Dès la première ligne de son excellent livre « la réalité de l’artiste [1]Mark Rotkho, la réalité de l’artiste. Flamarion » Marc Rothko interroge : « Quelle est l’image populaire de l’artiste ? Glanez un millier de descriptions et vous obtiendrez au total le portrait d’un crétin : il est réputé puéril, irresponsable, ignare ou nigaud dans la vie quotidienne. »
Frédéric Eymeri, Le Mur Devot, Huile sur toile de lin 550*460 mm
L’analyse du grand peintre américain est toujours d’actualité, et n’est pas à remettre en cause. Il me semble cependant qu’elle doit être complétée par son pendant tout aussi extrême : l’artiste est souvent, par ceux pour qui l’art est un absolu, placé à la droite de Dieu, voire, à sa place sur le trône divin.
De même que nos journées vacillent entre dépression et toute puissance sitôt que nous ne nous constituons plus devant la réalité d’un infini présent, balancer ainsi l’artiste d’un extrême à l’autre signifie ne pas savoir lui assigner sa place. Cette impuissance à désigner « ce qu’est un artiste » n’est qu’une conséquence du fait que nous avons perdu la juste place de l’activité artistique et de son prolongement naturel, l’œuvre d’art.
Nous avons tous été choqués, ne serait-ce que confusément, lorsque pour obéir aux principes idéologiques qui dictent leurs actes, des guerriers de l’E.I ont détruit des statues millénaires dans le musée de Mossoul en Irak. Nous ne l’avons pas été à cause de la valeur marchande de ces objets d’art, ni même à cause de leur rareté ou de leur ancienneté. Nous l’avons été par ce que ces statues incarnaient le chemin d’un peuple vers sa libération. Les œuvres détruites étaient le témoignage concret que de tout temps et en tout lieu l’homme tend à plus grand que lui, adhère à ce qui lui donne sens.
L’œuvre d’art donne sens à l’histoire parce qu’elle est ce qui signe, en un lieu et à une époque, l’effort des hommes pour avancer vers un absolu auquel ils ne peuvent pas renoncer sans renoncer à eux-mêmes. Ce besoin structurel à affirmer toujours plus profondément et véritablement ce « je ensemble», d’incarner cette aspiration commune à un moment de l’histoire, ce « nous » est ce que nous appelons « la culture ». Le génie, il en est si peu par siècle, n’est-il pas cet homme qui incarne dans un chef d’œuvre l’aspiration commune de tout un peuple, une œuvre en laquelle chacun peut se reconnaitre ? L’histoire de l’art ne peut pas être séparée de l’Histoire. Comme la berge, le lit et la rivière sinuent ensemble, l’histoire de la pensée, du salut et de l’art sont une même réalité. La culture est une saisie de relation, le puissant témoignage de l’existence des peuples, de leur diversité, de leur unicité, de leur complémentarité. Il est bon de prendre conscience qu’en Occident, bien que différemment, la culture est également attaquée sauvagement par les forces conjointes de la finance et du marché. Laisser faire cela équivaut à renoncer à une souveraineté essentielle à sa survie.
W. Churchill l’avait bien compris. Alors qu’on lui demandait de sacrifier au budget de la culture pour satisfaire à l’effort de guerre, le courageux homme politique répondit : « Mais alors, pourquoi faisons-nous la guerre ? »
Frédéric Eymeri, Ici, Huile sur toile de lin 460*380 mm
Eriger l’art en absolu, c’est dire qu’il apporte toutes les réponses aux questions existentielles que la raison se pose. Mais affirmer cela est un mensonge, une présomption (qui elle, touche à l’absolu) : même si l’art est l’expression la plus haute du désir que l’homme a de « la vraie vie », il n’épuise pas toutes les demandes du cœur de l’homme. Il ne saurait correspondre à la totalité des exigences de présence et de sens dont nous sommes tous constitués. Il faut bien l’avouer, s’il n’y avait pour unique réponse, à cette soif qui tisse ma personne, que « la Pieta » de Michelangelo, la nuit étoilée de Van Gogh, ou les œuvres complètes d’Arvo Pärt, cela ne me suffirait pas : une grande part de moi-même demeurerait dans l’absurde et la solitude. Autrement dit, si l’art est « le sacrement de la beauté [2]Maurice Zundel Marc Donzé, l’humble présence. Le sarment » il n’en est que le sacrement. S’il réalise effectivement ce qu’il signifie, il ne peut cependant contenir l’essence de la beauté, la totalité de la vérité, la source de la bonté.
