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Les gouaches découpées de Matisse au MoMA : le mystère de la « seconde vie » de Matisse

Il y a 60 ans, le 3 novembre 1954, Matisse s'éteignait à Nice. Sa santé avait commencé de décliner en 1941, lorsqu'il subit une opération d'un cancer de l'intestin, opération dont il ne devait jamais se relever totalement : à partir de cette date charnière dans la vie du maître, les photos ne nous le montreront plus guère que assis ou alité. A cela s'ajoute la guerre et son poids de misère, en particulier l'enlèvement de son épouse et de sa fille par la gestapo, qui laisseront Matisse dans une terrible angoisse. Ainsi commence la dernière décennie de Matisse, qui fait l'objet de l'exposition Matisse, the Cut-Outs qui vient d'arriver au MoMA de New York au terme d'une première saison à la Tate Modern de Londres.

Si les prémisses que l'on vient d'exposer nous préparaient à aborder une période sombre de l'œuvre de Matisse, l'exposition offre d'emblée un démenti radical, et fort paradoxal, de cette attente : si Matisse fut toute sa vie le peintre de la lumière et de la vie, avec sa dernière décennie ce n'est plus de peinture qu'il s'agit, mais d'une véritable explosion de lumière et de vie.

A partir de 1943, et jusqu’à sa mort, Matisse, physiquement diminué, délaisse la peinture traditionnelle pour « peindre avec des ciseaux » dans des papiers de couleurs préparés à la gouache par ses assistants. Cette technique des « gouaches découpées » est d’abord employée par Matisse pour réaliser des maquettes modulables en vue d’œuvres en grand format, mais c’est avec la publication du livre Jazz que la méthode s’intensifie, Matisse l’employant pour réaliser ses compositions destinées à l’imprimerie. Déçu par le résultat qui lisse les contours et aplatit la composition, il commence alors peu à peu à valoriser pour elle-même cette technique qui tient à la fois de la peinture, du dessin et de la sculpture. Les murs de sa maison à Vence, puis ceux de son appartement à Nice, se couvrent alors littéralement de fleurs de cactus, d’hirondelles, de méduses et d’alicanthes multicolores.

Depuis l’ouverture de l’exposition le mois dernier, les galeries du MoMA sont envahies dès l’ouverture par un tel essaim de visiteurs qu’il devient parfois difficile de se frayer un chemin d’une salle à l’autre. Face à un tel succès, qui n’est pas une nouveauté, une question nous vient : pourquoi Matisse – d’une manière générale, mais en particulier le Matisse des gouaches découpées des dernières années – est-il le plus aimé de nos peintres français ? Pourquoi son œuvre suscite-t-elle toujours, 60 ans après, un tel enthousiasme dans le monde entier ? Pour répondre à cette question, je ne puis trouver de mots plus justes que ceux que le critique d’art et écrivain John Berger emploie au sujet de Van Gogh : « C’est que pour lui, l’acte de peindre est une manière de comprendre et d’expliquer la raison pour laquelle il aime si intensément ce qu’il regarde, et ce qu’il regarde […] appartient à la vie quotidienne. » [1]

Déjà en 1905 Matisse avait peint son chef d’œuvre La joie de vivre. Si cette joie ne l’a jamais vraiment quitté, elle connaît dans les dernières années de Matisse un nouvel essort. Au lendemain de son opération, en 1941, Matisse a le sentiment de recevoir une seconde vie, il écrit : « Tout est neuf, tout est frais comme si le monde venait de naître. » [2] C’est cette nouveauté qui donne aux gouaches découpées à la fois leur pouvoir d’attraction et leur souffle. Matisse ne crée pas « à partir d’un vide » [3], il ne crée pas à partir d’une idée : il crée à partir d’un amour. « C’est en ce sens, il me semble, que l’on peut dire que l’art imite la nature : par le caractère de vie que confère à l’œuvre d’art un travail créateur. Alors l’œuvre apparaîtra aussi féconde, et douée de ce même frémissement intérieur, de cette même beauté resplendissante, que possèdent aussi les œuvres de la nature. Il y faut un grand amour, capable d’inspirer et de soutenir cet effort continu vers la vérité, cette générosité tout ensemble et ce dépouillement profond qu’implique la genèse de toute œuvre d’art. Mais I’amour n’est-il pas à l’origine de toute création ? » [4]

