On les appelait les tchernobyliens. « Le 26 avril 1986, à 1h23, une série d’explosions détruisit le réacteur et le bâtiment de la quatrième tranche de la centrale nucléaire. Cet accident est devenu la plus grande catastrophe technologique du XXème siècle »[1]. 70% des déchets radioactifs retombent en Biélorussie, un quart du pays est irradié, un biélorusse sur cinq est touché. Dans La Supplication (1997), Svetlana Alexievitch donne la parole aux victimes de l’explosion de la centrale nucléaire survenue il y a 30 ans.
Article paru initialement le 2 mars 2016 sur TdC
Evacuation de la ville de Pripiat, où vivaient la plupart des employés de la centrale. Avril-mai 1986.
L’attribution du Prix Nobel de Littérature 2015 à l’écrivain de Minsk, et la notoriété qui l’accompagne, offrent au grand public la possibilité de s’approprier un véritable trésor. Avec La Supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’Apocalypse, le lecteur plonge dans le mystère d’un événement tragique aux dimensions mondiales. L’ouvrage de Svetlana Alexievitch a la forme d’une confession. L’événement est vu de l’intérieur, par le regard même de ceux qui y étaient. Les témoins qu’elle interroge disent l’indicible, la lâcheté et le mensonge dont ils ont été les victimes. Leurs mots simples révèlent cependant aussi la part d’humanité en l’homme qui résiste malgré tout. Ces récits de boue et de lumière nous aident à comprendre : si ce qui est corrompu s’écroule et, dans son effondrement, emporte tout sur son passage, la vie reste la vie. Comme l’amour. Et quand il ne reste plus rien, lorsque tout vous a été pris, vos maris, vos femmes, vos enfants, vos maisons, et que vous n’avez rien pu faire pour empêcher cela, il est encore possible de supplier.
Le peuple de Tchernobyl montré par Svetlana Alexievitch n’est pas embelli, aucun ornement ne semble avoir été ajouté aux récits, et pourtant son cri résonne comme un chant, une mélopée d’une tristesse et d’une beauté mystérieuses.
Naissance d’un peuple tourné vers une mort prochaine
Dans ce livre, les témoins semblent partager une même conscience de faire partie d’un peuple à part. Rassemblés à l’ombre du nuage radioactif, victimes de l’atome, ils ont en commun d’avoir été mordus par une bête invisible. Une bête qu’ils ont ignorée pendant longtemps, sans se douter qu’elle les dévorait déjà. S’il leur est arrivé d’avoir peur de cette bête, ils ont fini par s’y habituer et à vivre comme si de rien n’était. C’était invisible ! Certains ont même fini par se dire que cette histoire de radiation, c’était des sornettes, des effets d’annonce journalistiques. Jusqu’à ce que les conséquences se fassent ressentir. Et ce peuple est alors devenu un peuple de patients d’hôpitaux, objets de laboratoire, un peuple entouré d’un cordon sanitaire, partout.
« Nous sommes le peuple de Tchernobyl. […] Nous partageons la même mémoire, le même sort. Partout ailleurs, nous sommes des étrangers, des lépreux. Tout le monde s’est habitué aux expressions : "enfants de Tchernobyl", "évacués de Tchernobyl", mais personne ne sait rien de nous ».
Ce peuple est né le 26 avril 1986. C’est un peuple d’arrachés. La vie qu’ils menaient leur a été retirée en quelques semaines. Leurs villages ont été enterrés. Leurs enfants sont nés condamnés. Et la terre qui fut la leur est devenue la zone, entourée de barbelés et surveillée par des hommes en armes. « L’obligation de partir a été comme un coup colossal porté à leur psychisme. La rupture des traditions, de toute la culture séculaire. Lorsqu’on s’approche des nouveaux villages, ils sont comme des mirages à l’horizon. […] C’est un futur tout prêt, mais il est impossible de parachuter les gens dans le futur… […] Ils habitent dans ces cottages comme dans des volières. Ils s’écroulent, tombent en ruine, parce que ce ne sont pas des hommes libres qui les habitent, mais des condamnés qui en veulent à l’humanité entière, qui vivent dans la peur ».
