Edmond Pezet a su recueillir la sagesse du bouddhiste pour rejoindre le cœur de ceux à qui il avait été envoyé. Il nous introduit dans l’Avent, ce temps de l’attente, dans la nuit, de Celui qui vient.
Le père Ceyrac qui a passé plus de 50 ans en Asie disait : « En Asie, nous sommes toujours en marche vers Noël. En Thaïlande, il n'y a qu'une toute petite minorité de catholiques. Nous allons vers Celui qui va venir. Le grand temps liturgique de l'Asie est l'Avent. Nous marchons sur la route, de différentes façons, dans la nuit. Nous ne faisons qu'accompagner. Le Seigneur marche. »
Cette nuit a beaucoup à nous apprendre, pour peu que nous la laissions nous enseigner.
Nous publions ici quelques extraits de la pensée d'un homme, qui par amour pour son peuple, s'est penché intérieurement sur la religion bouddhiste de son pays de mission : la Thaïlande.
Le père Edmond Pezet est né en 1923 dans une famille de petits paysans du Lot. En 1946, il est incorporé au corps expéditionnaire français en Indochine. C'est là qu'est né son désir de repartir dans le Sud-Est asiatique comme prêtre missionnaire. En 1956, il est envoyé par la Société des Auxiliaires des Missions (S.A.M.) dans le Nord-Est de la Thaïlande. Pendant 12 ans, il va partager la dure vie des villageois. En 1970, il ira à Bangkok étudier le sanscrit et la doctrine bouddhiste à l'université. Par la suite, il partagera la vie contemplative des « moines de la forêt ». Il assura un service paramédical dans un camp de réfugiés cambodgiens. En 1989, il rentre en France où il termine ses jours comme curé de campagne. Son essai intitulé « bouddhisme et prière », publié en 1975, nous paraît digne d'intérêt.
Il commence par poser une question provoquante : « prier » a-t-il un sens pour les bouddhistes ?
Pour les chrétiens, on parle le plus souvent de prière comme d'une discussion avec un Autre, de se tenir devant un Autre à qui l'on dit « Tu » ou « Vous » ou « Seigneur ».
Mais pour les bouddhistes, être signifie devenir. Comment pourrait-on alors dire que « Dieu est » ?
On ne peut pas dire que Dieu existe à la manière des choses mondaines. « Au plan de l’Absolu, il n’y a ni devenir, ni néant ; son « être » est indicible ».
Le langage de l'Inde dit : « ni … ni …»
« Tout le monde sait que les bouddhistes ne croient pas en Dieu : on les considère donc souvent comme « athées ». Il vaudrait beaucoup mieux dire : « ni théistes, ni athées », le fameux « ni… ni… » (neti…neti…) du langage indien au sujet de l’inexprimable, situant la vérité « au milieu », « voie moyenne », entre deux extrêmes également niées, également faux, ou à concilier, intégrer. »
« Ceux qui croient pouvoir atteindre l’ordre de l’ultime par une démarche du sens rationnel, discursif, déductif, ou même par la faculté intuitive ordinaire et ceux qui croiraient pouvoir ainsi concevoir, sinon exprimer, l’ultime, ne sont pas encore spirituellement « éveillés ». Ce ne peut être que par-delà la « mort » du soi empirique, au-delà de la descente « destructrice » (paradoxe : ce n’est pas nihiliste) à l’ultime profondeur de son propre soi, que peut se dévoiler le SOI universel, sans composition ni limitation ».
« Toute voie spirituelle sérieuse ne peut que se trouver devant le même dilemme : entre l’homme et l’ultime, dire à la fois l’infinie distance, et l’infinie proximité ; l’altérité, et la relation. Sans les deux aspects de la même réalité, comme disent les bouddhistes, à propos des couples : conditionné / inconditionné, mondain / supramondain, conventionnel / ultime, soi / Soi, moi / Nirvana, etc.., il n’y aurait plus de vie spirituelle ».
En Occident, nous comprenons l'évangélisation comme le travail de la Parole, ce qui est vrai, mais que nous réduisons souvent à chercher à convertir par nos discours et nos sermons.
En Asie du Sud-Est, la marque des gens « éveillés », des « spirituels » est l'humilité, la vraie humilité, celle que l'on ne peut pas acquérir mais qui nait d'une vie proche de l'Indicible, comme le pensent les gens d'ici. Notre manière de beaucoup parler et de beaucoup nous justifier leur inspirent le plus souvent une méfiance instinctive, signes qu'ils sont de l'ego.
