On reconnaît aux côtés du pape M. Sirisena, nouveau président du Sri Lanka, un peu ahuri d’avoir écrasé il y a cinq jours dès le premier tour son adversaire, le président sortant Rajapakse.
On reconnaît aussi, tout sourire, l’archevêque de Colombo, Son Eminence Malcom Ranjith, qui cache avec maestria le fait qu’il vient de subir un singulier camouflet. Ami personnel du président sortant, il avait prévu la journée d’aujourd’hui comme l’apothéose de son poulain réélu ; il avait pour cela dû surmonter les réticences du Vatican devant cette étrange coïncidence chronologique. Mais le verdict des urnes est formel : ce n’est pas Rajapakse qui est aujourd’hui président, c’est le chef de l’opposition. La carte des circonscriptions remportées par celui-ci prouve avec éclat que c’est la minorité tamoule qui a fait pencher la balance.
Le discours de bienvenue du président Sirisana est courtois mais mesuré : il y a quelques mois, il était encore un ministre en vue du gouvernement Rajapakse. Et c’est lui qui était ministre de la Défense lors de l’effroyable massacre des Tamouls en 2009. Il faut dire qu’à Ceylan ont coexisté pendant des dizaines de siècles deux populations qui n’ont rien de commun. Aux côtés des premiers occupants tamouls et de leur civilisation millénaire, les bouddhistes aryens ont prospéré sans se mélanger. Le malheur des Tamouls est qu’à son départ, le colonisateur anglais a démocratiquement laissé tous les pouvoirs aux plus nombreux : les bouddhistes. Or le bouddhisme, s’il est né en Inde et a irrigué l’Asie, a presque disparu d’Inde. Les Cingalais ont donc développé dans leur coin une forme bien à eux de cette religion, avec une mentalité de bunker fort loin du zen. Dès que le pouvoir leur a été octroyé, ils en ont résolument abusé pour trouver une solution finale au problème tamoul. Discrimination acharnée, spoliations, viols, enlèvements : à Ceylan, les Tamouls ne bénéficient pas des droits de l’Homme !
La non-violence, qui avait permis à l’Inde, sous la houlette du mahatma Gandhi, d’arracher l’indépendance aux Anglais, a juste amusé les gouvernements cingalais successifs, dont les promesses aux Tamouls ne durent que le temps des campagnes électorales. Avant un nouveau tour de vis répressif. Les membres des hautes castes tamoules (et notamment la fameuse caste des Pillai) se sont divisés : beaucoup ont émigré en Malaisie, à Singapour, en France, en Inde même. D’autres sont restés, dont le funeste Prabakaran Pillai qui a pris les armes. Que faire quand le soir, les bottes des soldats de l’armée nationale enfoncent la porte de ton logis et que l’on viole sous tes yeux ta femme et tes filles ? Que si tu vas porter plainte au poste de police, on t’arrête et on te torture jusqu’à ce que tu avoues que tu avais inventé toute l’histoire ? Que l’article 1 du code pénal (non écrit) est : « Le Tamoul est toujours coupable » ? Si tu es un homme, tu t’enrôles dans ce que l’Union Européenne n’a pas hésité à qualifier de groupe terroriste : les fameux Tigres Tamouls, combattants visant l’indépendance du « Tamil Eelam » vis-à-vis de Colombo.
Mais autant leur chef, Prabakaran Pillai, était un grand chef de guerre économe de la vie de ses hommes comme de celle de ses adversaires, autant c’était un piètre diplomate et il ignorait que jamais, une région dissidente n’a obtenu son indépendance sans l’appui d’une puissance étrangère. Or les Tigres Tamouls ont trouvé le moyen de s’aliéner tout le reste de la planète : le gouvernement de Delhi, dont ils ont assassiné le rejeton Rajiv Gandhi ; les Israéliens, les Américains, les Iraniens, les Chinois et enfin, toujours prête à voler au secours de la victoire, l’Union européenne. Bref le rapport de force était écrasant, et les Tamouls, militaires et civils, ont été écrasés à l’arme lourde. Tous les témoins furent écartés (journalistes, délégations de l’ONU et autres organismes) ou supprimés (par exemple toute l’équipe d’Action contre la Faim égorgée par l’armée, laquelle a eu le front d’accuser les Tigres de ce carnage). Et aujourd’hui plus que jamais, pour les Tamouls de Ceylan, c’est la valise ou le cercueil, sauf si les dernières élections et la visite du pape marquent un virage à 180 degrés…
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Revenons sous le dais : tout ceci, le pape François en est plus que conscient et, dès sa première prise de parole, il ne mâche pas ses mots. Le pays ne saurait se reconstruire sans justice ni réconciliation, et cela passe par la vérité : tout citoyen doit pouvoir exprimer librement ses doléances et être entendu. Des dizaines de milliers de Tamouls ont disparu : que sont-ils devenus ? Une commission indépendante doit être nommée, et autorisée à travailler dans de bonnes conditions (sous-entendu : il faut cesser de terroriser les plaignants).
