A quoi ressemblerait une vie où l’on poursuit ses rêves, où l’on ne passe pas à côté de ses aspirations ? Après deux tours du monde, Marie-France et Christian des Pallières ont fondé une école au Cambodge et créé l’association Pour un Sourire d’Enfant. Une aventure extraordinaire racontée par Xavier de Lauzanne dans son documentaire Les Pépites. Entretien avec le réalisateur.
Il paraîtrait que presque un Français sur deux pense qu’il est en train de passer à côté de sa vie (Ipsos 2015). Chez plus d’un tiers d’entre eux, cela susciterait même des envies de tout quitter et de changer de vie. Deux explications possibles : soit nous ne savons pas apprécier justement ce que nous vivons, soit nous considérons trop farfelu de suivre nos rêves de changements[1].
A quoi ressemblerait une vie où l’on poursuit ses rêves, où l’on ne passe pas à côté de ses aspirations, même soudaines ? L’histoire de Marie-France et Christian des Pallières en est un exemple. Après deux tours du monde avec leurs enfants, le couple arrive en 1995 à Phnom Penh en jeunes retraités et y rencontre des enfants de la rue qui les emmènent sur leur lieu de travail : une gigantesque décharge sur laquelle des milliers d’enfants fouillent les ordures. Bouleversés, ils rassemblent aussitôt ce qu’ils ont pour les nourrir et progressivement, leur construire une école. C’est le début de l’association Pour un Sourire d’Enfants et de l’aventure extraordinaire racontée par Xavier de Lauzanne dans son documentaire Les Pépites.
Le réalisateur connaît depuis plus de 15 ans le couple des Pallières. Les leçons qu’il garde de leur rencontre imprègnent son film.
“Si on n’a pas de rêves dans la vie, on n’a pas de vie !” Cette phrase de Christian des Pallières résume bien la radicalité étonnante avec laquelle lui et sa femme ont suivi leurs rêves. Comment l’expliquez-vous ?
Christian était un grand rêveur, mais son envie de rêver passait pas des idées qui s’accumulaient dans sa tête. Marie-France rêvait aussi, mais pour elle la moindre idée n’a pas de valeur si elle n’est pas concrétisée tout de suite. Elle s’est appropriée très vite les idées de Christian pour les concrétiser. Ils avaient une telle complémentarité que ça ne pouvait que donner vie à leurs rêves.
Ils étaient deux. C’est ça la caractéristique et l’originalité de leur histoire. C'est une histoire de complémentarité et de couple. Sinon Christian serait resté chez IBM et Marie-France serait restée femme au foyer. C’est leur première grande caractéristique.
Leur deuxième caractéristique est d’être entiers, complètement entiers. A partir du moment où ils s’engagent, ils s’engagent à fond. Quand ils ont voulu faire leur tour du monde avec leurs enfants en camping car, ils louaient un petit appartement à Meudon et ils avaient très peu de moyens. Du coup ils n’ont pas hésité à tout vendre. A se séparer de leur appartement, à aller habiter pendant deux mois dans leur camping car pour économiser les loyers. Qui l’aurait fait ? Ils avaient le sens de l’absolu. Je pense que souvent, nous n’avons pas assez le sens de l’absolu pour nous engager pleinement.
Ce sens de l’absolu tient à leur caractère ? Ils sortaient du lot dans leur milieu ?
Je pense qu’ils étaient d’une très grande indépendance. Ils étaient capable de prendre le large, par rapport à une éducation et un milieu. Quand on a une éducation assez marquée c’est difficile de prendre le large, on nous inculque un certain nombre de principes dont on a du mal à s’écarter, ça nous retient. Eux, ils ont vraiment pris leur indépendance par rapport à ça.
Au prix parfois de confrontations avec leurs familles ?
Oui. Quand ils ont voulu partir avec leurs quatre enfants, ils se sont opposés à leurs familles. Pour les gens qui les entouraient c’était complètement inconsidéré de partir avec leurs enfants, le dernier devait avoir cinq ans. Partir à l’autre bout du monde dans une boîte à savon, à cette époque-là il n’y avait pas d’Internet, pas de satellite, les gens autour d’eux trouvaient que c’était de l’inconscience totale.
C’en était ?
Non, ce ne sont pas de doux rêveurs. C’était un voyage très préparé. Ils étaient tout-à-fait conscients des risques, mais l’envie d’aventure était plus forte que tout. Ils ont même créé un dilemme auprès de leurs familles. Leur entourage ne voulait pas cautionner leur voyage, mais Christian et Marie-France ont vendu tous leurs biens. Or c’était des biens hérités : les tableaux de famille, les tapisseries, les meubles, les fauteuils régence… les héritages du château. L’entourage ne voulait pas que ces biens partent ailleurs, donc ils ont dû tout racheter. Sans le vouloir, ils cautionnaient le voyage parce qu’ils rachetaient les biens de famille qui permettaient à Christian et Marie-France de partir. Ça, c’est tout-à-fait eux.
