C'est depuis la critique théâtrale que Luigi Martelli met en regard les formes du rite romain afin d’en comprendre l’efficacité.
Le cardinal Hans Urs von Balthasar avait élaboré un appareil conceptuel à partir du théâtre afin d’expliciter la mission du Christ et celle du chrétien. Observateur professionnel, un metteur en scène s’intéresse aujourd’hui à la dimension performative de la liturgie en ayant recours au théâtre moderne. Pour se faire, il met en regard les formes ordinaires et extraordinaires du rite romain[1]. L’intérêt du recours à la liturgie traditionnelle est la place qui y est faite au corps dans l’expression de la sacralité.
En soulignant l’aspect performatif de la liturgie et l’importance du corps comme médiation de la présence, l’auteur nous invite à dépasser les oppositions habituelles et à découvrir un nouveau rapport entre la liturgie et la soif de l’homme d’aujourd’hui telle qu’elle s’exprime à travers le théâtre contemporain. Une invitation à entrer dans un nouveau regard avant de vivre le Triduum.
Analyser le rite catholique en faisant une comparaison synoptique de la célébration de la Sainte Messe selon les deux formes du rite romain : extraordinaire et ordinaire. Comment ? Selon les critères d’une « critique théâtrale », en prenant par conséquent en examen les aspects extérieurs et perceptibles de la liturgie. Exactement comme le ferait un metteur en scène d’une pièce de théâtre, lequel, depuis les bancs d’une église ou plutôt depuis la fosse d’orchestre, assistant aux deux formes du rite, analyserait avec des yeux critiques ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il perçoit : ce qui lui parle. Une analyse qui, entre autre, venant d’un professionnel heureusement « neutre », extérieure aux controverses liturgiques, se trouverait dépossédé de l’exténuant débat sur le thème.
C’est le génial point de vue de l’essai de Luigi Martelli, jeune spécialiste en théâtre et en christianisme à Brescia (Le forme del sacro. La performance nel rito romano, Cavinato Editor, Brescia, 2015). Un livre qui plairait à Benoit XVI, et non pas seulement parce que Nicolas Bux (auteur d’essais à succès et professeur de liturgie comparée, théologie orientale et sacramentaire, près la Faculté de théologie de Bari) en a écrit la préface, lui que le Pape émérite voulut avec tant d’insistance près de lui comme consulteur pour les liturgies pontificales.
Martelli, si nous écrivions que vous avez voulu enquêter sur « l’efficacité » du rite comme performance, nous aurions touché le cœur de votre ouvrage ?
Je dirais que oui. Mon essai s’insère idéalement dans la discussion sur les formes du rite romain qui ont eu lieu après la publication du Motu Proprio Summorum Pontificium de Benoit XVI. Mais la spécificité de mon enquête se situe dans l’application des instruments d’analyse mis au point dans le champ de l’anthropologie de la performance de maîtres comme Victor Turner et Richard Schechner, à l’étude des deux formes du rite catholique. N’importe quelle forme de rite, de fait, est aussi une « performance », c’est-à-dire une action concertée de nature relationnelle dans un contexte communautaire. C’est pour cela que l’étude des aspects performants d’un rite peut contribuer à enquêter à fond sur son efficacité, selon les présupposés et les objectifs susvisés.
Vous parlez du thème de la liturgie d’un point de vue absolument inhabituel, celui du théâtre et de la performance. Comment peut-on trouver le point de contact entre un élément profane comme le théâtre et sacré comme la liturgie ?
Je me rends bien compte que pour parler de la liturgie les références théâtrales peuvent apparaitre étranges. Toutefois, il faut rappeler comment, historiquement, le théâtre nait et se développe à l’intérieur de tradition rituelle religieuse ; ainsi, les mécanismes qui sont à la base de l’action théâtrale et de l’action rituelle religieuse sont à certains égards similaires. Quand dans le livre je parle de théâtre, ensuite, je ne le comprends pas dans son sens ni professionnel, ni bourgeois, ni spectaculaire, mais comme l’activité représentative primordiale, qui pour être jouée, demande un usage déterminé du corps, une discipline du geste, du mouvement et de l’action, un art de faire et de dire, exactement ce qui est requis dans un rite, et c’est justement sur ces éléments que le monde du rite et du théâtre se rejoignent et se comparent.
Dans votre livre, vous faites référence à un moment précis de l’histoire du théâtre, celui du XX° siècle. Pourquoi ?