Et c’est le départ pour le palais archiépiscopal afin de rencontrer tout de suite les évêques du pays : que s’est-il alors passé ? KTO en dit seulement que le cortège, probablement retardé par les foules nombreuses accourues pour acclamer le vicaire du Christ, n’a même pas fait le détour jusqu’au palais et s’est directement rendu au centre Bandaranaike pour la rencontre interreligieuse. Le pape y arrive un peu fatigué par presque deux heures en plein soleil dans la papamobile.
L’ambiance est contrainte. C’est la télévision d’état qui est maîtresse des images et les affronts se succèdent pour le souverain pontife : les bonzes bouddhistes ne se lèvent même pas à son arrivée. Puis commencent les prises de paroles : des prières sans lien entre elles, d’abord un évêque catholique, puis un vénérable bonze en cinghalais ; le pape n’a pas le texte et aucune traduction n’est donnée, y compris par KTO. Puis prend la parole un étrange personnage enturbanné vêtu de rouge vif : un Tamoul désigné pour faire apparaître sous un jour pathétique la religion hindoue. C’est ensuite le tour d’un musulman à peine sorti de l’adolescence, dans un continent où seuls les cheveux blancs sont vraiment respectés. Quand tout le monde s’est exprimé, on fait lever le pape pour qu’il aille serrer la main de chaque personne présente à la tribune. Tout le monde se lève pour ce faire, sauf les deux bonzes. Le souverain pontife est particulièrement chaleureux et même souriant avec l’hindou et le musulman : il est là avant tout pour les pauvres, et ça se voit.
Le lendemain, grand-messe de canonisation de saint Joseph Vaz[2], au cours de laquelle le pape François souligne l’humilité et l’ardeur missionnaire passionnée de ce Goanais venu au secours des catholiques persécutés par les protestants hollandais. C’est le premier saint cinghalais ; dans l’atmosphère de ce grand rassemblement, il semble qu’un miracle soit possible dans ce pays martyr qu’il a tant aimé. Puis le pape s’envole en hélicoptère pour aller dans le grand sanctuaire marial du nord de l’île : Madhu.
Là, quel changement d’ambiance ! D’un coup, voici la grâce incomparables des femmes en sari, les somptueux morceaux de musique classique carnatique, les enfants en grappe autour du pape tout souriant devant leurs innombrables téléphones portables, les bébés en complet veston sur les épaules de leur père en chemise blanche ; nous sommes au cœur du pays tamoul, avec une foule calme et recueillie mais visiblement très émue : c’est la première visite d’un pape dans ce sanctuaire quatre fois séculaire. Tout autour, la jungle et pourtant, jamais les serpents n’ont mordu des pèlerins. Et ceux-ci sont 500.000 : certains sont venus pour l’occasion d’Australie, de Malaisie, du Canada, des Tamouls de la diaspora (la plus riche du monde, dit-on) qui ont dû fuir les terres de leur civilisation millénaire mais qui ont laissé leur cœur dans la mère-patrie et reviennent, catholiques, hindous et musulmans, se jeter aux pieds de la Vierge.
Les journalistes de KTO n’en mènent pas large : le gouvernement les a avertis que le diocèse de Mannar est un repaire de terroristes où il est difficile de garantir leur sécurité. Mais ils commentent vaillamment les images de la télévision du gouvernement, restant parfois 10 minutes sans y voir le visage de l’orateur, si celui-ci parle en tamoul. Chorales et prières se succèdent : le pape est rayonnant, il bénit des centaines d’enfants, serre d’innombrables mains. On dirait qu’il a tout son temps. Enfin il passe son chapelet autour du cou de la Vierge, bénit la foule avec la statue et retourne vers son hélicoptère pour rentrer à la capitale. Demain, les Philippins l’attendent.
NOTES :
- [1] A voir le remarquable documentaire « No Fire Zone : The Killing Fields of Sri Lanka)
- [2] Le psaume 23, Le Seigneur est mon berger, en cingalais sur KTO http://www.ktotv.com/videos-chretiennes/emissions/nouveautes/le-pape-francois-au-sri-lanka-et-aux-philippines-messe-et-canonisation-de-joseph-vaz/00091361, à la 39ème minute. Les percussions sont des tabla, du nord de l’Inde.