Est créatif non pas celui qui accumule des potentialités — ou pour le dire avec des mots actuels: celui qui déborde de talent — , mais celui qui fait naître quelque chose que le monde n’avait jamais vu. Créer est un acte de la grâce.
Photo : © Sabina Kuk
« La seule chose qui compte est la dizaine de lettres qui suit », écrit Rainer Maria Rilke, depuis Paris, à Franz Xavier Kappus. Le poète pragois dominait l’art de la missive; environ dix-hut mille lettres portent sa signature, autant que les jours qu’il a passés sur terre. Les Lettres à un jeune poète comptent parmi les plus belles et profondes jamais écrites. Avec une grande audace intellectuelle et une précision sans précédent, Rilke nous y parle, entre autre, de la femme, de la mort et de l’amour, et des secrets de la création. Sur ce dernier sujet, la voix de l’auteur des Sonnets à Orphée résonne encore, puissante et inégalée.
Rilke commence par nous faire prendre conscience de l’ineffabilité de nos créations. Il nous éloigne des critiques, aussi bien des nôtres que de celles des autres; il nous encourage à ne demander l’opinion de personne, ni de conseils, et à ne nous préoccuper ni de ceux qui opinent, ni même des éditeurs. Les grands créateurs — enquêtez auprès de Bergman, Kubrick, Joyce, Beethoven ou Cézanne — ne demandent aucune permission à leur public; ils le respectent, ce qui est différent. Ils espèrent communier avec ceux qui reçoivent leurs oeuvres, et non pas satisfaire certains consommateurs, et c’est pour cela que le jeune Kappus se trompe lorsqu’il aspire à être approuvé par les autres. « Vous êtes en train de regarder dehors », lui écrit Rilke, « et c’est la dernière chose que vous devriez faire ». Un jugement auquel les créateurs de notre siècle, soumis trop souvent au système de miroirs déformants des réseaux sociaux et de l’indigeste culture du like, feraient bien d’écouter, au bénéfice de tous.
« Etre artiste, ce n’est pas faire des calculs, c’est mûrir comme le fait un arbre, qui ne presse pas sa sève et résiste aux tempêtes du printemps sans craindre qu’après elles l’été n’arrive pas.» Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète
« Plongez-vous dans votre propre monde, et vous n’aurez plus besoin de demander à personne si vos vers sont bons», ajoute Rilke; ils deviendront «une possession naturelle aimée, morceau et voix de votre vie ». En définitive, « une oeuvre d’art est bonne lorsqu’elle est née par nécessité ». Nos créations se tiennent d’elles-mêmes, ou elles sombrent d’elles-mêmes, et elles abritent en leur sein leur raison d’être. Aujourd’hui, on parle avec insistance, et dans les milieux les plus divers, de ce qu’il faut faire pour renforcer la créativité, mais ce qui est sûr, c’est que la vraie créativité s’auto-propulse, et qu’il ne s’agit que de faire attention à ne pas l’asphyxier. Les créatifs ont besoin d’espace et, ponctuellement, de moyens, mais pas qu’on les « motive ». « Pas un seul être humain », nous prévient Rilke, « ne peut répondre à votre place aux questions et sentiments » en vertu desquels on décide de se mettre à l’oeuvre et de créer. La créativité est une urgence, un feu que l’on a à peine à alimenter, bien que l’on puisse l’enfouir.
Tout créateur (d’art, de sciences, d’applications mobiles ou de publicités, c’est égal) doit plonger au plus profond de son être pour choisir ce mode de vie. C’est un voyage que l’on fait seul, même si la compagnie arrive parfois à se faire très suggestive; c’est un Chemin de Saint Jacques, c’est à dire une expérience transcendante, car s’il manque cet exercice de sortir de soi-même, ce n’est plus que du tourisme banal, une futilité, ou une mécanique simpliste qui n’engendrera obligatoirement que des médiocrités. « Dans l’essentiel », dit Rilke à Kappus depuis Viareggio, « et tout particulièrement dans les choses les plus profondes et importantes, nous nous trouvons tous dans une indicible solitude ». Et plus encore celui qui apporte une nouveauté au monde, fragile créature qui devra survivre aux orphelinages successifs: l’hostilité de la société dont il altère les règles du jeu, la jalousie malveillante de ceux qui ne créent pas, par lâcheté ou paresse, les propres crises de foi que les créateurs traversent tôt ou tard. C’est pourquoi Rilke nous enjoint à avoir confiance dans ce que nous faisons, voyons et sentons, et à chercher les espaces intérieurs où nous pouvons nous reconnecter avec nous-mêmes pour pouvoir ensuite nous objectiver dans nos oeuvres.
