Un train sortant de la brume, des couchés de soleil atteignant l’abstraction, un homme qui par passion de l’art, se fait attacher au mât d’un bateau par un jour de tempête. J.M.W Turner (1775-1851) brille dans l’histoire de l’art comme un grand précurseur. Toutes ces images alimentent aussi une certaine représentation de l’artiste que le film de Mike Leigh prend à contrepied. Il nous livre une œuvre dense et prosaïque dont la profondeur se cache derrière la beauté des couleurs.
Fidèle à son style, le réalisateur britannique s’obstine à nous livrer un portrait des plus cru : celui d’un personnage au physique ratatiné [1], au souffle rauque, aux prises avec ses passions, d’un homme absorbé par ses préoccupations au point d’oublier les funérailles de sa propre fille. Le médecin qui l’ausculte voudrait comprendre la particularité de l’œil d’un maître, mais la caméra de Mike Leigh, avec humour, ne nous montre que cette forme exorbitée par la loupe du généraliste. Il est fidèle en cela à la quête de Turner. Contrairement aux tendances du romantisme de son temps, il ne voulait pas idéaliser la forme humaine : l’homme n’était pas pour lui le centre de la création, ni le critère ultime de tout. Il était regard, attente, recherche et dépendance. Centré sur lui-même il n’aurait vécu que dans « l’illusion de l’espoir ».
La bande annonce
On sait le peintre épris de platonisme. Dès lors, les choses deviennent prétexte à dire ce dont tout procède en peinture : la lumière. Sa passion est portée à une telle hauteur que cet élément devient pour lui, par analogie, l’image même de Dieu. Son pinceau ne se lasse jamais de vouloir capter cet au-delà, même s’il doit pour cela peindre infiniment les mêmes scènes maritimes : « Il est nécessaire de distinguer la vérité première de la vérité secondaire, à savoir l’idée plus vaste et plus libérale de la nature de ce qui est comparativement à ce qui est étroit et confiné ; à savoir, ce qui s’adresse à l’imagination de ce qui s’adresse uniquement à l’œil » [2]. Dans ses aurores ou ses couchers de soleil, les choses se diluent, il ne reste presque plus que des échelles de couleur, lesquelles comme les apparences du monde, ne valent que par leur relation avec l’irreprésentable [3].
D’autre part, Mike Leigh nous montre combien le peintre avait conscience d’une mission pour son pays et pour son temps : en témoigne son refus de se faire acheter l’ensemble de ses toiles par un milliardaire américain parce qu’il veut les léguer au peuple d’Angleterre. En témoigne également le coup de grâce qu’est pour lui l’avènement d’un nouveau goût artistique, celui d’un idéalisme médiéval dont il déplore le vide en le qualifiant de « château de cristal ». Il sait ce qu’il a apporté à son pays. Il souffrira d’autant plus du discrédit dans lequel la Reine le fera tomber à cause de sa trop grande franchise dans les salons victoriens.
Le film, par ses lenteurs, pourrait sembler une collection d’anecdotes sur les attentes et les déboires du peintre. Montrant sans hargne la réalité de la société victorienne, on pourrait penser qu’il s’attache trop à la figure concrète de l’artiste au dépend de son legs. Mais il s’agit plutôt d’une sorte de théologie négative. Plus il montre ce que Turner a de pauvre et de gênant, plus il dévoile la grandeur de ce qu’il a porté. C’est ce que comprendra Mrs Booth (Marion Bailey) après la mort du peintre : elle perçoit que l’enjeu de la vie de Turner n’est ni sa réputation, ni sa personne, ni son art, mais bien ce qu’il avait vu et tenté de transmettre. Et de fait, le problème n’est pas de savoir si l’artiste peut être tout à la fois misérable et porteur de lumière. Ce serait vouloir l’identifier avec la source. Il s’agit plutôt de comprendre que sa vie, jusque dans ses misères, n’a de grandeur que de s’être laissée saisir par la lumière et d’avoir voulu la révéler, fusse par contraste.
Extrait du film
[1] Timoyhy Spall a décroché pour ce rôle la palme d’interprétation masculine au festival de Cannes 2014
[2] Dès ses débuts, Turner utilisait les techniques de l’aquarelle dans la peinture à l’huile : elles consistent à commencer toujours par la couche la plus claire. Cette méthode connue alors sous le nom d'"essais d'échelle" montre la profondeur de ses préoccupations : c’est ce qui est au-delà du visible qui donne consistance et permet l’existence. Mais il s’agit de le dire en peinture. Par le visible.
[3] On comprend alors la tentation du peintre concernant l'étenrité : elle devient comme une dissolution dans la "non-essence". En cela, le prosaïsme du film de Mike Leigh ramène à la figure concrète du peintre, comme pour rétablir ce déséquilibre.
Bel article, merci Denis…