Œuvre-monde, cathédrale de mots, La divine Comédie ordonne et révèle l’ensemble des expériences et des connaissances acquises par Dante – physiques, politiques, philosophiques, artistiques, mystiques. Dans cette synthèse, la musique occupe une place essentielle.
Rosa celeste : Dante et Béatrice contemplant l’Empyrée, illustration de Gustave Doré pour le Paradis (Source)
Les trois musiques
Au début du 14ème siècle, l’Occident lettré continue à proposer une définition très large, triple, de la musique. Les théoriciens nomment d’abord la musica mundana ou « musique des sphères » : le cosmos, bien que complexe et merveilleux, est régi par des rapports harmonieux, que le sage s’exerce à contempler dans le grand livre de la Création. De fait, le lecteur de La divine Comédie, même quand il traverse les régions hideuses, ne fait rien d’autre, en définitive, que prendre connaissance de la clarté rythmique de l’univers : tout y est à sa place, tout est susceptible de rendre possible une traversée cohérente qui mènera le pèlerin éclairé, non sans épreuves il est vrai, à la béatitude.
Le bel ordonnancement de l’être humain est lui aussi célébré par la tradition médiévale comme une authentique « musique » (musica humana). En ce sens, La divine Comédie n’est pas avare de considérations musicales : enseigné par ses guides sages (Virgile, Béatrice et tant d’autres docteurs), Dante (et le lecteur avec lui) complète et approfondit sa connaissance du microcosme dynamique que réalise, dans son corps, dans son esprit et son âme, chaque personne.
Enfin, le poème ne manque pas d’évoquer abondamment des figures de praticiens de la musique, notamment ses devanciers, les troubadours occitans et italiens. Surtout, il décrit et relaie le chant des multiples chœurs des âmes élues au Purgatoire. Dès qu’il a quitté les régions infernales, Dante constate les vertus de la pratique musicale (musica instrumentalis), à la fois reflet de l’harmonie créée et moyen pour les hommes de se rendre à nouveau capables de rejoindre le pays de la similitude.
Pour un poète qui s’inscrit dans la tradition latine, il n’y a rien d’étonnant à se placer sous le patronage d’Apollon, le dieu musicien, et d’invoquer son inspiration. Dante considère que seule la musique du poème, c’est-à-dire la matérialité des mots transfigurée par l’art du chantre-prophète, peut sublimer des limites qui entravent les langages humains depuis la confusion babélienne. Quand on ambitionne de dire rien moins que l’Amour divin, il faut forger une langue nouvelle, qui épouse par sa sensualité sonore les réalités surnaturelles qui constituent la voie parcourue. C’est ainsi que Dante élabore et module son chant en fonction des diverses zones traversées : heurté et rocailleux pour les enfers, audacieux et fulgurant pour le Paradis.
Les trois règnes et leurs univers sonores : les soupirs et les cris, le grégorien, la polyphonie
Dans la forêt obscure où, égaré, Dante erre avant d’entreprendre le dur et glorieux périple, nulle musique : les trois bêtes menaçantes n’émettent aucun son. Plus loin, les poètes païens soupirent dans les limbes. Dans les cercles des enfers règnera une cacophonie anti-musicale : ceux qui ont ignoré les lois de Dieu rugissent pêle-mêle comme des animaux sauvages, et quand les poèmes infernaux évoquent la musique, c’est pour dire, ironiquement, la laideur d’une flatulence… Quant aux Sirènes, qui ont trompé tant de voyageurs, le poème en décrit moins le chant que l’horrible puanteur qui se dégage désormais de leurs ventres ouverts.
Tout change au Purgatoire, qui est une véritable école par le chant. Les hymnes, les psaumes grégoriens sont sur les lèvres des défunts, à tous les degrés de la sainte montée. Ce répertoire simple semble ainsi constituer, au Purgatoire comme dans nos liturgies de la Terre, une voie privilégiée de purification, de pacification collective, le moyen de durer patiemment dans la prière, de fortifier l’espérance.
Au Paradis, la musique décrite par le poème gagne en éclat et en complexité – on a pu dire que les saintes compagnies qui apparaissent à Dante pèlerin chantent désormais des musiques polyphoniques telles qu’en ont élaboré, à Paris et en Italie, les compositeurs du 13ème, ou telles qu’en pratiquent les confréries de l’Italie des Communes. Par ailleurs, les musiques paradisiaques sont désormais associées à des mouvements chorégraphiques (rondes célestes délectables, vertigineuses). On le voit, l’itinéraire dantesque peut être envisagé comme « une montée en musique ». À la fin de l’ascension, la musique elle-même est dépassée par l’intensité lumineuse du rire de Béatrice. Le mur du son musical est alors franchi et le chant poétique lui-même s’arrête.
Six musiques pour accompagner la sainte montée
Au seuil d’une (re)lecture de La divine Comédie, certains voudront peut-être découvrir quelques musiques accordées à la poésie du Florentin ? Nous vous proposons ci-dessous une sélection de six titres – cinq que Dante a pu entendre ou chanter, plus un sixième, plus fastueux encore, pour représenter la musique du Paradis. Bonne écoute !
Un poème d’amour mis en musique par Raimon Jordan, troubadour occitan : Lo clar tens veiz brunezir
L’hymne grégorienne pour l’Office des Complies : Te lucis ante terminum
Un chant monodique en l’honneur de la Vierge, par Maître Pérotin (Paris, 13ème) : Beata viscera
Une polyphonie médiévale de Maître Pérotin, image sonore du paradis de Dante ? : Viderunt omnes
Un chant marial, des confraternités italiennes au temps de Dante : Ave Donna sanctissima
Une polyphonie florentine du 16ème siècle, vertigineuse, pour 60 voix (!) : Alessandro Striggio : « Agnus Dei III » de la Messe Ecco si beato giorno