Tout acte créatif constitue une nouvelle naissance. « Dans une idée créative, resurgissent des milliers de nuit d’amour oubliées, qui l’exaltent et l’emplissent de splendeur ». Il y a de moins en moins de créativité isolée; mais c’est aussi parce qu’on crée en recréant intérieurement une multitude d’univers qui nous ont précédés. Tout créateur est un héritier, et en tant que tel il n’a devant lui que deux chemins: celui de la mesquinerie et celui de la gratitude. En créant, on convoque aussi le futur. Chaque chose que l’on conçoit est un message dans une bouteille jetée à la mer; l’auteur des Elégies de Duino le savait bien. « C’est pourquoi, cher monsieur, vous devez vous prendre d’affection pour votre solitude, et supporter avec une douce lamentation la douleur qu’elle vous cause ». La solitude peut être destructrice et créatrice. Les Anglosaxons le savent, et c’est pourquoi ils ont deux mots différents pour la définir, solitude ou loneliness, selon qu’elle est recherchée ou non.
Photo : © Natalia Satsyk
Il n’y a pas de créativité sans solitude, c’est pourquoi la créativité est toujours plus rare dans notre siècle surstimulé (la production de nouveautés abonde, ce qui est différent). Seul celui qui sait d’abord s’ennuyer de façon fructueuse est capable d’engendrer. Rilke écrit: « Ce qui importe, au fond, est ceci: la solitude, une solitude intime et grande. Aller au-dedans de soi et ne rencontrer personne pendant des heures, c’est ce dont nous devons être capables ».
Le monde, en général, continue à tourner sans créations, comme il continuera à tourner pendant longtemps, même si beaucoup de monde persiste à ne pas avoir d’enfants. Créer est un acte de surabondance, un débordement. C’est aussi un geste de résistance, c’est refuser d’être poussé par le signe des temps: « Etre artiste, c’est ne pas faire de calculs, c’est mûrir comme le fait un arbre, qui ne presse pas sa sève et résiste aux tempêtes du printemps sans craindre qu’après elles l’été n’arrive pas ». Créer, c’est ne pas défaillir, tomber mille fois et se lever mille et une fois. De telle sorte qu’il faut aimer le processus en lui-même, comme un Job qui finit par aimer les blessures que Dieu lui inflige. Créer est un aspect de l’espérance, ainsi que de l’amour. Rilke l’explique à son destinataire: « L’été arrive. Mais il n’arrive que pour celui qui est patient, qui fait preuve d’un esprit serein, paisible et large, et qui vit comme si l’éternité était à ses pieds ».
De manière curieuse et fausse, l’image la plus répandue sur les créateurs est celle d’êtres en proie à mille inquiétudes, qui s’agitent et ne peuvent jamais s’arrêter. C’est un cliché erroné. Bien sûr, tout créateur est problématique, dans une certaine mesure, parce que l’homme l’est et que celui qui crée affronte plus souvent et avec plus de virulence ses contradictions. Explorer implique le fait de se blesser, de s’aventurer dans des chemins bordés de ronces, d’escalader des falaises et de surmonter des incommodités en les assumant. C’est pourquoi il faut une grande dose de persévérance, et savoir ajourner toute récompense. Le poète conseille donc: « Soyez patient avec tout ce que vous n’avez pas encore résolu dans votre coeur. Essayez d’aimer vos propres questions, comme si c’étaient des chambres fermées ou des livres écrits dans une langue secrète. Ne vous acharnez pas pour obtenir des réponses, qui ne peuvent pas encore vous être offertes, parce que vous n’êtes pas préparé pour les vivre. Et la clé, c’est de tout vivre ».
C’est ainsi: pour créer, il faut générer un étonnement, non pas d’abord chez les autres mais en soi-même. Il faut se perdre, c’est à dire « tout contempler depuis l’étonnement de l’enfant, depuis les profondeurs de notre intérieur, depuis l’éloignement de notre solitude ». La créativité et l’attention sont concentriques; et nous nous mettons à l’oeuvre non pas seulement en clignant des yeux, mais aussi en éliminant les interférences. C’est la difficulté à laquelle il faut faire face, ce qui fait peur et fait naître en nous l’inévitable vertige créatif: pour créer, il faut se limiter; pour être davantage, il faut d’abord être moins. La tâche est herculéenne et ne convient qu’à des cœurs forts; que les lâches s’abstiennent.
Dans Le banquet, Platon dit que la poiesis est le pont qui existe entre le non-être et l’être. Aujourd’hui, on parle de la créativité surtout comme s’il s’agissait d’une simple capacité psychologique; on la confond avec l’imagination, alors qu’elle est plutôt une composante du caractère et une attitude face à la vie, en plus d’être le fruit de l’étude et la pratique constants. Etre poète n’est pas un don, mais un choix difficile et définitif, car on est poète toujours ou pas du tout. Et seul est poète, c’est à dire créateur, celui qui donne naissance à l’être à partir du non-être. Est créatif non pas celui qui accumule des potentialités — ou pour le dire avec des mots actuels: celui qui déborde de talent — , mais celui qui fait naître quelque chose que le monde n’avait jamais vu. Créer est un acte de la grâce.
Article publié sur le journal El Debate de Hoy le 7 fevrier 2021 par David Cerdá
Traduit de l’espagnol par AB