Le 22 mars 1832, date de la mort de Goethe. A l’occasion, nous vous proposons ce discours prononcé le 22 mai 1987 à Innsbruck par Hans Urs Von Balthasar, lors de la remise du Prix Mozart par la Fondation Goethe. Balthasar revient ici sur l’instrument déterminant qui est au principe de son œuvre et qu’il doit à Goethe : la capacité d’interpréter la figure vivante, vision synthétique à partir de laquelle il a construit toute sa théologie non comme une science, mais comme « un encerclement permanent autour du mystère saintement manifesté ».
Johann Wolfgang von Goethe – Photo (Source)
Une chose est sûre : manifestement, j’ai trop écrit. Je le remarque aux nombreuses fois où des gens me demandent : « Que dois-je lire parmi vos écrits innombrables ? » « Comment peut-on y accéder de manière significative ? » Je peux peut-être, sans trop vous ennuyer, vous expliquer brièvement deux points : 1. Pour quelle raison je n’ai visé qu’une seule chose dans tout ce que j’ai entrepris ; 2. Pour quelle raison, tout en visant ce but unique, j’ai dû à un moment précis opérer un tournant clair et net.
La démarche qui a conduit au premier point a été longue, mais gratifiante. Ma jeunesse a été déterminée par la musique; j’ai eu comme professeur de piano une vieille dame qui a été l’élève de Clara Schumann; c’est elle qui m’initia au romantisme que j’ai pu écouter jusque dans ses dernières ramifications pendant mes études à Vienne : Wagner, Strauss et en particulier Mahler. Tout cela a pris fin lorsque j’ai entendu Mozart, je ne l’ai plus jamais quitté jusqu’à maintenant. Si chers que me soient restés, pendant mes années de maturité, Bach et Schubert, Mozart était devenu l’étoile polaire immobile autour de laquelle gravitaient les deux autres.
Cependant, à Vienne, je n’ai pas étudié la musique, mais avant tout la littérature allemande, et tout ce que j’ai appris là, je l’ai placé plus tard au centre de mon œuvre théologique : la possibilité de voir, d’évaluer, d’interpréter une figure [1]2. Il s’agit bien du terme allemand « Gestalt ». Ce mot est déterminant pour la compréhension de l’œuvre théologique de Hans Urs von Balthasar. Le Père Balthasar a donné à la théorie … Continue reading (nous disons aussi le regard synthétique, à l’opposé du regard critique de Kant ou du regard analytique des sciences naturelles). De cette capacité de voir la figure, je suis redevable à Goethe qui, émergeant du chaos du Sturm und Drang [2]Fr. Maxim. von Klinger a suscité avec son écrit dramatique Sturm und Drang (1776), le mouvement littéraire préromantique du même nom. Ce mouvement succède à l’Aufklärung en réagissant … Continue reading n’a jamais cessé de voir, de créer et d’évaluer la figure vivante. Je lui dois cet instrument déterminant pour tout ce que j’ai produit par la suite.
Cela fut l’irremplaçable instrument pour tout ce qui arriva plus tard. Lorsqu’à la fin de mes études, j’embrassais la carrière ecclésiastique, Jésus-Christ et son œuvre qui se poursuit dans l’Église ont pris la place centrale ; il s’agit du Christ, tel qu’Il s’est donné Lui-même, comme Fils et messager de Dieu le Père ; Lui qui « a tant aimé le monde, qu’Il Lui a donné Son Fils unique », afin de lui accorder le salut, alors que ce monde s’en était éloigné. La culture allemande, depuis le début du Moyen Âge jusqu’aux temps modernes, avait été chrétienne ; toutefois, à partir du XVIIIe siècle, elle s’est éloignée de plus en plus de ses fondements. Ainsi, la question suivante a surgi en moi : comment les grands hommes, – tous ceux, depuis Herder et Lessing en passant par Kant, les idéalistes, les écrivains de Weimar, Jean-Paul et Hölderlin, Hebbel, Wagner, Nietzsche jusqu’aux existentialistes, jusqu’à Hofmannstahl, Rilke et Scheler sur lesquels cette nouvelle culture se fonde -, se situent-ils par rapport à ce qu’il y a d’ultime et de plus intime à l’héritage chrétien ? Prométhée et Dionysos contre le Crucifié… Mais les deux premiers n’étaient-ils pas crucifiés, eux aussi ? Cette question est posée dans mon premier ouvrage en trois volumes : Die Apokalypse der deutschen Seel’e [3][L’Apocalypse de l’âme allemande] 3 tomes, 1937 ; 1939 ; non tr. en fr , une œuvre qui devrait être entièrement récrite.