Cette référence n’est pas due au hasard parce que les théoriciens sur le théâtre au XX° siècle sont justement ceux qui retrouvent la spécificité de l’action théâtrale, mise en difficulté à cause des nouveautés que sont le cinéma et la télévision, et ont atteint pleinement le monde immense du rite et de la ritualité, refondant le théâtre sur les valeurs performatives universelles : le corps, la voix, l’espace, le mouvement, l’acteur/performer, la relation entre le public et les acteurs/performer. Et ces valeurs sont communes à l’expérience théâtrale et à l’expérience rituelle et elles concourent à constituer l’action performative, c’est-à-dire un ensemble composé d’action corporelles, visibles et efficaces qui, liées entre elles, confluent avec ordre pour exprimer un concept déterminé. C’est justement sur le terrain de l’activité performative que peut se jouer efficacement la confrontation entre rite et théâtre. En définitive, dans le livre, je prends en considération la performance corporelle comme un champs absolument neutre, entre lequel il est possible de tisser des comparaisons d’une certaine manière « pacifiques », au delà des oppositions habituelles traditionnelles-progressistes. La finalité, par ailleurs, est celle d’offrir des indications pour sortir de la crise liturgique contemporaine, de valoriser l’expérience de la prière rituelle pour faire de la liturgie un lieu de rencontre vivante entre l’humain et le divin.
Dans votre libre, vous vous arrêtez longuement sur l’analyse de la liturgie dans la forme extraordinaire du rite romain et vous l’indiquez comme exemple à suivre. Vous avez mis en évidence les points forts et les limites des deux formes liturgiques et après la confrontation synoptique du rite ordinaire, le « vetus Ordo Missae » (le rite ancien, celui de la forme extraordinaire, la Messe de Saint Pie V NDT) semble gagner assez nettement. Que peut communiquer à l’homme d’aujourd’hui, un rite aussi ancien ?
Je m’arrête sur la liturgie romaine ancienne justement parce que en elle, la performance corporelle et sensorielle qui transmet efficacement à l’homme le contenu essentiel de la foi qui y est célébrée, a un rôle fondamental. Elle manifeste le sens du sacré qui caresse la sensibilité physique de l’homme avec l’aide d’actions extérieures efficaces comme la sage disposition du silence « actif » dans les parties centrales du rite ; l’importance accordé à un certain répertoire de chants, le grégorien, et à la musique soliste qui accompagne le recueillement ; la parole vivante de la langue sacrée qui émancipe la parole de l’urgence de signifier redonnant toute sa valeur à la vocalité ; l’importance réservée aux actions, aux gestes, aux postures ; l’orientation spatiale et la verticalité. Tout est construit autour d’éléments performatifs capables de générer réalité et expérience. Le rite romain ancien est un agglomérat d’éléments rituels « ésotériques », c’est-à-dire de ceux qui ne s’adressent pas en premier à la sphère rationnelle, mais à la perception sensible qui transcende la raison humaine. Ce n’est pas une liturgie de la parole seulement conceptuelle, ce n’est pas un simple acte de faire mémoire, ce n’est pas un regard distant pour satisfaire notre goût esthétique, mais une expérience concrète de la réalité. C’est une liturgie qui interpelle la sensorialité humaine impliquant la totalité de l’homme corps-intelligence-âme dans la célébration des saints mystères.
Comment se fait-il, selon vos recherches, que la liturgie dans sa forme ordinaire du rite romain, ne réussisse pas à exprimer pleinement le sens du sacré ?
La réforme liturgique a réformé un rite en s’arrêtant presque exclusivement sur le legomenon, c’est-à-dire sur les paroles, les textes, les traductions, les simplifications linguistiques et communicatives, dans le but d’éduquer et instruire les consciences des fidèles à travers la compréhension intellective. Elle s’est faite selon l’attitude moderne d’évaluation du rituel, déplaçant l’attention de son pouvoir émotif à sa signification, dans l’illusion que comprendre un rite soit équivalent à le vivre. Cette dérive rationaliste et logocentriste dans la liturgie a redimensionné l’importance du corps et de la corporéité, la valeur des sens et de la sensibilité dans l’acte communicatif et expressif. De fait la forme ordinaire se distingue par l’utilisation des langues vivantes (parlées) qui a fait croitre la verbosité ; par le fait de redimensionner le silence ; par la réduction de la performance physique, de la formalité, et de la répétition des gestes ; par l’émergence de la communauté comme sujet de la célébration favorisé par l’utilisation ample du chant communautaire ; par une disposition différente de l’espace pour favoriser une conversation humaine horizontale. Ainsi, d’une liturgie du corps, comme la liturgie ancienne, nous sommes passés à une liturgie de la tête. De plus, dans la forme ordinaire, il y a une prédominance des textes proclamés ou récités au détriment de la performance corporelle, du pouvoir de l’action, du geste, du mouvement, du son ; en d’autres termes, nous avons écarté la représentation performative. L’ensemble de tous ces facteurs a déterminé la prédominance du contenu sur la forme, ainsi la liturgie se trouve fragilisée, avec comme conséquence directe, la perte du sens su sacré.
