Tout au long du poème de Dante, résonnent plusieurs rappels au cloître et à la liturgie monastique. Au cours de sa vie, Dante a connu plusieurs communautés bénédictines auprès desquelles il a séjourné. Nous pouvons alors imaginer que dans ces monastères, comme à Fonte Avellana ou à Santa Croce del Corvo, il a pris part à la Lectio divina dans le chœur avec les moines.
Philipp Veit (1793-1877), Le ciel de Saturne, avec saint François et saint Augustin (à gauche), et saint Benoît (à droite)
Aux Complies
Avant d’entrer au Purgatoire, dans l’antipurgatoire, Dante et Virgile arrivent à la vallée fleurie où se trouvent les princes que le souci des intérêts temporels leur a empêché de s’occuper du salut de leur âme, jusqu’à l’approche de la mort. Cette vallée, creusée au pied de la montagne du purgatoire, est un endroit magnifique avec une nature luxuriante, où l’herbe est verte et les fleurs dégagent un doux parfum ; comme le dit Dante, les couleurs plus vives utilisées par les peintres seraient gagnées par la splendeur des couleurs de ce lieu. Ici, les esprits sont assis sur la pelouse et chantent le Salve Regina [1]Purgatoire VII, vers 67-84 .
Ce chant qui s’élève avant la nuit dans la la vallée fleurie nous rappelle le Salve Regina exécuté par les communautés monastiques aux Complies, au coucher du soleil. Encore aujourd’hui, dans les grandes abbayes comme dans les petits monastères des moines et des moniales, le soir aux Complies, le Salve Regina s’élève comme un hymne de joie et de supplication à la Vierge Marie. L’esprit de Dante semble avoir été très marqué par la prière des Complies, la dernière de l’Office divin quotidien. Au chant VIII du Purgatoire, au coucher du soleil, une âme tournée vers l’Orient lève ses mains au ciel et chante l’hymne conclusif des Complies, Te lucis ante, attribué à saint Ambroise. Dans les monastères cet hymne est chanté avant que la communauté se retire pour le repos nocturne ; il devient ainsi une invocation de la garnison et de la défense de Dieu, afin que les rêves nocturnes et les suggestions diaboliques ne contaminent pas les corps pendant le repos :
« ‘Te lucis ante’ sì devotamente
le uscìo di bocca e con sì dolci note,
che fece me a me uscir di mente ;
e l’altre poi dolcemente e devote
seguitar lei per tutto l’inno intero,
avendo li occhi a le superne rote.
« Le ‘Te lucis ante’ s’échappa de sa bouche
si pieusement et avec des notes si douces,
qu’il me plongea en extase ;
et alors les autres doucement et pieusement
l’accompagnèrent jusqu’à la fin de l’hymne,
les yeux tournés vers les sphères célestes ».
(Purgatoire, VIII, vers 13-18)
Aux Matines
Au cœur de la nuit les moines et les moniales se réveillent et se retrouvent encore une fois dans l’église, au chœur, pour chanter la gloire du Seigneur et pour adorer, louer et exprimer leur amour envers Dieu et l’Église, son épouse. Dante, lui-aussi, semble entendre le tin tin de la petite cloche qui réveille les moines avant la levée du soleil et décrit ainsi la danse des bienheureux dans le quatrième ciel du Paradis, celui du Soleil, où se trouvent les esprits inspirés de sagesse .
« Indi, come orologio che ne chiami
ne l’ora che la sposa di Dio surge
a mattinar lo sposo perché l’ami,
che l’una parte e l’altra tira e urge,
tin tin sonando con sì dolce nota,
che ’l ben disposto spirto d’amor turge ;
così vid’ïo la gloriosa rota
muoversi e render voce a voce in tempra
e in dolcezza ch’esser non pò nota
se non colà dove gioir s’insempra.
Puis, comme horloge qui appelle
à l’heure où l’épouse de Dieu se lève
pour célébrer l’époux afin qu’il l’aime,
qu’une partie et une autre tire et pousse,
tintinnulant avec si douces notes,
que l’esprit bien disposé se gonfle d’amour ;
je vis ainsi la glorieuse roue
se mouvoir et répondre voix à voix dans une harmonie
et une douceur qui ne peuvent être connues
que là où la joie est éternelle ».