Ensuite, lorsque j’ai étudié la théologie en France, deux autres questions, tout aussi dramatiques, se sont ajoutées : comme les Pères de l’Église (Origène, Grégoire de Nysse, Augustin, Maxime) qui s’en tenaient à une philosophie religieuse grecque de Platon à Plotin, le problème actuel ne se présente-t-il pas lui aussi comme un assaut masqué ? Et finalement, en découvrant les grands poètes catholiques français : quel était le rapport entre éros et agapè dans Le Soulier de satin de Claudel, entre le socialisme et le christianisme chez Péguy, entre le prométhéisme et la sainteté chez Bernanos (Sous le Soleil de Satan) ? Vous voyez : les bons manuels de théologie qu’on doit étudier pour se préparer aux examens m’intéressaient moins que l’échelle des valeurs de la culture moderne dans sa relation aux vérités chrétiennes centrales. D’abord, il valait mieux raser les vieux bastions de la ville sainte, la Jérusalem terrestre (car beaucoup trop d’éléments s’étaient accumulés entre temps en dehors de ses murs) et, ensuite, il fallait sortir la précieuse substance de l’antique cité vers les nouveaux quartiers. Les transpositions, les osmoses de toutes sortes étaient ce qui me semblait le plus nécessaire : le Christ n’avait-il pas envoyé ses disciples parmi toutes les nations pour tous les temps ? Son Église n’est-elle pas essentiellement centrifuge et missionnaire ?
Tout cela me préoccupa, somme toute, des années 1940 à 1960, c’est-à-dire jusqu’au dernier Concile auquel je n’ai pas participé, mais qui a confirmé sur certains points la ligne qui s’était tracée devant moi. Cependant, par la suite, il m’a fallu un temps d’arrêt, de réflexion, justement par rapport au Concile. Qu’est-ce que cette antique cité du catholicisme pouvait bien encore offrir au monde de véritablement attrayant et même de nécessaire à la vie ? Si on regardait bien autour de soi, deux choses semblaient se produire. D’une part, des ponts fébrilement construits et prétendument « pastoraux », une adaptation du christianisme aux goûts contemporains, un mouvement qui persiste jusqu’à nos jours d’une manière presque inchangée. D’autre part, le sentiment, ressenti de l’intérieur comme de l’extérieur, de la non-crédibilité de la forme proposée. Cela ressemble à ce que l’on peut observer dans quelques vieilles villes de la République d’Allemagne : on laisse tomber en ruine leur centre perçu comme irrécupérable pour édifier des monstres de béton sur la périphérie. Et encore une fois, Goethe m’indiqua le chemin. La théologie se présentait à moi comme un palais baroque à démolir.
Les termites de l’exégèse moderne avaient rongé tellement de poutres, que les théologiens du dogme avaient peur d’y demeurer plus longtemps. De plus, les petits traités disparates dans lesquels on avait dispersé le contenu de la Parole de Dieu, avaient enlevé toute figure à cette totalité : un peu d’apologétique sur ce que l’on peut et l’on doit encore croire, d’où les De Deo uno, De Deo unitrino, Jésus en tant qu’envoyé de Dieu (un fourré épineux ou un champ de bataille dévasté à coups d’armes à feu), un traité De ecclesia, un autre qui suit sur les sacrements et enfin un sur l’eschatologie ; la morale était un traité développé indépendamment ; résultat : des matériaux en quantité, mais rien qui puisse offrir une figure reconnaissable. Est-ce que ça vaut la peine d’exporter tout cela ?
En fait, il faut une nouvelle construction, de telle sorte que la « vérité ancienne » fasse naître une figure compréhensible dans son unité, et même une figure si organique que chaque partie ait besoin de toutes les autres et que la plénitude rende témoignage de l’indivisible unité. Le Christ demeure incompréhensible si Dieu n’est pas tri-unitaire, c’est-à-dire s’il n’est pas l’amour en soi, et, de plus, si l’Église n’est pas édifiée de telle sorte qu’elle se maintienne dans sa structure fondamentale. Toutefois, Dieu ne peut se révéler comme l’amour que si la parole de la croix ne s’est pas « vidée », comme le dit saint Paul [4]Philippiens 2,7 et ce n’est qu’à cette même condition que le péché, la douleur et la mort reçoivent leur explication. Le « non » le plus dur de l’athéisme se présente seulement lorsqu’arrive la réponse du « oui » absolu de Dieu pour le monde. Le salut du monde n’est universel que si l’Église n’est pas dégradée au niveau d’une association internationale. Tout « dernier cri » [5]en français dans le texte , de l’analyse du langage échoue en ce que l’homme n’a pas été projeté selon la logique de la science, mais selon celle de l’Amour. Il fallait donc d’abord montrer pourquoi le phénomène Jésus-Christ ne peut être comparé à aucune autre religion et vision du monde créées par le désir nostalgique de l’homme. Voilà quelques points de vue sur la Trilogie que j’ai déployée de 1961 à 1986 en quinze volumes (malheureusement), dans laquelle la « vérité ancienne » est vue tout autrement en tant que figure indivisible. Un bref Épilogue doit offrir une perspective d’ensemble de cette totalité. En fait, il s’est avéré qu’une telle présentation du christianisme était en même temps sa meilleure justification, de sorte que ma première préoccupation était intégrée essentiellement dans la seconde.
