Pour clore cette saison de concerts Grégoriens en l'Abbaye, Damien Poisblaud a invité Antonios Aetopoulos, chantre grec Byzantin. Parfaitement inscrit dans la grande tradition grecque, Antonios Aetopoulos rappelle les liens que l'histoire a tissés entre l'Orient et l'Occident à travers le chant sacré.
Les Chantres du Thoronet s'appuient sur ces connivences séculaires pour proposer une relecture vivante du Chant Grégorien occidental. Ils chantent la messe grégorienne à midi, tous les dimanches de l'année, en l'Abbaye du Thoronet.
Le rapport du chant byzantin avec le chant grégorien est souvent présenté comme un rapport de paternité : le grégorien serait issu du byzantin. Les choses ne sont pourtant pas aussi simples. Il serait sans doute plus juste de parler de source commune, source localisable de par les premières communautés chrétiennes, bien sûr, mais aussi de par les pratiques oratoires et vocales présentes dans toutes les cultures traditionnelles du bassin méditerranéen, tant en Occident qu'en Orient. Il est vrai qu'à travers les écrits de Boèce, le grégorien a très certainement été marqué par la théorie musicale héritée de l'antiquité grecque ; probable aussi que le fait que bon nombre de papes de Rome aient été originaires de Grèce ou d'Orient ait eu une incidence sur le chant dans le monde latin. On a, semble-t-il, reproché à Saint Grégoire le Grand (pape de 590 à 604) d'avoir trop imité les Grecs… Mais il reste que le grégorien est né dans des régions très tôt évangélisées (Ier – IIe siècle) et que le chant des toute premières communautés chrétiennes des Gaules par exemple ne pouvait être totalement étranger au grégorien tel que les manuscrits nous le présentent au Xe siècle.
Car on a toujours chanté la liturgie.
Partout en effet dans le monde chrétien (et même bien au-delà du monde chrétien), l'action rituelle, liturgique, requiert le chant. La dissociation entre ces deux composantes est typiquement et presque exclusivement occidentale. Toute liturgie est, par nature, chantée. Il est vrai qu'une certaine théologie du sacrificium a eu, depuis longtemps en Occident, tendance à occulter l'aspect laudis du sacrificium laudis (sacrifice de louange). De ce fait, a fini par se justifier théologiquement l'usage de la messe basse, c'est-à-dire d'une célébration où le chant, considéré comme un luxe, peut être totalement absent, sans qu'on y voit là un préjudice quelconque pour la liturgie elle-même, une célébration donc où l'on se contente de dire les textes. Mais, si l'essence de la célébration des Saints Mystères est bien de l'ordre du sacrificium, la forme de ce sacrifice est de l'ordre de la louange. Il est donc naturel que la liturgie soit chantée.
Que chantait-on au cours de ces premières liturgies ? Principalement des psaumes, selon une manière qui d'ailleurs n'était certainement pas très éloignée du style du chant synagogal. Les racines juives du chant chrétien ne font pas de doute. Bien que plusieurs empereurs (Théodose Ier, Théodose II, Charlemagne), des papes (St Grégoire Ier le Grand) ainsi que plusieurs conciles aient dissuadé les chrétiens d'entretenir des contacts avec les juifs, on sait que ces contacts ont eu lieu dès le début et même qu'ils ont persisté au moins jusqu'à la fin du premier millénaire. Et ils ont été nombreux. L'analyse musicale des chants grégoriens les plus anciens atteste d'ailleurs un lien de parenté, voire même de filiation avec le chant juif [1].
Les liens avec le chant de la tradition gréco-byzantine ne font, eux non plus, aucun doute. On sait que le grand réformateur liturgique que fut le pape Saint Grégoire le Grand (590 – 604) fut aussi l'un des agents les plus actifs de l'influence orientale en Occident et passe pour avoir introduit à Rome une nouvelle manière de chanter. Certains voient là la naissance du chant dit « grégorien », ce qui signifierait que ce nouveau chant plongerait bel et bien ses racines dans le monde greco-byzantin. Dans ce cas, il paraîtrait difficile de le chanter correctement sans connaître les fondements du chant grec. Mais, même si les historiens ne s'accordent pas tous sur ce point, il n'en reste pas moins que les apports du chant byzantin pour le chant latin sont réels. On identifie un certain nombre de pièces grégoriennes comme étant de pures transpositions de chants grecs. Ainsi les antiennes Adorna Thalamum, Responsum accepit (Chandeleur), le Credo I, le Gloria XIV, etc. On trouve d'ailleurs un certain nombre de vestiges grecs dont le plus connu est bien sûr le Kyrie ou le chant des Impropères du Vendredi Saint, où un chœur chante en grec, le second en latin, sur la même mélodie (Hagios o Theos, Sanctus Deus, etc)
La conséquence directe de ce double héritage est qu'on ne peut penser le grégorien sans le replacer dans la perspective de ses origines, ce qui n'est évidemment pas sans incidence sur la façon de le chanter. Quoi qu'il en soit, le chant grégorien obéit aux mêmes besoins liturgiques et aux mêmes règles musicales que le chant byzantin. Tous deux sont issus d'un univers intellectuel semblable et obéissent à des déterminations stylistiques et vocales que l'on retrouve dans beaucoup de chants traditionnels. Les premiers manuscrits musicaux d'Occident font d'ailleurs état de pratiques vocales très voisines de celles rencontrées dans le monde grec ou en Orient (ornementation, procédés vocaux, etc). Or, ces manuscrits sont comme les premières empreintes d'un son atterri sur le parchemin et ils se veulent manifestement très fidèles au geste vocal en vigueur durant tout le premier millénaire.
Mais l'évolution de la musique occidentale et les nombreuses réformes du chant d'Église ont profondément affecté ce style originel. Remettre le grégorien en présence d'un chant de tradition orale comme le chant byzantin permet donc à nouveau de saisir, dans un acte unique, l'évidente communauté d'inspiration et de style entre ces deux répertoires, chose que les pratiques de plain-chant latin ne permettaient plus de percevoir depuis plusieurs siècles.
Damien Poisblaud
Impropères
Extrait du concert du 26 septembre
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