(Paradis X, vers 139-148)
Animés par l’amour envers Dieu, chaque nuit les moines accomplissent avec joie le sacrifice de cette levée inconfortable, car ils y trouvent une aide toujours plus valable pour monter là-haut, où « la réjouissance devient éternelle », dove gioir s’insempra, comme le dit Dante.
La prière de saint Bernard
Dans le dernier trait de l’ascension vers la vision de Dieu, Dante n’est plus accompagné par Béatrice mais par un des Fils de saint Benoît, l’un des Fils parmi les plus célèbres : saint Bernard de Clairvaux. Réformateur du monachisme et annonciateur du retour eschatologique du Christ, saint Bernard est présenté ici dans sa fonction d’intercession auprès de Marie. Il se montre entouré de majesté et de bonté : Dante l’appelle un « tendre Père », de même que saint Benoît est défini « Père ». [2]Paradis XXXI, vers 59-63 . Ensuite, saint Bernard conduit le regard de Dante vers Marie, la beauté parfaite qui répand la joie chez les bienheureux :
« vid’ io più di mille angeli festanti,
ciascun distinto di fulgore e d’arte.
Vidi a lor giochi quivi e a lor canti
ridere una bellezza, che letizia
era ne li occhi a tutti li altri santi.
Je vis plus de mille anges se réjouir,
chacun différent par son éclat et son art.
Je vis à leurs jeux et à leurs chants
rire une beauté, qui était joie
dans les yeux de tous les autres saints ».
(Paradis XXXI, vers 131-135)
Giovanni di Paolo (1403-1482), La blanche rose
Finalement, saint Bernard montre à Dante les stalles de la blanche rose, où brillent les esprits des bienheureux ; parmi ceux-ci, il reconnaît saint Jean le Baptiste et ensuite à nouveau saint Benoît et, à ses côtés, saint François d’Assise et saint Augustin :
« E come quinci il glorïoso scanno
de la donna del cielo e li altri scanni
di sotto lui cotanta cerna fanno,
così di contra quel del gran Giovanni,
che sempre santo ’l diserto e ’l martiro
sofferse, e poi l’inferno da due anni ;
e sotto lui così cerner sortiro
Francesco, Benedetto e Augustino
e altri fin qua giù di giro in giro.
Et comme de ce côté le glorieux siège
de la Dame du ciel et les autres sièges
sous lui forment une forte division,
de même en face celle du grand Jean
qui souffrit, toujours saint, le désert et le martyre
puis pendant deux années l’enfer ;
et sous lui, pour continuer dans cette division,
François, Benoît et Augustin
et d’autres jusqu’en bas, de cercle en cercle ».
(Paradis XXXII, vers 28-36)
Saint Bernard adresse alors à Marie la « sainte oraison », la santa orazione . La célèbre prière à la Vierge est un véritable traité de théologie, qui débute ainsi :
« Vergine Madre, figlia del tuo figlio,
umile e alta più che creatura,
termine fisso d’etterno consiglio,
tu se’ colei che l’umana natura
nobilitasti sì, che ’l suo fattore
non disdegnò di farsi sua fattura.
Vierge Marie, fille de ton fils,
plus humble et élevée que la créature,
terme arrêté de l’éternel décret,
tu es celle qui ennoblit
l’humaine nature au point que son facteur
ne dédaigna pas de se faire sa créature ».
(Paradis XXXII, vers 151)
A la fin de cette prière, Dante tombe en extase, pleinement comblé par la vision de Dieu. C’est à cette même vision que saint Benoit souhaite conduire tous ses moines, ses « Fils », en les aidant à parcourir avec joie le chemin qui les mène à Dieu par l’intermédiaire de Marie ; elle a été choisie par Dieu qui, de toute éternité, avait établi que l’humanité serait rachetée par le Verbe incarné en Marie. C’est la rédemption.