Délimitation des zones interdites en raison de la trop forte irradiation
Ainsi l’horizon de la vie des tchernobyliens est-il essentiellement devenu celui de leur mort prochaine, ou de la mort d’un grand nombre d’entre eux. La zone irradiée fut délimitée par des barrières, mais c’est avant tout en eux que s’est dressée une frontière. Leur destin particulier les a, en quelque sorte, retranchés du monde des vivants.
« Maman est venue. Hier, elle a accroché une icône dans ma chambre d’hôpital. Elle chuchote dans le coin, devant l’icône, se met à genoux. Tout le monde se tait : le professeur, les médecins, les infirmières. Ils pensent que je ne devine pas… Que je ne sais pas que je vais bientôt mourir… Ils ne savent pas que, la nuit, j’apprends à voler… Qui a dit qu’il était facile de voler ? Jadis, j’écrivais des poèmes… À onze ans, je suis tombé amoureux d’une fille… À quatorze, j’ai découvert l’existence de la mort… Garcia Lorca avait une expression : "La sombre racine du cri". J’ai entrepris d’apprendre à voler… Je n’aime pas ce jeu, mais que faire ?
J’avais un ami. Il s’appelait Andreï. On l’a opéré deux fois avant de le renvoyer à la maison. Il devait subir une nouvelle intervention dans six mois. Il s’est pendu avec sa ceinture… Dans une classe vide, pendant que tous ses camarades participaient au cours d’éducation physique. Les médecins lui avaient interdit de courir, de sauter… Ioulia, Katia, Vadim, Oksana, Oleg… Maintenant, c’est Andreï… "Nous mourrons et deviendrons la science" disait Andreï. "Nous mourrons et l’on nous oubliera" pensait Katia. "Nous mourrons…" pleurait Ioulia. Pour moi, le ciel, maintenant, est vivant. Et quand je le regarde… Ils sont là ! ».
Le progrès transformé en cimetière
Si La Supplication n’est pas une thèse scientifique, ni même politique, l’avertissement qu’il contient ne saurait pourtant être négligé. Svetlana Alexievitch pose en effet clairement la question du progrès technologique, et se désole de constater cette arrogance de l’homme moderne qui caractérisait l’homo sovieticus à la veille de la catastrophe de Tchernobyl, dont le monde entier avait alors dénoncé l’incurie. En mars 2011, quelques jours après le terrible tsunami au Japon, un des pays les plus industrialisés au monde, elle s’était confiée au journal Libération.
« Je me suis rendue sur l’île Hokkaido, au Japon, dans la centrale nucléaire de Tomari. Je l’avais d’abord vue le matin de la fenêtre de mon hôtel. C’était une vision fantastique, un site cosmique futuriste au bord de l’océan. J’ai rencontré des employés de la centrale, qui m’ont demandé de raconter Tchernobyl. Pendant mon récit, ils avaient des sourires polis, manifestaient de la compassion. "Bien sûr, c’est terrible pour les gens, mais c’est la faute au totalitarisme. Chez nous, cela n’arrivera jamais. Notre centrale est la plus exemplaire, la plus sûre, tout est parfaitement étudié". Face à cet orgueil technogène de l’homme, l’idée d’un pouvoir sur la nature, j’ai compris que la leçon de Tchernobyl n’avait pas été apprise par l’humanité.
