Home > Dossier Dante Alighieri > Saint Benoît : « La plus grande et la plus resplendissante de ces perles »

Saint Benoît : « La plus grande et la plus resplendissante de ces perles »

C’est l’après-midi du 14 avril 1300 ou, selon d’autres, du 31 mars de la même année : Dante accompagné par Béatrice arrive dans le septième ciel, celui de Saturne, où demeurent les esprits contemplatifs. Lorsque Dante tourne les yeux pour les regarder sur le conseil de Béatrice, ceux-ci apparaissent comme des sphères de lumière, qui s’illuminent mutuellement et deviennent plus beaux et plus resplendissants en reflétant les rayons les uns des autres. Ces lumières sont comparées à des perles appelées margherite par Dante qui utilise le mot latin. La plus grande et la plus lumineuse de ces perles est saint Benoit : le père du monachisme occidental. Voici comment il apparaît à Dante, qui brûle de désir de l’interroger :

« Come a lei piacque, li occhi ritornai,
e vidi cento sperule che ‘nsieme
più s’abbellivan con mutui rai.
Io stava come quei che ’n sé repreme
la punta del disio, e non s’attenta
di domandar, sì del troppo si teme;
e la maggiore e la più luculenta
di quelle margherite innanzi fessi,
per far di sé la mia voglia contenta.

Comme il lui plut, je tournai mon regard,
et je vis des centaines de petites sphères qui
de leurs rayons croisés s’embellissaient.
J’étais comme celui qui, en lui, réprime
l’aiguillon du désir, et ne se risque pas
à demander, craignant d’abuser;
et la plus grande et la plus resplendissante
de ces perles s’avança,
pour contenter par son dire mon désir.»

(Paradis XXII, vers 22-30)

 

Par ces vers, Dante célèbre saint Benoît comme le Patriarche du monachisme occidental et le place au Paradis, parmi les esprits contemplatifs les plus proches de Dieu.

 

La Rose Blanche

Vers la fin du VIème siècle, saint Benoît écrit une Règle pour sa communauté monastique. Ce texte composé de soixante-treize chapitres plus le prologue, est destiné à devenir jusqu’à aujourd’hui le code fondateur de toute communauté de moines et de moniales. La Règle de saint Benoît est déjà grandement louée par le pape saint Grégoire le Grand (540-604) qui exalte « son esprit de discernement et la clarté de son langage » [1]Nam scripsit monachorum Regulam, discretione praecipuam, sermone luculentam, Dialogi, Liber II, cap. XXXVI .
Le modèle de vie monastique proposé par saint Benoît est fondé sur le principe de l’équilibre et de la discrétion, que saint Benoît appelle mensura. L’équilibre gouverne er régit toutes les activités du moine et les différents moments de la journée : la prière et le travail, la nourriture et la boisson, les punitions et la pénitence, le temps du repos et le temps des occupations.

Au Paradis, avant même que Dante pose les questions qui brûlent dans son cœur, le saint Père Benoît s’avance et décrit son expérience de « homme de Dieu », de Vir Dei, comme le définit saint Grégoire le Grand. Néanmoins, il ne parle pas à Dante de sa jeunesse dissipée, ni de son aspiration à vivre en ermite ni de l’institution des douze petites communautés monastiques à Subiaco. Benoît parle de sa vie au Mont-Cassin, où il organise la communauté monastique pour laquelle il rédige sa Règle et où il parvient à l’accomplissement de son aspiration la plus profonde : l’union parfaite avec Dieu par la prière et le travail. C’est justement ici, au Mont-Cassin, que Benoît trouve son chemin vers la contemplation de Dieu, dans la communauté claustrale qui est conçue à l’image du Paradis terrestre.

Comme sur terre le moine se rapproche de Dieu entouré par sa communauté, ainsi dans le ciel saint Benoît est entouré de ses frères qui, comme, lui ont été enflammés par l’amour envers Dieu, un amour qui a la vertu de savourer les fleurs des pensées saintes et les fruits des bonnes œuvres, comme l’explique Dante : « l’ardeur qui fait naître les fleurs et les fruits saints ». Parmi ces esprits contemplatifs, saint Benoît montre à Dante l’un des Pères du monachisme oriental, Macaire, qui passa sa vie dans le désert ; à côté, il y a aussi l’un de ses disciples les plus célèbres, Romuald de Ravenne (951-1027), réformateur et fondateur de l’Ordre des Camaldules :

« Questi altri fuochi tutti contemplanti
uomini fuoro, accesi di quel caldo
che fa nascere i fiori e ‘ frutti santi.
Qui è Maccario, qui è Romoaldo,
qui son li frati miei che dentro ai chiostri
fermar li piedi e tennero il cor saldo.

