Crime et Châtiment : le grand entretien de l’assassin et de la prostituée qui se rencontraient pour la lecture du livre éternel
Marc Chagall, Le mariage russe
« A qui entreprend d’étudier le fait religieux dans l’œuvre de Dostoïevski, il apparaît bientôt qu’il a pris comme objet rien de moins que le monde tout entier qui est contenu [1]Romano Guardini, L’Univers religieux de Dostoïevski, Seuil, 1947, p. 5 ». C’est ainsi que Guardini ouvre son introduction de L’univers religieux de Dostoïevski. Le 200e anniversaire de la naissance du grand romancier russe est l’occasion de prêter attention à ces hommes « terriblement larges » qui traversent son œuvre.
Raskolnikov est un ancien étudiant qui vit dans la pauvreté. Il assassine une vieille prêteuse sur gage pour changer de vie grâce à l’argent qu’il lui aura volé. Pour justifier son acte, il professe une philosophie du surhomme qui selon une prétendue supériorité morale du fort, lui permettrait de braver les interdits pour pouvoir embrasser la vie qu’il projette. En réalité, il est torturé par les conséquences de son meurtre et s’enferme progressivement dans une solitude sinistre.
Face à lui, Sonia, une jeune fille dont le père ivrogne laisse croupir sa seconde femme et ses enfants dans la misère. Quand sa belle-mère lui demande pourquoi elle ne fait rien pour les aider, Sonia se prostitue sans résister pour nourrir cette famille affamée.
Raskolnikov rencontre par hasard le père de Sonia, qui le présente à sa famille. Sentant une proximité dans le péché avec cette prostituée, qui semble cependant ne pas vivre le tourment qu’il traverse, Raskolnikov se confie à Sonia qui le presse de se dénoncer. En proie à une angoisse profonde et sentant dans la présence de Sonia la possibilité d’une ouverture vers la rédemption, il lui demande de lui lire l’évangile de la résurrection de Lazare.
Il finit par se dénoncer à la police et est condamné au bagne où Sonia le suit par amour.
Crime et Châtiment est centré sur la rencontre saisissante de ces deux vies. En assemblant deux formules de Guardini, l’ouvrage aurait pu s’appeler : « le grand entretien de l’assassin et de la prostituée qui se rencontraient pour la lecture du livre éternel ».
Marc Chagall, The wedding Candles
L’expérience de Raskolnikov tout au long de Crime et Châtiment est celle, poussée à l’extrême, de l’homme confronté au gouffre qu’il porte en lui : gouffre du péché, de l’obscurité, de l’angoisse, de l’absurde… Face à ce gouffre, deux attitudes s’offrent à lui :
- Prétendre le surmonter par sa propre force, mettre en œuvre sa volonté comme une puissance auto-déterminatrice qui doit dépasser tout remord ou angoisse.
- Ou au contraire, reconnaître qu’il lui est impossible de justifier ce gouffre, que sa volonté de puissance n’est pas l’ultime critère de sa liberté, qu’il ne peut pas surmonter son péché par l’affirmation de son indépendance.
C’est pour Raskolnikov l’expérience d’une « épreuve décisive » où toute sa vie se joue. Il est finalement dans la posture de l’homme face au mystère du mal, face à la croix du Dieu sauveur. C’est-à-dire le lieu où l’homme est remis face à son « je » et la possibilité d’un choix-seuil : la révolte ou l’abandon à Dieu, le désespoir ou l’adhésion au mystère, le rejet violent ou l’adoration, la voie étroite du « je veux » ou l’abime du « ce n’est pas possible ».
Cette épreuve décisive rejoint la question du salut car l’homme ne peut pas sortir tout seul de cet abime du péché. Il doit être sauvé. Et c’est bien cette miséricorde que refuse obstinément Raskolnikov jusqu’aux dernières lignes du livre. En tuant l’usurière, cette « vieille bonne femme » qui suce l’existence des gens, il a été contre la loi la plus importante de son cœur. D’une certaine manière, il s’est tué lui-même et la déshumanisation produite par son péché éveille en lui une haine farouche des autres. La compagnie des hommes est désormais pour lui un supplice. Il n’aspire qu’à la paix et à une solitude absolue.
Il y a ici une contradiction fondamentale du surhomme pour Dostoïevski. Le crime de Raskolnikov ne lui a pas permis de se rapprocher de cette humanité, pour le bienfait de laquelle est morte une « vermine ». Bien au contraire, il se met à détester son ami, Razoumikhine et à ne plus supporter sa propre famille. « Laissez-moi, laissez-moi tous ! vociféra Raskolnikov dans un transport de fureur. Mais allez-vous me laisser, bourreaux que vous êtes ! Je ne vous crains pas. A présent, je ne crains personne. Allez-vous-en ; je veux être seul, seul, seul ! [2]Dostoïevski, Crime et Châtiment ». Son péché, en l’occurrence le crime et l’orgueil, le coupe du monde des hommes. L’homme pécheur qui refuse la grâce du pardon ne souffre pas la joie des autres. Il sait trop bien à quel point elle lui révèle la misère incurable de son cœur qu’il a décidé de dérober. Alors il creuse plus profondément pour s’isoler de l’insoutenable vérité. « Le grelottant baise la glace, l’aveugle aime l’aveuglement [3]Victor Hugo, « Le Devoir », Toute la lyre » écrit Victor Hugo. L’ivrogne boit pour oublier qu’il boit. Le menteur ment pour oublier qu’il ment jusqu’à croire en son propre mensonge. Gustave Thibon résume dans l’Échelle de Jacob : « l’homme n’échappe à l’autorité des choses d’en haut qui le nourrissent que pour choir dans la tyrannie des choses d’en bas qui le dévorent [4]Gustave Thibon, L’Échelle de Jacob, Fayard, 1942 ».