On a dit que c’était la faute au laisser-aller des Russes, à la mentalité soviétique, au totalitarisme. Les Russes ont tout volé, tout était mal construit… Mais voilà la deuxième leçon atomique, quand tout se passe dans le pays le plus développé techniquement, dans les centrales les plus sécurisées… Ce n’est pas une tragédie que pour le Japon, mais pour toute l’humanité. Nous avons atteint cette frontière où, très clairement, nous ne pouvons plus accuser personne, ni le soviétisme ni le totalitarisme. L’homme doit reconnaître le caractère limité de ses possibilités. La nature est plus puissante, elle commence à se venger dans un combat inégal. J’ai entendu la même chose à Grenoble, lors d’une rencontre avec des spécialistes français. "Chez nous, c’est impossible. Chez vous, à l’Est, où la vie tangue entre le bordel et le baraquement…" Avant l’explosion à Tchernobyl, l’académicien Anatoli Alexandrov avait déclaré que les centrales soviétiques étaient tellement sûres que nous pouvions les construire sur la place Rouge. Étonnant comme cette arrogance des savants atomistes a pu survivre si longtemps. […] Le tsunami au Japon a transformé le progrès en cimetière »[2].
Photo : Les fameux « liquidateurs » sur le toit du réacteur. Les premiers furent littéralement sacrifiés. Malgré leur protection, les suivants seront aussi affectés par de fortes doses radioactives. Il faudra le même courage et la même abnégation, 25 ans plus tard, aux liquidateurs japonais.
Le chant de l’âme
L’immense richesse cachée dans La Supplication dépasse cependant de loin les débats partisans. Une voix se fait entendre qui vient comme frapper à la porte de notre cœur. « Je ne reste pas au niveau de l’information, mais j’explore la vie des gens, ce qu’ils ont compris de l’existence. […] Je n’écris pas l’histoire des faits, mais l’histoire des âmes ».
L’âme humaine se révèle ici résolument attachée à la vie, à ce qui est beau, à ceux qu’elle aime. C’est la note d’espoir qui résonne presque à chaque page du livre, comme dans les œuvres de Chopin. Une note qui résiste avec ténacité malgré tous les bouleversements. Lire La Supplication, c’est comme apprendre le chant de l’âme humaine, se laisser bouleverser par sa beauté, se nourrir de son humble obstination, et espérer que lorsque notre heure viendra, nous serons capables de joindre notre voix à celle de nos aînés.
« Ce qui m’a sauvée ? – raconte la dernière des témoins interrogés – Ce qui m’a rendue à la vie ? Mon fils… J’ai encore un fils… Notre fils… Il est malade depuis longtemps. Il a grandi, mais il voit le monde avec les yeux d’un enfant de cinq ans… Je veux être avec lui… Je rêve d’échanger mon appartement pour être plus près de Novinki. Il se trouve là-bas, dans un hôpital psychiatrique… Tel est le verdict des médecins. Pour survivre, il doit rester là-bas. Je vais le voir tous les week-ends. Il m’accueille en me disant : "Où est papa Micha ? Quand est-ce qu’il va venir ?" Qui d’autre peut bien me le demander ? Il l’attend… Alors, nous l’attendrons ensemble. Je réciterai en chuchotant ma supplication pour Tchernobyl et lui, il regardera le monde avec des yeux d’enfants… »
[1] Svetlana Alexievitch, La Supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l’Apocalypse, in Œuvres, Actes Sud, 2015. Sauf mention particulière, les autres citations de l’article sont toutes tirées du même ouvrage
[2] http://www.liberation.fr/planete/2011/03/19/la-lecon-de-tchernobyl-n-a-pas-ete-apprise_722751
Un grand merci Vincent de nous introduire dans cette supplication du peuple de Tchernobyl. Voici le lien d'un document tourné en 2010 : «Бабусі Чорнобиля» (les grands-mères de Tchernobyl). Ces vieilles femmes ont décidés de revenir "dans la zone" car " la terre mère reste en nous toujours. Jamais je ne pourrai la laisser." Emouvant reportage de ces femmes : " L’âme humaine se révèle ici résolument attachée à la vie, à ce qui est beau, à ceux qu’elle aime."