Et puis il y a ces deux salles qui trônent au centre de l’exposition car l’œuvre à laquelle elles rendent hommage fut au centre des dernières années de Matisse, au cœur de ses préoccupations : la Chapelle du Rosaire, à Vence, cette chapelle que Matisse que Matisse appelait avec affection « la Sainte Chapelle de mon cœur » et dont il dit, au jour de son inauguration, qu’elle fut « [son] chef-d'œuvre, le résultat d'une vie consacrée à la recherche de la vérité ». Si Matisse au crépuscule de sa vie jouit d’une « seconde vie », c’est aussi en ce sens qu’au cours de ses dernières années, il est surpris et fécondé par une vie radicalement nouvelle, la vie de la foi, qui fait irruption dans son existence sous les traits de Monique Bourgeois, alias Soeur Jacques-Marie.

Ceux qui accusent Matisse dans ses dernières années d’avoir délaissé l’art pour la décoration et la facilité, ceux qui le soupçonnent de n’avoir entrepris la construction de la Chapelle que par opportunisme, devraient se souvenir de la violence des attaques et des critiques qu’il dut alors affronter : venant de ses amis artistes (plusieurs lui tourneront le dos), de la hiérarchie catholique qui s’effrayait de la modernité de l’œuvre, et des médias qui jetaient le soupçon sur la nature de ses relations avec sœur Jacques Marie. Le prix dur qu’il dut payer pour cette œuvre en laquelle il mit tout son être, porte témoignage à la sincérité de Matisse, la violence des réactions qu’elle suscita porte témoignage à la puissance de son œuvre. Née de l’amitié avec sœur Jacques, et de la joie suscitée en Matisse par la « seconde vie » qui lui est offerte, la Chapelle Notre-Dame-du-Rosaire est malgré tout une chapelle de lumière et de joie : « Je veux que ceux qui entreront dans ma chapelle se sentent purifiés et déchargés de leurs fardeaux. […] Si bien que cette chapelle n'est pas "Frères il faut mourir", c'est au contraire "Frères, il faut vivre !". »

Matisse est mort il y a 60 ans, mais l’amour qu’il éprouvait pour la vie sous toutes ses formes, la tendresse avec laquelle il regardait la mer, les étoiles et les visages de ses amis, restent bien vivants. « Il faut regarder toute la vie avec des yeux d’enfants », dit Matisse dans la dernier entretien que nous possédons de lui. Qui sait regarder l’œuvre de Matisse avec des yeux d’enfant entre dans le mystère de ce grand amour, le mystère de la « seconde vie » de Matisse. Dans une lettre à sœur Jacques Marie, le maître confia un jour en ces mots la raison de son art et sa vie : « Je vais en ce moment tous les matins faire ma prière, le crayon à la main devant un grenadier couvert de fleurs à leurs divers degrés et je guette leur transformation, en fait je le fais non avec un esprit scientifique mais pénétré d’admiration pour l’œuvre divine. N’est-ce pas une façon de prier ? Et je fais en sorte (au fond je ne fais rien moi-même car c’est Dieu qui conduit ma main) de rendre accessible pour d’autres la tendresse de mon cœur. » [5]

Lire aussi
Claire Lefranc, Matisse, un chemin de simplification

Paul Anel, Il y a 60 ans, la Chapelle Matisse


[1] John Berger, Vincent, in Berger on Drawing.
[2] Propos rapportés par Louis Gillet, février 1943
[3] « On part d’abord d’un objet. La sensation vient ensuite. On ne part pas d’un vide. Les peintres dits abstraits aujourd’hui, il me semble que beaucoup trop d’entre eux partent d’un vide. Ils sont gratuits, ils n’ont plus de souffle, plus d’inspiration, plus d’émotion, ils défendent un point de vue inexistant ; ils font l’imitation de l’abstraction. » (Propos recueillis par André Verdet, 1952)
[4] Il faut regarder toute la vie avec des yeux d’enfants, propos recueillis par Régine Pernoud, Octobre 1953
[5] Lettre à sœur Jacques Marie, Vence 20 Juin 1945

 

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