En fin de compte, Raskolnikov se retrouve impuissant à faire le bien. Il n’aime plus et c’est peut-être cela, pour Dostoïevski, la véritable définition de l’enfer. Bernanos écrivait dans le même esprit : « L’enfer c’est de ne plus aimer. Tant que nous sommes en vie nous pouvons nous faire l’illusion, croire que nous aimons par nos propres forces, que nous aimons hors de Dieu. Mais nous ressemblons à des fous qui tendent les bras vers le reflet de la lune dans l’eau [5]Bernanos, Journal d’un curé de campagne ».
Pourtant il y a bien une issue et à vrai dire il n’y en a pas d’autres. La seule chose qui permet de briser la carapace du surhomme, c’est une expérience concrète de l’amour. Dieu a choisi de nous sauver, et pour Dostoïevski, de nous sauver à travers des personnes qui nous offrent l’expérience de la miséricorde. C’est la phrase du Christ « Vous ne serez plus jamais seul ». C’est un salut incarné qui passe par des visages, des amitiés données sur notre chemin dont l’amour patient révèle la présence de Dieu et prépare à l’expérience de la miséricorde. Régulièrement dans l’œuvre de Dostoïevski et tout particulièrement dans Crime et Châtiment, la conversion s’opère à travers la rencontre du visage d’un autre qui reflète à sa manière le visage du Père miséricordieux.
Il faut ainsi que quelqu’un intervienne pour que Raskolnikov finisse par accepter de sortir de son aveuglement. Dans Crime et Châtiment, très concrètement, c’est Sonia. Alors même que Raskolnikov est constamment insupportable avec elle, qu’il la méprise comme une sous-femme, qu’il ne la côtoie que parce qu’il est convaincu qu’il partage sa souillure morale, son attention est constamment attirée par la pureté mystérieuse de cette jeune fille. Tandis qu’il se torture à justifier son péché, qu’il veut posséder et assumer jusqu’à sa misère morale comme un bien (« c’est bon parce que c’est mien », « je suis libre parce que je l’ai décidé »), Sonia ne justifie rien du tout, elle ne rentre jamais dans une théorisation de son péché. Non pas qu’elle soit sans péché, puisqu’elle se prostitue pour sa famille. Mais elle subit sa honte plutôt que de la vouloir. Cette honte ne pénètre pas son cœur. C’est en regardant Sonia, c’est en se laissant bouleverser par sa solidarité avec le pécheur, que Raskolnikov finit par goûter à la liberté.
Marc Chagall, Le violoniste
Guardini écrit : « Sonia “ne se défend pas”. Elle accepte. “Ne rien demander, ne rien refuser”, telle a été définie un jour la suprême sainteté de son cœur. Il y a quelque chose de cela ici, dans tout le paradoxe de cette affreuse situation. Elle accepte la misère terrible et imméritée que l’ivresse du père a fait tomber sur sa famille. Aucune révolte chez elle, même intérieure, pas le moindre jugement. Elle trouve naturel que sa belle-mère lui reproche leur misère [6]Romano Guardini, L’Univers religieux de Dostoïevski, Seuil, 1947, p. 28 . » Il va même plus loin : « Elle ne cherche pas à justifier l’existence qu’elle mène. Elle la vit seulement. Elle la souffre. Elle n’en tire aucune théorie, pas même pour chercher à la comprendre, mais elle la prend sur soi dans son incompréhensible enchevêtrement, persuadée qu’elle y est forcée. Tout deviendrait faux, trompeur, démoniaque, si elle tentait de la justifier, et elle-même coulerait à pic [7]Ibid, p. 34 »
Dostoïevski parle de « compassion insatiable » en la décrivant. Un oubli de soi si pleinement vécu qu’elle ne peut faire autre chose qu’accepter son destin, et du même mouvement, lui confère une générosité naturelle, ce que Guardini appelle « le génie de la sympathie au destin d’autrui ».
Sous l’instance de Sonia, Raskolnikov finit par se dénoncer aux autorités. Après sa condamnation, elle le suit au bagne en Sibérie où Raskolnikov finit par renaître, touché au cœur par son amour inconditionnel. S’en suit ce passage magnifique de l’épilogue : « Ils voulurent parler, mais ne purent prononcer un mot. Des larmes brillaient dans leurs yeux. Tous deux étaient maigres et pâles, mais sur ces pauvres visages ravagés, brillait l’aube d’une vie nouvelle, celle d’une résurrection. C’était l’amour qui les ressuscitait. Le cœur de l’un enfermait une source de vie inépuisable pour l’autre. Ils décidèrent d’attendre et de prendre patience. Ils avaient sept ans de Sibérie à faire. Que de souffrances intolérables à s’imposer jusque-là et que de bonheur infini à goûter ! Mais Raskolnikov était régénéré, il le savait ; il le sentait de tout son être. Quant à Sonia elle ne vivait que pour lui [8]Dostoïevski, Crime et Châtiment »
References
↑1 | Romano Guardini, L’Univers religieux de Dostoïevski, Seuil, 1947, p. 5 |
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↑2, ↑8 | Dostoïevski, Crime et Châtiment |
↑3 | Victor Hugo, « Le Devoir », Toute la lyre |
↑4 | Gustave Thibon, L’Échelle de Jacob, Fayard, 1942 |
↑5 | Bernanos, Journal d’un curé de campagne |
↑6 | Romano Guardini, L’Univers religieux de Dostoïevski, Seuil, 1947, p. 28 |
↑7 | Ibid, p. 34 |