Sur scène, © Anne Gallot
Mais l’édifice ne devait pas demeurer monolithique et isolé de toute relation ; c’est pourquoi j’ai peuplé le jardin de nombreuses statues de poètes, de philosophes et en particulier de saints. Elles devraient toutes prouver comment, de manière variée, originale et même convergente, on peut approcher le milieu vivant dont la figure est formée par Dieu Lui-même et comment, en même temps, on peut déployer ce même centre en partant de l’intérieur. C’est bien volontiers que j’utilise l’exemple de la statue ; car si elle est bien conformée, il faudra marcher tout autour, et on obtiendra à chaque pas une nouvelle perspective, même si sa forme reste la même.
Naturellement, si Dieu n’est pas seulement dans le jeu, mais s’Il participe au jeu en le dirigeant, la forme préparée par Lui (la symphonie exécutée par Lui, le drame mis en scène par Lui) ne peut pas être envisagée du point de vue naturel dans un simple coup d’œil et comme quelque chose de clos. C’est pourquoi la théologie, comme c’est le cas de la philosophie selon Heidegger, ne peut être une science comme une autre, mais un encerclement permanent autour du « mystère saintement manifesté ». D’ailleurs, toute figure qu’on peut saisir d’un seul coup d’œil ne s’effrite-t-elle pas face à la folie de la croix ? Et en effet, c’est précisément à partir de la croix que tout devient compréhensible ; tout est illuminé par le soleil qu’on ne peut pas regarder.
C’est pourquoi aucun théologien ne peut prétendre, par sa propre raison ou son imagination, copier ni même simplement louer avec dignité le caractère ultime de Dieu. Pour le théologien, les véritables maîtres de la louange existentielle restent les saints. Ainsi, le théologien peut conclure encore une fois avec Goethe : « Si je regarde les œuvres des maîtres, Je vois ce qu’ils ont fait. Si je considère mes travaux dérisoires, Je vois ce que j’aurais dû faire.» [6]7. Goethe, « Epirrhema », in Werke, (éd. de Hamburg) 14 vol., vol. 1 : Gedichte und Epen I, P. P. Erich Trunz, Vlg. C. H. Beck, Munich, 1981, p. 358.
Article traduit par Mario Saint-Pierre à partir du texte original allemand publié dans Elio Guerriero, Hans Urs von Balthasar. Eine Monographie, übertragen von Carl Franz Müller, durchgesehen von Florian Pitschl und Cornelia Capol, Johannes Verlag Einsiedeln, Freiburg, 1993, «Anhang VI : Dank des Preisträgers an der Verleihung des Wolfgang Amadeus Mozart-Preises am 22 mai 1987, in Innsbruck », pp. 419-424.
Revue Communio, juillet-aout 2000
References
↑1 | 2. Il s’agit bien du terme allemand « Gestalt ». Ce mot est déterminant pour la compréhension de l’œuvre théologique de Hans Urs von Balthasar. Le Père Balthasar a donné à la théorie goethéenne de la Gestalt un sens musical (cf Mario Saint-Pierre, Beauté, bonté, vérité chez Hans Urs von Balthasar, coll. « Cogitatio Fidei » 211, Éd. du Cerf, Paris, 1998 ; en particulier la section I : « Métaphysique et musique : étude du tout premier ouvrage esthétique de Hans Urs von Balthasar » |
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↑2 | Fr. Maxim. von Klinger a suscité avec son écrit dramatique Sturm und Drang (1776), le mouvement littéraire préromantique du même nom. Ce mouvement succède à l’Aufklärung en réagissant contre le rationalisme. Le jeune Goethe en a été parmi les principaux représentants |
↑3 | [L’Apocalypse de l’âme allemande] 3 tomes, 1937 ; 1939 ; non tr. en fr |
↑4 | Philippiens 2,7 |
↑5 | en français dans le texte |
↑6 | 7. Goethe, « Epirrhema », in Werke, (éd. de Hamburg) 14 vol., vol. 1 : Gedichte und Epen I, P. P. Erich Trunz, Vlg. C. H. Beck, Munich, 1981, p. 358. |