Étaient-ils attentifs à la notion d’héritage, liée à leur milieu, au fait de transmettre quelque-chose ?
Je ne crois pas qu’ils soient très attachés à la notion d’héritage, mais plus à la notion d’éducation. Tous les deux ont souffert d’une éducation trop basée sur le principe. Pour Christian notamment, ça a toujours été extrêmement important de se venger un peu de ça et d’aller vers une éducation beaucoup plus participative et ludique. Quand ils sont arrivés au Cambodge en 1995, l’éducation était basée sur l’autorité et sur la hiérarchie, pas du tout sur le jeu et sur l’interactivité. Ils ont posé un pavé dans la mare à ce moment-là, en recrutant et en formant des professeurs à une éducation beaucoup plus souple.
Nous sommes souvent à la recherche de grands modèles, d’hommes d’exception. Vouliez-vous faire de Marie-France et Christian des Pallières des personnages exemplaires ?
Ma volonté n’était pas forcément d’en faire des personnages d’exception.
Monter une école comme la leur, accomplir et réussir tout cela auprès des enfants : je voulais qu’on considère cela comme une oeuvre. On parle souvent d’une oeuvre artistique, littéraire, politique, assez rarement d’une oeuvre humaine. L’idée n’était pas de mettre ces deux personnages sur des piédestals, au départ ce sont des gens ordinaires. Ce n’était pas eux qui étaient importants pour moi, mais les spectateurs. Je voulais faire ressentir au spectateur les émotions pures et réelles que procure l’engagement humain.
Quel modèle nous présentent-ils, à quel titre peut-on les admirer ?
On nous met souvent sous les yeux des modèles que l’on pourrait appeler des “faux prophètes”, des chanteurs, des acteurs, des sportifs qui peuvent être des gens très biens, mais c’est très rare que l’on nous montre des exemples de gens engagés dans le social qui ont fait une vraie oeuvre. On les admire au titre de cette oeuvre.
Quand vous prenez un grand peintre ou un grand écrivain, vous n’allez pas les admirer pour leurs vies personnelles, vous les admirez au titre de leurs oeuvres. Pour certains, c’est même poussé à l’extrême. Si vous prenez l’exemple de Céline, c’est un personnage très douteux, mais son oeuvre est indéniable. Ou si vous voulez dire à quel point Mozart est un grand personnage, vous allez mettre en avant son oeuvre. Ici, c’est pareil. Ce que je voulais montrer en exemple c’est l’oeuvre de Christian et Marie-France.
Votre film les décrit en personnages assez impulsifs, qui agissent par émotion. Pourquoi avoir été attentif à cela ?
Le film raconte cela : pourquoi s’engage-t-on dans une œuvre humaine ? Est-ce qu’on s’engage pour une question d’analyse ? Pour une question de morale ? Idéologique ? Non. La plupart du temps ce n’est ni la morale, ni l’idéologie, ni l’analyse, ni le discours qui fait que l’on s’engage. C’est une question purement émotionnelle. Pour Christian et Marie-France, c’est pleinement le cas. Quand ils se sont retrouvés sur cette décharge devant ce spectacle ignoble, ils ont eu un choc émotionnel extrêmement fort et puissant qui a fait qu’ils ne pouvaient plus être les mêmes après. Ils n’avaient pas d’autres choix que de s’engager auprès de ces enfants. Cela vient d’un choc émotionnel négatif.
Mais je voulais aussi montrer l’émotion positive qui donne l’énergie de se battre au quotidien. Car ce sont des luttes très dures : Christian et Marie-France étaient sollicités jours et nuits pour régler des problèmes de violences familiales. Le courage, où le trouvaient-ils ? Ils le trouvaient dans le sourire d’un enfant. Ces enfants n’ont tellement rien que quand vous leur donnez un petit quelque-chose, c’est tout de suite un cadeau.
Se dire “Je suis en train de sauver ces enfants et je vais régler le problème de la misère”, cela ne vous donnera jamais le courage de vous battre. Ce sont les sourires d’enfants qui démultiplient vos forces.
Vous les peignez en anti-conformistes un peu fous. Le sont-ils ?
