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Dans les rues glacées de Vienne

Alors que je pédalais avec empressement pour abréger le temps passé dans cette nuit glaciale autant que pour ne pas rater mon train, un mendiant sur le trottoir retient mon attention.

Photo : Wien, le Kunsthistorisches Museum sous la Neige, Andrew Nash
 

Pris d’inquiétude de savoir comment il allait passer la nuit par ce froid, je rebrousse chemin pour m’enquérir de cette question. Celui-ci me répond, en anglais, avec un grand sourire : « Vois-tu, je suis un orphelin, et le problème des orphelins, c’est qu’ils peuvent difficilement faire confiance, car il leur a manqué l’amour d’un père et d’une mère. C’est pourquoi je ne vais dans aucun centre d’accueil et préfère rester dehors, libre ». Voilà une étonnante entrée en matière…

Immédiatement il poursuit: « Tu t’es arrêté par empathie; en fait je suis là pour susciter l’empathie. C’est la raison pour laquelle je suis dans la rue, pour que les gens s’arrêtent et fassent preuve d’empathie. J’essaie de réveiller cela chez eux sinon tout est sec, tout est mort ».

Assez rapidement je lui fais comprendre que je ne peux rester longtemps car je vais rater mon train. Il semble ne pas entendre la remarque et continue sa méditation (en anglais) sur l’empathie. Non seulement ces propos sont censés, mais en plus ils pénètrent comme un glaive au plus profond du cœur.

Il me serait difficile de retransmettre tout ce qu’il m’a livré ce soir-là, mais il m’a semblé entrer directement dans une page de l’Évangile. C’est d’ailleurs comme cela qu’il se définit : « Évangéliste ». Je compris cependant que ce mot n’avait pas la même signification que celle que nous lui donnons habituellement. Non pas évangéliste comme appartenant à une église évangéliste, mais évangéliste comme celui qui a reçu la mission de proclamer cet Évangile. Dans la rue, par la mendicité, à travers de simples rencontres où il cherche à éveiller l’empathie comme l’a fait le Christ tout au long de sa vie.

Au fil de la conversation, je pus me rendre compte qu’il était tout imprégné de la Parole de Dieu. Je lui demandai alors s’il disposait d’une Bible, sa réponse une fois encore fut tranchante comme le glaive dans le voile posé sur le réel. Cette Parole est si puissante, est si brûlante, qu’il ne peut la garder bien longtemps sur lui, m’avoue-t-il : « Après avoir lu la Parole de Dieu, il me faut des semaines pour m’en remettre ».

Mon train était déjà parti depuis longtemps, au point même que je me demandais si j’allais réussir à attraper le suivant. Et la température glaciale, qui semblait si peu le gêner, commençait en revanche à me perturber fortement. Je me balançais d’un pied sur l’autre pour essayer de chasser le froid mais rien n’y faisait. Je finis par lui dire que j’aimerais poursuivre cette conversation dans un lieu plus chaud, en d’autres circonstances, et qu’il me fallait cette fois vraiment partir pour attraper mon train. Il me répondit alors qu’il m’accompagnerait jusqu’à la gare puisque c’était sa direction. En effet, chaque soir, avec l’argent récolté, Luc (c’est son nom) va au cinéma. « C’est pour apprendre l’allemand, me dit-il, j’ai du mal à apprendre cette langue car il me faut encore comprendre ce qu’il y a derrière. Et le cinéma m’aide à comprendre ce qu’il y a derrière les visages ».

Mon nouvel ami m’accompagna donc jusqu’au quai de la gare, non sans m’avoir offert quelque chose à manger, en profitant pour me donner une petite leçon de diététique (comment vivre en se nourrissant peu). Nous nous séparons en nous embrassant comme de vieux amis aussi émus l’un que l’autre de ce moment de communion.

Le lendemain au sortir de la gare, alors qu’il faisait déjà sombre et toujours aussi froid, la première personne que j’aperçus, alors que nous n’avions convenu d’aucun rendez-vous, était mon nouvel ami. Il sera facile de le rencontrer à nouveau sur le chemin qui mène au cinéma. 

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