Ces autres feux furent tous des hommes
contemplatifs, enflammés de cette ardeur
qui fait naître les fleurs et les fruits saints.
Ici est Macaire, ici est Romuald,
ici sont mes frères qui dans les cloîtres
arrêtèrent leurs pas, et tinrent leur cœur ferme ».

(Paradis XXII, vers 46-51)

« Père » et « Frère »

Dante est tellement ému par la bonté de saint Benoît, tellement pris de vénération et d’amour pour la vie du cloître, qu’il exprime le désir de voir clairement les traits humains de saint Benoît, sans qu’ils soient voilés par la lumière dont ils sont enveloppés : c’est la première fois que le poète avance une telle requête. Et ici, Dante s’adresse à Benoît en l’appelant « Père » ; le saint lui répond « Frère »  :

«  Però ti priego, e tu, Padre, m’accerta
s’io posso prender tanta grazia, ch’io
ti veggia con imagine scoverta».
Ond’ elli: « Frate, il tuo alto disio
s’adempierà in su l’ultima spera,
ove s’adempion tutti li altri e ’l moi. »

Aussi je te prie, et toi, Père, de m’assurer
que je puisse obtenir tant de grâce, que je
te voie avec la figure découverte.»
Alors lui : « Frère, ton noble désir
sera exaucé dans l’ultime sphère,
là où sont exaucés tous les autres et le mien. »

(Paradis XXII, 58-63)

 

« Père » dit Dante, par respect, et c’est juste ; « Frère », dit saint Benoît, pour l’amour de Dieu, et c’est aussi juste. Dante sent la distance entre lui et le Saint ; celui-ci la raccourcit et se place à côté du poète, comme de tout homme. Cela répond à une adéquation logique du rapport entre Dante et saint Benoît, qui s’est également manifesté en d’autres lieux ; mais, elle est aussi le reflet de la lettre et de l’esprit de la Règle bénédictine. D’une page à l’autre de ses soixante-treize chapitres, le texte exprime la sollicitude vigilante, compréhensive et secourable du supérieur envers l’inférieur et, en même temps, la révérence pleine de confiance et de reconnaissance de l’inférieur envers le supérieur. Ainsi nous lisons au chapitre 63 de la Règle :

« C’est pourquoi les jeunes auront des égards pour leurs anciens, et les anciens de l’affection pour leurs cadets. Dans l’appellation même, il ne sera permis à personne d’en désigner un autre par son seul nom, mais les anciens appelleront les plus jeunes ‘Frère’, et les jeunes appelleront leurs aînés  ‘révérends Pères’ ».

Ainsi ce « Père » et ce « Frère » des vers de Dante nous sonnent comme un écho des paroles propres à la Règle, que le poète devait forcément connaître pour avoir visité plusieurs monastères et avoir connu des disciples de saint Benoît.

Dante, ami des bénédictins

Pendant ses pérégrinations après l’exil en janvier 1302, Dante a été hébergé par plusieurs communautés monastiques bénédictines.

  • Chez les Camaldules de Fonte Avellana

Selon la tradition, en 1318 il fut reçu comme hôte par les Camaldules de Fonte Avellana, l’ermitage fondé en 980 par saint Romuald de Ravenne sur le Mont Catria [2]province de Pesaro et Urbino ; à Fonte Avellana, saint Pierre Damien est devenu moine en 1035 et prieur en 1043. Au Paradis, Dante rencontre aussi ce grand théologien et réformateur de l’Église du XIème siècle. Placé parmi les esprits contemplatifs du ciel de Saturne, Pierre Damien s’adresse à Dante et lui raconte son histoire. Attiré par la vie solitaire et contemplative, il entra dans l’ermitage de Fonte Avellana « heureux dans mes pensées contemplatives » ; devenu célèbre pour la rigueur et la sévérité de la discipline à laquelle il s’appliquait, en 1057 il fut élevé au cardinalat, contre son gré, par le pape Etienne IX (Paradis XXI, 106-126) :

« Tra duo liti d’Italia surgon sassi,
E non molto distanti alla tua patria,
Tanto che i tuoni assai suonan più bassi :
E fanno un gibbo che si chiama Catria,
Di sotto al quale è consecrato un ermo,
Che suol esser disposto a sola làtria. »
Così ricominciommi il terzo sermo ;
e poi, continüando, disse : « Quivi
al servigio di Dio mi fe’ sì fermo,
che pur con cibi di liquor d’ulivi
lievemente passava caldi e geli,
contento ne’ pensier contemplativi. »