« Chez les bouddhistes, le « vrai coupable » de ce que l’on a coutume de traduire « souffrance universelle » est non pas des Puissances célestes ou infernales, mais l’homme lui-même, secrétant indéfiniment son propre malheur. Et comment cela ? En absolutisant ce qui est limité, conditionné, en somme, en faisant un absolu de son propre petit moi limité, se faisant le centre de l’univers, s’acharnant à s’accrocher à son propre moi et à tout le mondain en fonction de son moi ; croyant se sauver en le sauvant, dans la mesure où il pourrait serrer plus étroitement et plus sûrement ses prises sur lui ; persuadé que le moyen le plus sûr de ne pas se perdre, c’était de ne pas se lâcher. Le salut ? Mais c’est justement l’inverse. Ce petit moi empirique, résidu fabriqué par agglomération de nos expériences sensorielles et psychologiques, gravitant toujours autour du même noyau de l’égocentré, qui indéfiniment grossit et durcit, comme motte de beurre dans une baratte, il importe de prendre conscience que c’est là une idole, un absolu de notre fabrication. Alors, que faire ? Décrisper son étreinte, « consentir à se perdre » ; lâcher ses fausses valeurs, ses fausses sécurités, quitter le faux, c’est par le fait même obtenir l’unique, vrai, authentique. – Deux faces d’une même réalité : quitter la fausse comme fausse, c’est par le fait trouver la vraie comme vrai ; quitter les faux dieux, c’est trouver le vrai, pourrions-nous dire. – Lâcher les idoles, c’est trouver l’Ultime.
Le Bouddha a surtout cherché une « pratique correcte », une « juste tension de la corde », ni mondianisation, ni intellectualisme.
Car la Voie, pour lui, est essentiellement une attitude intérieure, une option, une détermination, une conversion du cœur. En effet, pour protéger la voie spirituelle contre tous ces risques de perversion par la chute dans la mondianité de la course aux divers paradis, d’ici ou d’outre-tombe, le Bouddha a ramassé sa Voie dans l’instant présent, dans ce qui, à chaque instant, se joue dans le cœur de tout homme, conscient et présent, s’engageant pleinement dans l’option intérieure qu’il prend, ici et maintenant. Là, il n’y a plus place pour l’évasion vers des temps ou des dieux mythiques, pour le recours aux recettes faciles : on est requis de vérité et de sincérité.
Quelle est donc cette vision juste ou correcte qui est le fondement de toute la Voie ? C’est justement cette vision de l’homme « éveillé », du « veilleur vigilant », qui voit toutes choses « selon la vérité de ce qu’elles sont ».
Est-ce faute d’avoir regardé d’assez près ? (Eux sont tentés de dire : faute de sens des choses spirituelles !) Ce langage paradoxal serait-il trop dur pour nos esprits délicats ? Nous usons aussi nous-mêmes de formules paradoxales : n’est-ce pas commun à tout langage spirituel ? Le fait est que les nôtres, nous étant familières, ne nous choquent plus : les aurions-nous laissées s’affadir ? Les quelques maîtres bouddhistes qui se sont mis à scruter nos écritures les ont découvertes tout de suite : il en est un en Thaïlande, le spirituel le plus marquant depuis plusieurs années, qui en a relevées quelques-uns, des plus heurtantes, et à la fois des plus semblables aux leurs. Il les utilise dans ses retraites spirituelles prêchées pour des groupes d’avocats, de médecins, d’universitaires de Bangkok, en son monastère du « Jardin de salvation » dans le sud, et il commente : « On croirait que les chrétiens ne saisissent pas du tout le sens de leurs Écritures : elles nous paraissent pourtant lumineuses ». C’est surtout St. Paul qui l’intéresse : « se renoncer », « s’anéantir », un mot qui traduit littéralement en Thaï serait inacceptable, car trop nihiliste pour des bouddhistes ! Ce que le Maître Bouddhadasa cite le plus souvent c’est I Corinthiens 7, 29-31 : « possédant comme ne possédant pas… elle passe la forme de ce monde ». « Les choses existent comme si elles n’existaient pas » disent les bouddhistes.
Existentiellement, spirituellement, mystiquement : en leur contenu d’attitude humaine intérieure vécue, notre kénosis et leur anatta ou sunnata – Vide – leur Nirvana-extinction, sont-ils tellement éloignés dans leur tension de dire un sens, d’exprimer une Voie ? Non certes que nous tombions ainsi, naïvement, dans le concordisme et le syncrétisme. Il reste toujours la « différence » : le spécifique chrétien, le « en Christ », qu’il ne faut ni vouloir trouver, ni vouloir introduire subrepticement, dans les Voies spirituelles autres que celles du Christ. Mais cela doit-il interdire, par fidélité de chacun à sa propre voie, de se retrouver humainement et spirituellement très proches, en une sorte de communion spirituelle d’attitude intérieure vécue? »
Merci pour ces très beaux textes qui nous aident à revenir à l'essentiel et nous rappelle l'importance de rester des "veilleurs vigilants" dans l'attente de Celui qui vient!