S’il est vrai que « ce qui était sacré pour les générations antérieures, pour nous aussi reste sacré et grand, et ne peut pas être tout à coup totalement défendu, et bien sûr, jugé comme pernicieux » (comme l’écrivait Benoit XVI dans sa lettre de présentation du Motu Proprio Summorum pontificium), ne vous semble-t-il pas que aujourd’hui, avec réalisme, la cohabitation des deux formes du rite romain puisse concourir à diviser plus encore une communauté ecclésiale déjà pour bien des aspects composite et discordante ?
Selon moi ce risque n’existe pas. Moi, comme vraiment beaucoup de monde, je fréquente sans problème les deux rites. De plus, une plus grande diffusion du biritualisme peut certainement représenter une richesse spirituelle. En particulier, la cohabitation de la forme extraordinaire à côté de la forme ordinaire peut être très positive pour cette dernière : il est souhaitable que se fasse par la voie de la comparaison et de l’osmose, l’enrichissement du nouveau rite par l’ancien en récupérant tous ces éléments rituels traditionnels qui donneront aussi à la liturgie post-conciliaire de mieux se présenter comme une expérience tangible de la foi et de la rencontre sensible avec Dieu.
Que dirait le Pape François sur ce thème ?
Très probablement il serait d’accord. La cohabitation parallèle des deux formes du rite romain devrait être la normalité d’une église ouverte, inclusive, « en sortie », dans laquelle il y a un espace pour tous.
[1] Par son célèbre Motu propio, texte législatif donné en 2007, Benoit XVI permettait à tous les prêtres de l’Eglise latine de célébrer la messe et les sacrements selon le rite ancien (tridentin). Par cette décision, les prêtres latins ont la possibilité de célébrer le mystère chrétien ou selon la forme tridentine ou selon la forme nouvelle du Concile Vatican II (Lire le Motu Proprio de Benoît XVI).
« Dans la liturgie, le Verbe a la préséance qui lui revient sur la volonté. De là découle sa sérénité admirable, sa paix profonde. De là vient aussi qu'elle semble s'absorber entièrement dans la contemplation, l'adoration et la glorification de la Vérité divine. De là son indifférence apparente aux petites misères de nos jours. De là son désintéressement de tout effort immédiat " d'éducation ", d'enseignement moral. Il y a dans la liturgie quelque chose qui fait penser aux étoiles, à l'éternité égale de leur course, à leur ordre immuable, à leur silence profond, à leur infinie distance.
Ce n'est toutefois qu'en apparence que la liturgie paraît se désintéresser de la vie morale de l'homme, de son effort, de son action. En vérité elle sait fort bien que quiconque vit en elle possède la vérité, la santé surnaturelle, la paix intime et que celui qui quitte son royaume sacré pour affronter la vie saura y faire rayonner sa force. »
Romano Guardini
Dans la liturgie, la vie "est plus haute que celle qui peut se projeter dans la réalité quotidienne, elle emprunte les harmonies et les formes qui lui correspondent au seul domaine où elle les rencontre : l'Art. Elle parle par la voix de la mélodie et de la mesure… s'habille de couleurs et de vêtements qui n'appartiennent piont à la vie habituelle ; choisit pour s'accomplir des dates et des lieux à l'ordonnance et à la structure desquels ont présidé des lois supérieures. Tout est image, danse et chant".
Romano Guardini, L'Esprit de la liturgie, Paris 1930, p. 218-218
Ce regard est interessant, car il y a effectivement du "visuel" dans la messe. Il serait interessant de le compléter en reliant les différents rites catholiques aux rites juifs du Temple, de la synagogue et de la maison. La plupart du "visuel" de notre liturgie provient en effet de là: la disposition de l'église, l'autel , l'ambon, l'encens, les lectures, les psaumes, les ornements sacerdotaux, les chandeliers…
En fait, la liturgie catholique est profondément "modulable", si j'ose m'exprimer ainsi : elle peut être solennelle dans une cathédrale avec procession,chorale, encens et chasubles dorées. Là, la part du "visuel" est effectivement importante. Mais ce peut-être aussi une modeste liturgie de semaine, une messe dans un camp scout où une messe "domestique" auprés d'un malade. Quelle que soient les modalités, c'est toujours la célébration eucharistique. Le contexte dans lequel se déroule une messe génère des modes d'attentention différents: la messe solennelle encourage la contemplation du mystère, la messe quotidienne porte l'attention sur la prière,le recueillement, la Parole entendue et même sur le Christ qui devient présent sur l'autel, tout prés.. Le rite "extraordinaire", comme le rite ordinaire en grégorien ou la liturgie byzantine, produisent leurs propres effets.