dieu dans tous les aspects de notre vie. Dieu qui est Amour. Dieu qui est Miséricorde. Le Pape, par la force de l'onction sacramentelle, est allé vers les personnes en proclamant l'amour, partout où son pèlerinage l'a conduit :
(…) Il dispensera l’amour comme aujourd’hui / Les puissants donnent des armes.
Il dévoilera la force sacramentelle / En prenant le monde entre ses mains. (…) [6]
Ce n’est qu’un poème, mais les attributs qu’il présente peuvent se reconnaître dans le pontificat de Jean-Paul II. On peut trouver les caractéristiques du « guerrier » romantique dans ce Pape qui fut « condamné » à la sainteté.
A côté de la figure du héros messianique, la poésie romantique a également défini un autre modèle immortel dans la culture polonaise : l’archétype de la Mère polonaise [7]. Une femme indépendante qui se sacrifie pour sa progéniture, une mère qui, en temps de guerre et d'oppression, préparerait son enfant, et l'aiderait à endurer la souffrance et même l’expérience de la mort. Cette figure de Mère provient de la grande dévotion à la Vierge Marie, et aussi, dans le même temps, contribue à préserver cette dévotion. L’amour particulièrement grand de Jean-Paul II pour la Sainte Mère était non seulement fondé sur son expérience personnelle d'avoir été privé d'une mère aimante, mais était aussi profondément enraciné dans l'âme de sa nation.
L’état d’esprit de Karol Wojtyla trouve son origine dans les idéaux romantiques, mais, en tant que Pasteur de l'Église, il traduisait toujours ces idéaux en gestes concrets et paroles pleines de sens : quand il parle d’aimer nos frères malgré nos différences, il visite une synagogue. Quand il parle du rôle incontournable du dialogue, il rencontre les dirigeants politiques et religieux, il va dans les parlements et les assemblées internationales. Quand il exprime sa préoccupation pour les jeunes et leur éducation spirituelle et morale, il les invite aux Journées Mondiales de la Jeunesse. Quand il parle de réconciliation, il demande pardon pour toutes les fautes de l'Église à travers l'histoire. Quand il parle de pardon, il va voir son assassin dans sa prison. Sa dévotion à la Mère de Dieu n'était pas non plus un idéal sentimental, mais impliquait des actes concrets, tels que confier son sacerdoce à Marie, comme à une mère. Il mettait toujours en valeur son rôle dans l'histoire du salut, et l'importance de son exemple pour tous les fidèles.
L'appel que Karol Wojtyla a reçu lui a demandé de renoncer à ses rêves, et de passer du chemin de l'art au chemin étroit de la sainteté. Il y eut certainement une profonde dissonance entre l'intimité de l'idéal et de la poésie romantiques, si présents dans le coeur de Karol Wojtyla, et la vie publique requise en tant que Pape de toutes les nations. Les poètes sont des personnes aux coeurs de solitaires. Mais ce sont aussi des gens avec des idéaux, idéaux qui les poussent à accomplir des actes héroïques. En tout cas, tel était l'idéal du poète romantique, idéal cher à tout vrai Polonais, et cher en particulier à Karol Wojtyla. C'est pourquoi il accepta la mission de renouveau de la Sainte Eglise Sainte, et de diffusion de l'esprit chrétien à travers un monde troublé. Ce serviteur de Dieu passionnée, au cœur de poète et doté d’une présence sur scène impressionnante, a donné une « représentation à vie », une représentation de Foi, d'Espérance et de Charité, qu'il a proclamées jusqu’aux coins les plus reculés du globe.
Maria Borkowska
[1] Traduction personnelle de : Karol Wojtyla – Jean Paul II : homélie de la Sainte Messe à Zbawiciela Square, Warsaw,1979.
[2] Lettre du 2 novembre 1939, cité d’après : http://idmjp2.pl/index.php/pl/wydarzenia/prelekcje/794-wyklad-otwarty-mesjanizm-jana-pawla-ii.
[3] Homélie de la Sainte Messe à Zbawiciela Square, Warsaw,1979.
[4] Ibidem
[5] Toutes les citations viennent du poème de Juliusz Slowacki, « Le Pape slave » (1848), dans la traduction de Claude-Henry du Bord et Christophe Jeżewski (http://www.mariedenazareth.com/qui-est-marie/lannonce-prophetique-du-pape-slave
[6] id.
[7] Voir le poème d’Adam Mickiewicz, « A la mère polonaise », 1830.
Merci Maria! A quand une version polonaise de cet article?