Ils sont à la fois modernes et pas modernes. Ils ont vécu une vraie émancipation. Pour moi le principal symbole de cette émancipation c’est la fin de Christian. Je trouve ça absolument formidable et bouleversant. Christian est né dans un château en Normandie, dans une famille aristocrate chrétienne, et il est mort au Cambodge, en étant incinéré dans une pagode bouddhiste, entouré de dizaine de milliers de Cambodgiens, et ensuite, après une messe catholique, ses cendres ont été éparpillées sur une décharge à ordure. Cela te raconte la faculté d’émancipation de ces gens-là. Qui ose ? Après être né dans une famille très traditionnelle et dans un château, qui oserait dire “vous allez éparpiller mes cendres sur une décharge à ordures” ? Il faut oser quand-même !
Le couple a reçu la nationalité cambodgienne, comment l’ont-ils accueillie ?
Assez simplement. Ils ont adopté ce pays qu’ils aiment profondément mais sans chercher à être plus cambodgiens que le cambodgien. Ils sont toujours restés français dans leur manière de vivre. Ils ne sont pas habillés en sarongs, ils ne parlent pas forcément très bien le khmer et ils ne sortent pas dans les milieux cambodgiens. Ils n’ont jamais renié leurs origines, mais ils ont composé avec les deux de manière assez naturelle. Encore une fois, Christian s’est quand-même fait incinéré dans un pagode bouddhiste mais sans jamais renier sa foi chrétienne. Il n’a jamais été bouddhiste, mais il a toujours eu un immense respect pour la religion bouddhiste qu’il connaissait très bien.
Quel souci avaient-ils d'aider les Cambodgiens à se reconstruire dans leur propre culture ?
Ils ont découvert le désert culturel dû au passé des Khmers Rouges et vu à quel point les enfants avaient besoin de se réapproprier leur culture. C’est pour cela qu’ils ont développé dans l’école la danse traditionnelle cambodgienne – tous les garçons et les filles font de la danse – et le théâtre parce que beaucoup de messages passent par cet art.
Je ne traite pas de la question religieuse dans le film, mais on voit bien que le couple est chrétien, Marie-France porte une petite croix. Je n’en fais pas un cas parce que l’école est aconfessionnelle. Il y a une très grande majorité de bouddhistes, avec une minorité de catholiques et une plus grande minorité musulmane. Mais pour des raisons culturelles, ils ont toujours encouragé le culte et la vie spirituelle. Lors des fêtes traditionnelles, ils invitent les bonzes à venir dans l’école et à célébrer les cérémonies. On est très loin de nos écoles où la laïcité est devenue une obligation absolue. La culture cambodgienne n’est rien sans la vie spirituelle. Pour qu’ils se réapproprient leur propre culture, il fallait que les enfants soient en contact avec la vie spirituelle et le bouddhisme.
Avez-vous déjà vu Christian et Marie-France se décourager ?
Je n’ai pas assisté à tout mais je ne les vois pas se décourager. Ils ont une telle foi en ces enfants qu’ils sont toujours restés dans l’idée du possible. Certains moments ont été très durs, notamment lorsqu’ils ont vu des enfants souffrir et mourir. Mais je ne les ai jamais vus se décourager. J’ai vu des enfants être en situation d’échecs successifs, revenir vers eux, redemander de l’aide, et je les vois leur donner toujours une deuxième, troisième, quatrième chance…
Ce sont des optimistes ?
Je dirais même : ce sont presque des naïfs. Il y a une phrase qui dit “Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait”[2] : c’est tout-à-fait eux. Ce n’est pas vraiment de la naïveté car ils s’engagent en étant conscients des risques. Ils misent sur l’espoir. Ce qui peut être une forme d’utopie.
Cette phrase de Christian, “Si on n’a pas de rêve dans la vie, on n’a pas de vie” peut paraître simpliste, mais elle marque beaucoup les spectateurs parce qu’elle rejoint tout le monde : vous ne pouvez pas vivre sans rêve. Si vous n’avez pas la vision d’un rêve ou d’un souhait, vous n’allez nulle-part.
Le film est actuellement au cinéma en France, Belgique & Suisse. Toutes les séances sont indiquées sur le site www.lespepites-lefilm.com et sur allociné.
[1] Pourtant, parmi tous les encouragements du Pape François, il en est un constant et insistant : celui de rêver. Dix jours après son élection, il enjoint les jeunes de ne pas avoir peur de rêver de grandes choses. C’est la clef du bonheur dit-il souvent aux enfants. Devant l’auditoire de la Curie, il demande de redécouvrir le courage de rêver. Celui qui n’a pas la capacité de rêver est un jeune à la retraite enseigne-t-il aux Journées Mondiales de la Jeunesse (Discours du Pape François aux Journées Mondiales de la Jeunesse, Cracovie, 28 juillet 2016). Plus émouvant, aux pauvres venus à Rome pour le rencontrer, il confie que la plus grande des pauvretés est de ne plus avoir de rêves (Discours du Pape François à Fratello, Rome, 14 novembre 2016).
[2] Mark Twain