« Entre les deux rives de l’Italie un mont rocheux,
s’élève, à peu de distance de ta patrie,
si haut que les orages tonnent plus bas,
et forme un mamelon qui s’appelle Catria,
en bas duquel est consacré un ermitage,
dédié au seul culte divin. »
Il commença ainsi son troisième discours ;
puis, continuant, il dit: « Là, au service de Dieu
je me consacrais avec fermeté,
et avec pour seule nourriture de l’huile d’olive
je passais avec facilité chaleurs et gels,
heureux dans mes pensées contemplatives. »

(Paradis XXI, 106-126)

 

Après avoir rappelé la joie de sa vie dans le cloître à la recherche de Dieu, saint Pier Damien lance avec colère une invective contre les moines qui se sont éloignés du chemin tracé par le saint Père Benoît. Le colloque entre Dante et Pier Damien se termine par un horrible cri du ciel tout entier contre la corruption des hommes qui ont consacré leur vie à Dieu.

 

Fonte Avellana

 

  • A Santa Croce del Corvo, en Lunigiane

Dans son Trattatello in lode di Dante, Boccaccio écrit que le poète a été également hébergé par les moines de Santa Croce del Corvo, dans le village de Bocca di Magra dans la Lunigiane, entre la Toscane et la Ligurie (province de La Spezia). Cet épisode très suggestif ne trouve malheureusement pas de confirmations documentaires ; selon la tradition, Dante, en voyage vers la France, serait arrivé dans ce monastère et aurait confié au moine Hilare le manuscrit de l’Enfer pour qu’il l’envoie à Uguccione della Faggiola, seigneur de Pise.

  •  « A travers cette forêt sombre et très dense » : Dante lecteur de Bruno de Segni

Dante connaissait les écrits théologiques des plus célèbres moines du XIIème et XIIIème siècles ; parmi ceux-ci nous rappelons Bruno de Segni [3]1040-1123 , abbé au Mont-Cassin et ensuite évêque de Segni, près de Rome. Dans son commentaire au Pentateuque, Bruno de Segni rédige une invocation qui semble avoir inspiré l’incipit de la Comédie de Dante. A la fin de la laborieuse rédaction du commentaire du livre de l’Exode, Bruno da Segni écrit : « Mais maintenant, je rends grâce à Dieu Tout-Puissant, qui m’a guidé jusqu’ici sur le droit chemin, comme je le crois, à travers cette forêt sombre et très dense ». Impossible de ne pas reconnaître dans ces quelques lignes une forte analogie avec les premiers mots de la Divine Comédie. Une assonance que quelques lignes plus loin revient encore chez Bruno di Segni lorsqu’il définit la forêt comme « dure » et « amère ».

Sanctus Benedictus, Patronus totius Europae

Lorsque Dante écrit son poème, l’Italie et tout l’Occident chrétien étaient parsemés de monastères et d’abbayes suivant la même Règle de vie communautaire, celle rédigée par saint Benoît. A partir du IXème siècle, sa Règle avait été adoptée dans tous les monastères occidentaux, grâce aussi à l’appui de la politique impériale. Au cours du XIème et XIIème siècles, toutes ces communautés forment un réseau très vaste et enraciné même dans les lieux les plus inhospitaliers et éloignés : une véritable union spirituelle et culturelle de l’Occident qui a anticipé de plusieurs siècles l’histoire – très récente – de l’Union Européenne. C’est pour cette raison que, le 24 octobre 1964, en consacrant la basilique du Mont Cassin reconstruite après avoir été bombardée en 1944, le pape Paul VI a proclamé saint Benoit « Patron de toute l’Europe », Patronus totius Europae, avec ces motivations :

« Messager de la paix, artisan d’union, maître de la culture et de la civilisation et, avant tout, héraut de la religion du Christ et fondateur de la vie monastique en Occident. Alors que s’écroulait l’Empire romain désormais à son terme, que des régions de l’Europe s’enfonçaient dans les ténèbres et que d’autres ne connaissaient pas encore la civilisation et les valeurs spirituelles, ce fut lui qui, par son effort constant et assidu, fit se lever sur notre continent l’aurore d’une ère nouvelle. C’est lui principalement et ses fils qui, avec la croix, le livre et la charrue, apporteront le progrès chrétien aux populations s’étendant de la Méditerranée à la Scandinavie, de l’Irlande aux plaines de Pologne ».

Comme le souligne le pape Paul VI, le message de paix, de tolérance et d’équilibre contenu dans la Règle de saint Benoît, le Patriarche du monachisme occidental, montre encore toute son actualité après plus de quinze siècles : et Dante avait déjà compris la valeur spirituelle et morale de cet Vir Dei, « Homme de Dieu ».

References

References
1 Nam scripsit monachorum Regulam, discretione praecipuam, sermone luculentam, Dialogi, Liber II, cap. XXXVI
2 province de Pesaro et Urbino
3 1040-1123

Répondre