L’art n’est pas une fin en soi qui exclurait toutes les autres. Mal comprise, la formule « L’art pour l’art » enferme la discipline dans une maison close. Ne pouvant plus regarder par la fenêtre pour dire la beauté qui jaillit de la lumière, il ne reste plus à l’artiste qu’à parler de son nombril, vendre son nombril, le vendre au plus offrant, le vendre toujours et le vendre encore. Le vendre uniquement, triste destinée…
L’homme ne peut renoncer à la quête de l’absolu. L’art est la figure qui signe cette quête essentielle. Il n’en est pas le terme. Il est un éveil à l’homme qui dort, une nourriture à l’homme qui cherche, une confirmation qu’il est bien Homme. L’art n’est pas un absolu, mais il est le chemin qui ne peut y renoncer.
Le chef d’œuvre dévoilé se révèle comme une évidence imprévue. L’art est un évènement. En cela il a la capacité d’offrir, d’une manière immédiate, une certitude existentielle. Si la beauté doit sauver le monde, c’est que cette immédiateté a le pouvoir d’introduire une dynamique de changement puissante et instante. Pourquoi ? Parce qu’elle met en face d’une « Présence Autre » vers laquelle il vaut la peine d’orienter toute sa vie.
Créer une œuvre, c’est insérer dans la matière la résolution inattendue et sans précédent d’un besoin éternellement familier [3]Mark Rotkho, la réalité de l’artiste. Flamarion . À celui qui en fait l’expérience, cela ressemble à une intrusion soudaine d’un essentiel enfin perçu : l’œuvre d’art offre une libération inattendue. « Qu’est-ce que finalement contempler une œuvre d’art et entrer dans son rythme, sinon rejoindre la source de l’Eternelle Beauté (…) Et qu’est-ce que la Beauté à ce moment-là (…) sinon cette Présence cette Vie, cette Personne, cette Plénitude infinie, ce mystère de silence avec lequel l’œuvre d’art nous établit en communion ? [4]Maurice Zundel Marc Donzé, l’humble présence. Le sarment
L’œuvre d’art est un évènement parce qu’elle naît à chaque instant d’un évènement plus grand encore. Elle est fille du Mystère qui anime toute vie. L’art est par nature ouvert à plus grand que lui. De cette ouverture il reçoit sa forme. L’artiste doit disparaître derrière son œuvre pour qu’elle puisse naître. L’oeuvre doit disparaître derrière elle-même pour que naisse l’évènement. L’évènement est l’irruption de la Beauté dans le monde. Se substituer à cet absolu c’est introduire un désordre dans le monde !
Frédéric Eymeri, Sardinas, Huile sur toile de lin 550*460 mm
Au soir de sa vie et au début d’un siècle, Balthus avait bien compris les enjeux de son temps. Le peintre vivant, qui alors vendait les tableaux les plus chers au monde, affirmait tranquillement à une journaliste : « Je ne suis pas un artiste. Les artistes ont tué la peinture à force de prétentions. Moi, je suis un artisan ! » Il désignait peut être le seul chemin dorénavant possible à l’art, et surtout aux artistes, un chemin qui renoue avec l’humilité, avec l’humanité, sans pour autant renoncer à la beauté.
En fait, la situation de l’artiste est simple, il est essentiellement un canal [5]Piet Mondrian .
Mozart aimait faire contenir toute la raison de son œuvre dans ce simple évènement : «je cherche deux notes qui s’aiment ». L’artiste est celui qui prend au sérieux cette quête-là ! C’est l’homme qui répond avec toute sa vie à l’invitation que lui lance le troublant balancement de la cime des arbres. Créer, c’est passer le carton d’invitation.
Les artistes ne sont pas des rêveurs qui tentent de s’extraire des réalités terrestres, ce sont des hommes qui lisent la réalité avec suffisamment de foi pour en prendre chaque parcelle au sérieux !
Les artistes ne sont pas des rêveurs qui tentent de s’extraire des réalités terrestres, ce sont des hommes qui lisent la réalité avec suffisamment de foi pour en prendre chaque parcelle au sérieux !
Je m'aperçois en relisant cet article d'un manque de précision de ma part. Si Mark Rothko a bien été américain, ce n'est qu'à partir de sa nationalisation en 1938. Deux ans après Marcus Rothkowitz né en 1903 dans l'empire Russe à Dvinsk (Lettonie) "américanisera" son nom et s'apellera Mark Rothko jusqu'à sa mort tragique en 1970. Bien à vous…