Située sur la 23ème rue, à Manhattan, la galerie Anna Zorina a eu l'an dernier le courage de venir se faire une place dans le monde élitiste et passablement encombré des galeries new-yorkaises, dans l'intention louable d'y apporter un air frais. Sur son site, Anna Zorina explique en effet que sa galerie veut représenter des artistes « qui ont su maintenir la joie dans l’expression de leur vision, et dont l’instinct est d’embrasser et d’inclure, plutôt que d’attaquer et de rejeter ».
Hans Scheib, dont les sculptures sont exposées à la galerie depuis le 23 septembre dernier, ne fait pas entorse à cette mission. Lorsque l'on quitte le tohu-bohu de la 23ème rue et que l'on pousse la porte vitrée de la galerie, le regard est aussitôt attiré vers ces figures aux yeux grands ouverts et dont les visages reflètent, tantôt la surprise, tantôt la réflexion, parfois l'angoisse, toujours l'intériorité.
Né dans les ruines de Postdam en 1949, au cœur de la zone d’occupation soviétique qui deviendra bientôt la RDA, Hans Scheib n'est pas indemne de l'angoisse qui est celle de son peuple. Elle ressort dans les formes hachées, rabotées, de ses figures en bois, dans leurs courbes brisées, anguleuses, et dans le contraste violent des couleurs.
L'artiste, du reste, ne renie pas l'héritage de l'expressionisme allemand – qui pour une part est la forme artistique qu'a prise cette angoisse dès le seuil du 20ème siècle. Il assume cet héritage, et avec lui l’histoire douloureuse de son peuple, comme le manifeste notamment les références au peintre Egon Schiele.
Hautes d'un mètre pour les plus grandes, les figures de Hans Scheib sont taillées comme à coups de hache dans un pin que l'artiste s'est bien gardé de polir. Il en résulte un caractère brut, inachevé, violent. Ces personnages portent dans leur chair le souvenir de tous les coups qu'ils ont reçus. Cela rend la douceur de certains mouvements ou expressions d'autant plus frappante.
Ces figures sont nues. Leur nudité est souvent rendue par la couleur chair du bois de pin, lui-même laissé à nu, ou bien apparaissant çà et là sous la peinture spartiate comme des vêtements en haillons laisseraient apparaître la peau sans défense. Et le voile qui couvre parfois leur tête, ou la couverture qu'ils tiennent serrée contre leur corps pour se protéger du froid ou des regards, n'en accentue que davantage la fragilité des personnages.
Là où l'angoisse de l'expressionisme allemand cherchait refuge dans une affirmation de soi volontariste et souvent désespérée, Hans Scheib ouvre quant à lui cette angoisse dans une attitude de demande : ses sculptures nues, fragiles, exposées, implorent notre sympathie, notre respect. Leur regard et leur intériorité invitent notre propre regard à voir dans leur chair meurtrie, fragile, un vase d’argile. Il recèle le trésor de leur dignité, affirmée dans l’acte même de cette prière, et dans le rapport humain qu’elle établit avec nous.
C'est là toute la grandeur de ces petites gens, de ces sculptures sans nom, comme des visages aperçus un instant dans la foule. Ces figures martelées de coups et pourtant debout. Elles réveillent en nous, non pas l’admiration de l’esthète, mais une sorte de sympathie amicale et respectueuse. On voudrait les embrasser.